Vous, comment vous faites votre bonhomme de neige ? Je connais deux méthodes, et toutes les deux nous parlent de nos façons de réfléchir et de construire ensemble des idées et des imaginaires.
Dimanche, il y avait tout le groupe qui entassait de la neige au centre de la petite place pour faire le corps. Et puis, à côté, une personne seule qui roulait sa boule dans la neige poudreuse pour la faire grossir. Quand on fait un bonhomme à plus que deux, on ne peut pas utiliser uniquement la deuxième méthode : la boule est trop petite pour que plus d'une personne la pousse. A deux, chacun peut faire grossir une boule (c'est la méthode préférée quand un parent et un enfant font un bonhomme ensemble). Mais quand on est plus, il faut que le groupe s'occupe, donc il entasse.
Dans cette situation, le groupe regarde dubitatif le solitaire qui pousse sa boule. Il lui dit : « elle grossit pas ta boule, ça marche pas ton truc. Nous regarde comme on avance ». Il y a d'abord ce moment de scission entre le groupe et le solitaire. Le reproche au solitaire de ne pas rester dans le groupe.
Mais le solitaire, il aime ça. Quand on pousse cette boule de neige, on n'a – moi en tous cas – pas envie de la lâcher. Quelqu'un vient vous dire : « tu veux que je prenne le relais ?», on n'y tient pas.
On pourrait croire que c'est le rocher de Sisyphe qui redescend à chaque fois qu'on arrive en haut. C'est plutôt le bouvier qui pousse la roule de boue. Les autres n'y croient pas, mais soi, on le voit, elle grossit, petit à petit. On se concentre sur la manière de pousser, celle qui ferait que la neige qui s'y colle ne s'en décolle à cause d'un coup de mouvement trop brusque. On cherche des surfaces pas encore abimées par les pas où la neige pas encore tassée se collerait à la boule. On essaie qu'elle soit bien ronde, alors qu'elle s'est franchement aplatie. On retrouve ce plaisir un peu perdu du potier qui veut perfectionner sa sculpture en terre. On fait une œuvre dans un face à face personnel avec la nature, la matière. Une forme tranquille et douce de ce « sentiment de la nature » dont parle Charbonneau ? Quelque chose du fantasme d'être Dieu façonnant l'humain de la glaise ? Adam, ça veut dire le glaiseux en hébreux. Pousser sa boule comme quand l'intellectuel cherche des filons pour faire avancer sa recherche, sa réflexion. Quand seul, il peaufine une idée, un concept. Seul, c'est important.
On a tous besoin de moments où l'on se ferme au monde. Levi Strauss le disait pour les cultures. Une culture vivante, c'est une culture qui alterne les moments d'ouverture aux autres et ceux de fermeture. Dans la relation sociale, dans la recherche des idées, c'est pareil. Il y a des moments où l'on reçoit du monde, où l'on emmagasine, d'autres où l'on digère, on l'on creuse un sillon, où l'on rencontre des objets en solitaire. Puis à nouveau des moments où l'on se confronte. De l'ouverture et de la fermeture.
Dans cette poussée de la boule, on a le nez dessus. On ne voit que la boule et le terrain poudreux dans lequel on la pousse, cherchant à en exploiter chaque centimètre carré. Un peu comme quand je suis dans les archives. Chaque document sera peut-être la vérité de mon sujet.
En la roulant, on ne sait pas où l'on va. On peut donc tomber nez à nez avec des objets inattendus : un banc, un arbre. Un peu comme dans la recherche. On est sur son sujet qu'on roule patiemment, et on tombe sur un objet inattendu. Qu'est-ce qu'on en fait ? Dans le cas de la boule de neige, on constate qu'il est là et on n'en fait rien, car on peut difficilement subsumer un banc et une boule de neige. Dans le cas d'une recherche, si nouvel objet est énorme, il se peut qu'on abandonne sa boule pour être obligé de s'intéresse au nouvel objet. Vous poussiez patiemment la question du désir de l'écologie pour un nouveau livre (vous étiez content d'avoir enfin fini « L'anti-œdipe de Deuleuze et Guattari et attaquer le livre de Lordon sur Marx et Spinoza) et vous tombez sur le débat sur la PMA en rapport avec le mariage pour tous. Vous n'avez pas trop le choix, vous devez lâcher votre boule pour ce débat pour lequel vous êtes requit.
Enfin, ce temps, avec ce geste un peu mécanique, c'est celui où toutes les pensées peuvent vaguer. Comme quand on fait la vaisselle, quand on (ma femme...) met le linge à sécher. Un temps de penser qui peuvent divaguer profitant de la répétition du geste où l'on trouve la plupart des idées d'une futur chronique sur la neige pour Médiapart.
Il y a un temps, où votre boule doit rejoindre le bonhomme de neige. Même les meilleurs moments de solitude ont une fin, et une boule en solitaire n'a de sens que si elle rejoint le bonhomme créé par tous. Elle est plus petite que leur grand corps blanc. Ils se demandaient où j'étais passé, ce que je fichais, pourquoi je n'étais pas resté dans le groupe. Mais quand je l'ai amené, ils m'ont dit : « elle est humaine ». Quel beau compliment !
Alors vient un autre bon moment. Celui où l'intelligence n'est à vaguer dans la solitude, mais où elle est collective, dans la tempête de crâne comme disent les québecois, de savoir comment on va lui faire un chapeau, des bras, le nez... Où la liberté de dire des bêtises à haute voix sait se conjuguer avec la bienveillance, l'humour et l'encouragement des plus faibles pour accueillir les idées les plus saugrenues qui feront que votre bonhomme sera unique.
En bonhomme de neige comme dans la réflexion, il faut du solitaire et du collectif, du perso à perfectionner son œuvre et du collectif à délirer ensemble. Des plaisirs solitaires et des plaisirs collectifs. Et tout ça fait un très beau bonhomme de neige.
Ah, une dernière chose. Pourquoi tout ça sur la neige ? Dans les méthodes de réflexion de la Mission populaire, dans une optique d'éducation populaire, il y a ce que le bibliste et dessinateur de bédé Jean-Pierre Molina appelle « l'objet technique ». C'est n'importe quel objet, sujet, à partir duquel on va construire une réflexion. Un « objet technique » qui « donne à penser » comme disait Paul Ricoeur à propos du symbole : La neige ; la force et la faiblesse lors de notre dernière Cafetière (stage d'auto-éducation biblique). Mais ça peut être les courses au supermarché. L'avantage d'un objet technique, c'est que tout le monde en maitrise au moins un à partir de sa vie personelle ou professionnelle. Et donc, c'est une bonne base de départ égalitaire.
Bien sûr, pour nous croyants, l'objet technique suprême, c'est Dieu qui est un objet qui donne à penser, et permet tout puisque c'est invérifiable. Mais parce qu'on ne produit des choses belles, en théologie, en art ou en amour, que si on se donne des contraintes, les protestants se sont donnés cette contrainte énorme de se dire qu'on ne rencontre Dieu qu'à travers Jésus et qu'à travers ce que nous en dit la Bible (de Jésus et de Dieu). A partir de là, nous poussons nos boules de neige et nous entassons de la neige, et nous imaginons ensemble des chapeaux en carton depuis 1520.... et on s'amuse bien.
Fin de la série. Merci à vous toutes et tous de m'avoir suivi. D'ailleurs, la neige a presque totalement fondu dans Paris....