Pour le dernier jour de l'année, France-Inter m'a encore énervé. Ce matin, l'invité du « 7-9 » était le mathématicien Cédric Villani, petit génie médiatique et vrai pédagogue. Mon aîmée me souffle entre une gorgée de café et une carotte virtuellement ramassée dans Super Ferme : « Téléphone pour poser une question sur l'OMNI ... ». L'OMNI (1) est un instrument de musique extraordinaire, invention de Patrice Moulet, propriété de la Ville de Paris, hébergé par la Maison des Métallos dans le 11e arrondissement et dont Villani est un peu le parrain. Chaque touche du clavier de l'OMNI , aux allures de champignonnière, déclenche l'un des milliers de son de sa mémoire, jamais le même. Parce qu'il fonctionne sur un mode tactile, que savoir jouer de la musique ne sert à rien pour le faire sonner, qu'il est donc particulièrement égalitaire, il a été adopté par des personnes en situation de handicap, principalement autistes ou polyhandicapées.
« Votre invité peut-il nous parler de son engagement sur le terrain du handicap, à travers cette instrument de musique extraordinaire qu'est l'OMNI ? ». Je pose ma question au traditionnel 01 45 24 7000. Chouette, on me rappelle. J'attends. A l'antenne, une question est posée, puis une deuxième et quatre ou cinq, je crois. Mais je vois l'horloge tourner... Je sens que je ne vais pas passer. Et ça ne loupe pas. « La dernière question... » dit le journaliste à l'antenne. Et ce n'est pas la mienne.
Au téléphone, une femme revient vers moi : « Désolé, on n'a pas pu prendre votre question, merci, aurevoir... ». « Non attendez.... C'est comme toujours, la question du handicap est toujours dans les dernières dans les priorités, résultat, elle n'est quasiment jamais posée » ; « Mais non, ça n'est pas vrai, on en parle souvent... ». Dialogue de... d'entendants pas attentifs l'un à l'autre : elle, dans son speed du matin, moi, vexé de ne pas avoir posé ma question et essayant de cacher prétentieusement cette deception derrière une interpellation de fond...
Pourtant, à y réfléchir sous la douche, elle n'était pas si bête mon interpellation de fond. Elle illustre parfaitement pourquoi on parle si peu de handicap dans les médias – hormis des petites éclaircies comme le Mois extraordinaire du handicap organisé chaque année par la Ville de Paris ou de salutaires déferlantes comme lors de la sortie d'Intouchables et grâce à l'engagement d'un François Cluzet parrain de notre ciné-club inclusif et d'autres initiatives pour l'égalité des personnes en situation de handicap... ça illustre pourquoi l'accessibilité des bâtiments est si peu prioritaire dans les investissements. Pourquoi créer des Maisons d'accueil spécialisées passerait toujours après toutes les autres constructions dans les villes si les éluEs en charge de ces questions n'étaient pas des teigneux.ses. Dans la liste d'attente des questions, le handicap est toujours derrière, et même si elle est « quand même » en 5 ou 6 des priorités (comme ma question !), à la fin elle ne passe pas... car elle n'est qu'en 5 ou 6 et qu'on n'en passe que 4 ! Une autre lui passera presque toujours devant !
Elargissons encore un peu le propos. La file d'attente est justement l'une des images utilisées pa Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem dans leur introduction de Race et capitalisme (Syllepse, 2012). Les emplois (mais aussi les logements, les postes d'élus, etc.) sont rares. « Cette rareté produit dès lors ce que l'on pourrait figurer comme une file d'attente pour chaque position dans la hiérarchie sociale et économique. Le fait que les un.e.s sont amenés à passer devant les autres engendre des possibilités de discriminations. La race participe de l'appareil identitaire qui vient coder l'attribution de la place dans la file d'attente. C'est en cela que l'identité devient un véritable enjeu : l'identité blanche, par exemple, constitue un passe-droit pour passer devant d'autres – à l'embauche, à l'avance, au logement, etc. ». Et ce qui s'exprime là, pour la race, marche aussi pour les identités hommes (vs femmes), hétéros (vs homos) et bien sûr valides (vs handicap).
