Ségolène Royal apparut et une partie de la salle se mit à la huer. C'était samedi dernier, à la télé, en direct du congrés du Parti Socialiste à Reims. Je me suis arrêté dans mon activité, j'ai pris un crayon et j'ai commencé à noter : lesquels de ses mots entraînaient la bronca ?
Se soigner. La tendresse. Se pardonner. Les blessures. Nous aimer. Etre fraternel au monde et maternel auprès des plus démunis. Notre belle planète. Ecouter ceux qui ne nous aiment pas. Ecouter les cris et les plaintes.
C'est vrai, comme à beaucoup, ça m'a fait bizarre d'entendre une responsable politique employer ces mots. Je me suis demandé ce qui entraînait ce trouble. Dans les minutes qui ont suivi son intervention, les commentateurs – les journalistes comme ses concurrents - disaient cela : c'est de l'affect, du sentiment, cela s'adresse au coeur et pas à la raison. Puis, quarante-huit heures plus tard, on entendit : c'était un discours religieux.
J'ai repris mon crayon, j'ai écouté les autres discours, en direct de Reims. Et j'ai continué à noter.
Un opposant à Ségolène s'emporte, le journaliste évoque sa « rage ». Un autre se dit « agacé ». Martine Aubry monte à la tribune – son discours sera qualifié de très « politique » par les journalistes – et parle d'une gauche « forte », la nécessité d'être « fier », de « porter haut les couleurs du socialisme », le plaisir des « empoignades ». Je relis ces notes et m'interroge : la fierté, l'agacement, la rage... Ce sont bien des sentiments, non ? Que ce soit avec Ségolène Royal ou ses opposants, nous avons bien à faire à des sentiments, qui dans les deux cas affectent la pure et parfaite raison dont nous attendons avec confiance qu'elle guide la très rationnelle politique.
Mais quels sentiments ? Dans le cas de Ségolène Royal, des sentiments qui s'articulent autour de la tendresse, de la faiblesse, de la sollicitude. Dans le cas de ses détracteurs – et du discours militant classique – autour de la force, de la volonté, de la puissance.
Quels sentiments ?
Ces derniers sentiments sont ceux du militant, du militaire, fier du drapeau, qui doit galvaniser les troupes pour monter au front de la guerre (de classe ?) et qui ne peut se laisser attendrir par la faiblesse de l'ennemi sinon, au moment fatidique, il ne pourra pas l'envoyer ad patres. Quelque chose de « mâle et viril », de « un homme ça ne pleure pas ».
Dans le cas de Ségolène Royal, nous entendons des sentiments socialement connotés comme féminins, qui font moins penser au militaire qu'à l'infirmière ou à la mère.
Qu'est-ce qui est le plus cohérent avec le positionnement socialiste – qu'on peut regretter - d'accompagnement des dégats du capitalisme : celui de la guerre de classe ou de la réparation du monde ?
Qu'est-ce qui nous gêne ? Les sentiments en politique, inévitables et présents dans tous les camps ? Ou l'apparition de sentiments « féminins » quand le champs politique est saturé de sentiments et de postures « masculines » ? Et si cela rejoignait, encore une fois, l'abscence de reflexion sérieuse sur la place du sexisme, sur l'importance des images de « la-femme » – mère contre femme nerveuse pour reprendre les mots de Foucault – dans le rejet de Ségolène Royal ?
Jésus, face à la foule, au malade, était souvent ému au entrailles. David, fut triste à en pleurer face à la mort de Jonathan, dont l'amour était pour lui – nous dit la Bible - plus doux que l'amour des femmes. Paul Ricoeur donnait de l'importance à la sollicitude.
Aucun avenir en politique pour des gonzesses pareilles. A moins que ce ne soit le contraire : quel avenir pour la politique si elle ne sait pas élargir la gamme des sentiments légitimes qui s'y expriment, sans faire de la place, aux côtés des mecs de tous genres et de leurs sentiments de puissance, aux gonzesses de tous sexes avec leurs sentiments peu virils ?
« Religieux »
Quarante huit heures après le premier discours de Reims, après le qualificatif de « sentimental », apparut donc celui de « religieux ». Et me revint à l'esprit une journée à la Faculté de théologie protestante de Paris autour du commentaire de l'Evangile de Jean que vient de publier Jean Zumstein, et une intervention de Corinna Combet Galland sur l'Evangile de Marc lors d'une journée du Fonds Ricoeur. Est-ce seulement le discours de Ségolène Royal ou tout le congrés de Reims qui a baigné dans le religieux ?
Quels sont les sujets qui mettent les socialistes dans un tel état de transe, de violence, qui leur donnent de telles envies de meurtre, les poussent aux serments à la vie à la mort et aux trahisons fratricides et matrimoniales ?
D'abord la définition de ce que serait le « vrai socialisme ». Est-il encore le socialisme s'il est plus libéral, plus participatif, s'il s'allie plus souvent avec les centristes ?
Ensuite, la définition du parti : doit-il être un parti de militants, purs et durs, en nombre restreint ? Ou un parti plus largement ouvert ? Quelle place pour la figure du leader ? Faut-il changer les habitudes, les rites du parti ? La cotisation – l'offrande – doit-elle être élevée ou faible ? Faut-il garder les murs du local historique de la rue de Solférino ou les vendre pour déménager dans un quartier populaire ?