Il n'y a pas de racisme explicite. Les personnes qui font les embauches ou choisissent les questions à France-Inter sont profondemment antiracistes et sont même peut-être militantes sur le sujet. Mais le système de la file d'attente, le reflexe qui tend à penser que c'est moins important « quand même » que « la » politique, les choix industriels, et que sais-je encore (que « le social doit toujours passer avant le sociétal » dit un socialiste, « et le social avant le bonheur des marchés » lui répond un autre ou le même), tout cela met toujours la question noire, arabe, femme ou handicapée en fin de file d'attente... Et donc fait qu'à la fin, elle ne passe pas. Ou quand elle passe (en ce moment le « mariage pour tous »), ça fait scandale, et les prochaines questions (le droit de vote des étrangers par exemple) sont renvoyées très loin dans la file...
C'est un système raciste, sexiste, validiste, mis en oeuvre dans la très grande majorité des cas par des personnes qui ne le sont pas et ne s'aperçoivent même pas de ce qui se passe.
Ainsi, même si vous avez, disons, en étant optimistes, deux noirs, arabes, handicapés ou femmes dans les cinq meilleurs candidats, ça ne veut pas dire que vous aurez au final 2/5e de noirs, d'arabes, de femmes ou de handicapés dans l'ensemble des embauches. Car si des blancs valides passent toujours devant, vous n'en aurez... aucun.e ! Et ça marche pour les personnes comme pour les priorités politiques...
Les solutions, on les connait. La première, c'est celle du Royaume de Dieu et des Evangiles : les premiers seront les derniers dit un Evangile ; beaucoup de premiers seront derniers et les derniers premiers dit un autre ; et beaucoup de derniers seront premiers, beaucoup de premiers derniers dit un troisième pour troubler définitivement tout calcul possible... Bref, on laisse cela à l'arbitraire de Dieu. C'est le sens qu'avait le tirage au sort dans la Grêce antique, comme le rappelle le philosophe Jacques Rancière quand il défend la dimension révolutionnaire de ce mode de désignation entropique des dirigeants !
Un autre, plus praticable immédiatement, c'est le mouvement féministe qui nous l'a donné. C'est la parité. C'est une manière d'amender la file d'attente (en attendant d'avoir un écosocialisme qui fasse sauter toutes les files d'attente par une société de sobriété qui soit la vraie société d'abondance !). Comment on amende une file d'attente ? La parité sur une liste d'attente type élection européenne ou municipale, c'est l'alternance homme-femme. Ça peut aussi être deux files d'attente, comme on le fait dans les prises de paroles de certaines assemblées d'EELV ou de la gauche rouge et verte : on alterne les prises de parole entre une liste d'attente hommes et une liste d'attente femmes.
Et pourquoi ne pas le faire pour les handicapés ? Pour les noirs ? Les arabes ? Pour les priorités politiques les concernant aussi bien que les prises de parole dans le 7-9 de France Inter ?
Une dernière chose : « Mais non,ça n'est pas vrai, on en parle souvent... » du handicap me dit-elle. Le CSA (2) nous dit que les handicapés à la télévision représentent 0,6% des personnes « vues à la télé ». Et des sujets dans les journaux ? Et à la radio ? Combien de voix en radio marquées par un trouble de la parole ? Mais pour réaliser que non, on n'en parle pas si souvent, que les noirs, les arabes et les handicapés ne sont pas « si souvent que ça » présents dans les médias, il faut compter. On les compte dans les inépties débilitantes que nous déverse la télé, pourquoi on ne compterait pas pour toutes les choses importantes qui structurent la vie des gens – emplois, partage du pouvoir, logements... ? On compte pour réaliser le négatif de l'inégalité. Pourquoi, positivement, on ne compterait pas pour choisir les personnes, une action positive de comptage, amendant ainsi les files d'attentes pour qu'on rentre enfin chacun à son tour, et pas certains plus souvent que d'autres (qui ne rentrent jamais !) ? Comme on compte quand on confectionne un gâteau, parce que sinon, il a trop le goût de farine et pas assez celui d'amande.
Ah, oui il faut compter. Quand on aime, on ne compte pas ? Bin si, quand on aime l'égalité, on compte ! En 2013, que les inégalités soient comptées !
Des images de l'OMNI présenté par Cédric Villani : http://youtu.be/oEIRSwMt7bE
(1) http://www.maisondesmetallos.org/2012/12/06/fractales
(2) http://www.csa.fr/content/download/19729/329875/file/CSA+-+Barometre+de+la+diversite+-+Vague+4.pdf