On peut sourire de tout cela, surtout au regard de ce qu'est réellement le Parti socialiste, depuis longtemps éloigné du socialisme de Jaurès et du militantisme de combat. Mais dans les envolées tribuniciennes de Reims, c'est ainsi que les socialistes se donnaient à entendre, qu'ils clivaient ces questions, présentant la définition du socialisme et celle du parti comme les éléments incontournables de l'identité du Parti socialiste.
Le monotheisme et le temple
Dans l'évangile de Marc, comme celui de Jean, les discussions sont très vives entre Jésus et les courants majoritaires du judaïsme.
D'abord sur la définition de ce qu'est le vrai monotheïsme. Est-il encore le monotheïsme s'il n'est plus lié à la généalogie, les ancêtres jusqu'à Abraham ? S'il s'ouvre aux non-juifs ? Si la figure du Messie n'est plus la même ?
Ensuite, sur la définition du temple. Est-ce un temple de pierre, une organisation cadrée, ou un temple qui passe par une histoire de mort et de resurrection ? Le temple est-il seulement accessible aux purs, aux prêtres, à ceux qui ont montré patte blanche, ou - parce que le nouveau temple, c'est la personne de Jésus - accessible à tous ? Les rites, les habitudes, les offrandes ont-elles de l'importance, ou non ?
Ces deux éléments – la définitition du monotheïsme et celle du temple - sont au centre de la crise de l'identité du judaïsme au premier siècle.
Comment répond-on à une remise en cause de cette identité, ce qui à l'époque était le fait de Jésus ou des esséniens – l'aile gauche non-violente , des zélotes – l'aile gauche révolutionnaire, ou des pharisiens - l'aile néo-orthodoxe populaire ? Corinna Combet Galland souligne, à la lecture des textes des évangiles de Marc et de Jean, qu'à une telle remise en cause du monotheisme et du temple, les différents personnages répondent par la dérision, la jubilation, ou la violence.
En est-on loin aujourd'hui ? On a vu la violence des adversaires de Ségolène Royal, sa jubilation et celle de ses partisans, la dérision de bien des commentateurs et humoristes. La dérision, la jubilation ou la violence pour répondre à la profonde remise en cause du monotheïsme socialiste et du temple qu'est le parti. Identité dont la remise en cause est rendue visible par Ségolène Royal, mais qui est à l'oeuvre depuis bien longtemps : ses adeptes s'adonnent à l'idolatrie du marché, au cumul des mandats et au réalisme et le temple est peuplé de marchands qui y commencent adolescents leur longue carrière pour ne la quitter qu'avec les hommages au Père Lachaise. Et c'est parce que Ségolène Royal l'assume publiquement qu'elle devient LA cible.
Corinna Combet Galland disait lors de ce séminaire du Fonds Ricoeur – reprenant les concepts de l'intellectuel protestant – que quitter un idem pour un ipse, quitter ce qu'on est, une identité qui ne change pas, pour une identité qui est toujours soi mais en devenant différente (« soi-même comme un autre »), ce changement profond était producteur de violence.
Choisir son religieux ?
Alors, sans aucun doute, tout ça est religieux.
Jacques Ellul avait montré dans « les nouveaux possédés » que le religieux aujourd'hui était présent dans la musique, le sport ou la politique, bien plus que dans les églises. On peut le regretter, car il est alors la plupart du temps un religieux aliénant, au sens de l'aliénation religieuse dénoncée par le marxisme. Aliénation qui fait du parti ou d'une idéologie – socialisme scientifique ou néo-libéralisme – une religion, un dogme dont on refuse l'évolution, dont on refuse la confrontation à la réalité du vivant social diversifié. Aliénation qui fait de la soumission aux prêtres en place, une religion qui empêche l'irruption du plus grand nombre diversifié sur la scène du social.
On peut aussi se dire que c'est du religieux aliénant, parce que cela n'est pas assez religieux. Religieux, au sens du rôle des évangiles de Marc et de Jean : un lieu où se pose les grandes questions de la vie, le texte religieux comme une manière de mettre une distance de soi à soi, pour passer d'un idem à un ipse. La façon de se raconter l'histoire d'un Messie mort et ressuscité, d'en faire un évangile, est une manière de prendre en charge la violence inévitable que provoque ce passage de soi-même à un autre.
Quel est aujourd'hui le récit commun qui permettrait à la société de réflechir – au sens de la mise à distance pour revenir à soi – ses changements profonds – en premier lieu son devenir multiculturel – et prendre en charge la violence que produit inéluctablement un tel changement d'identité ? Quel est aujoud'hui le récit, le dispositif de parole, de récit de soi collectif qui permet au Parti socialiste de prendre en charge cette violence ? La faillite de la grande messe du Congrés qui aurait pu être la scène pour jouer une telle tragédie montre que faute d'un dispositif positivement religieux de récit de soi, la violence verbale et symbolique risque d'accompagner durablement le Parti socialiste dans sa lente et douloureuse mutation. Pour le plus grand malheur de la société qui se voit privée d'un outil important pour l'accompagner dans son changement ; pour le plus grand bonheur d'une droite, qui elle, sème la violence réelle dans tout le corps social.