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Billet de blog 1 novembre 2024

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La colonisation du mois de novembre par les milieux masculinistes

Les mouvances masculinistes s’emparent avec une stratégie calculée du mois de novembre, orientant délibérément l’attention de l’opinion publique depuis la lutte pour les droits des femmes et des enfants vers les besoins des hommes.

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Dans le paysage militant pour les droits humains, novembre s’inscrit comme un mois central, marqué par des dates symboliques telles que la Journée internationale des droits des enfants (20 novembre), la Journée du Souvenir Trans (aussi le 20 novembre) et la Journée internationale pour l'élimination des violences faites aux femmes (25 novembre). Ces journées incarnent une lutte contre les dominations systémiques, aujourd’hui ancrées dans un contexte de ressources limitées et de conquête du pouvoir par des mouvements réactionnaires.

Pour minorer la visibilité de ces luttes, les milieux masculinistes squattent le mois de novembre en y promouvant une rhétorique de la "souffrance masculine". Comme l’a décrit le sociologue australien Michael Salter, certains milieux masculinistes redéfinissent leur discours pour réorienter les revendications politiques de "droits" vers des "besoins" des hommes. C’est un glissement sémantique habile qui leur permet de capter une sympathie et des ressources cruciales, sous couvert de neutralité quasi technocratique. Ce détournement se concentre particulièrement dans la sphère de la santé, un sujet souvent perçu comme apolitique et donc moins contesté. Le calendrier de fin d’année, au moment où se décident la répartition des dons, devient pour eux une opportunité d’absorber une part des financements.

Cette tactique risque de réduire les ressources vitales pour les associations qui œuvrent pour la sécurité et l'émancipation des femmes et des enfants. En détournant le mois de novembre vers des initiatives qui minimisent la gravité des violences fondées sur le genre et les besoins de protection de l’enfance, les mouvements masculinistes œuvrent pour saper progressivement les efforts de solidarité et de prévention pour les groupes les plus vulnérables.

Movember

Lancée en 2003 en Australie, la campagne Movember a rapidement pris une envergure mondiale, désormais relayée dans plus de 20 pays. Le concept : inviter les hommes à faire pousser leur moustache pour sensibiliser sur les problématiques de santé masculine, tout en récoltant des fonds – plus de 600 millions d’euros à ce jour. Derrière cet objectif de santé publique, cependant, Movember véhicule un modèle de masculinité traditionaliste, des stéréotypes de virilité qui trouvent un écho dans les milieux masculinistes, excluant de fait certains hommes, notamment les plus marginalisés. En effet, la moustache devient un rite d’appartenance à cette masculinité normative, laissant de côté ceux qui, pour des raisons physiologiques ne peuvent en arborer une en un mois. Ce critère de participation restrictif reflète aussi une vision biologisante de la santé des hommes fortement focalisé sur le cancer de la prostate et des testicules, maladies qui peuvent aussi affecter des femmes transgenres. Les campagnes de prévention du suicide au masculin mentionnent rarement les hommes transgenres, bien qu'ils soient particulièrement vulnérables face à ce risque. Des militants LGBTQIA+ dénoncent également une forme d'homophobie latente associée au port de la moustache dans cette campagne. Selon eux, il semble qu'on ne puisse aborder des sujets comme la santé des testicules entre hommes qu'en se conformant à ce stéréotype de virilité, sous peine d'être perçu comme homosexuel.

De plus, en raison de son caractère ludique, Movember tend à dépolitiser la question de la santé masculine, car ne prend pas suffisamment en compte les facteurs sociaux et économiques qui influencent celle-ci, notamment les normes de genre qui découragent les hommes de consulter ou de prendre soin de leur santé. En se concentrant sur un modèle unique de virilité, souvent dans un cadre performance physique ou festif, voire, alcoolisé, Movember perpétue des attitudes de résistance aux soins médicaux et de minimisation de la vulnérabilité, favorisant une approche qui détourne l’attention des véritables leviers pour améliorer la santé des hommes, tel que la déconstruction de la masculinité hégémonique. 

Enfin, certains groupes profitent de la campagne Movember pour affirmer que la santé des hommes serait négligée par la société, en comparaison avec celle des femmes, contribuant ainsi à un discours de mise en compétition pour les ressources en fonction du genre des groupes cibles, au lieu de raisonner en besoins réels. En France, par exemple, l’Institut national du cancer a alloué environ 8,4 millions d’euros à la recherche sur le cancer de la prostate en 2018, comparé aux 19,9 millions pour le cancer du sein (qui peut aussi toucher des hommes). Bien que cette différence de financement s’explique par la prévalence et la mortalité plus élevées du cancer du sein, ce type de différentiel dans les chiffres est souvent mobilisé pour souligner une prétendue injustice envers les hommes, en raison de leur genre, dans les priorités de santé publique. On retrouve également des discours portant sur les taux de suicides des hommes cis, or si l’issue des tentatives sont plus fatales chez les hommes (parce qu’ils emploient des méthodes plus létales), les tentatives de suicide sont plus fréquentes chez les femmes et davantage encore chez les personnes transgenres. Ces discours, largement relayé depuis divers milieux radicaux masculinistes, alimentent une vision des hommes comme victimes d'une société prétendument féminisée. Or, en France, la recherche médicale a historiquement accordé une attention inégale aux problématiques de santé spécifiques aux femmes et aux personnes transgenres, comparativement à celles des hommes cis. Cette disparité se manifeste notamment dans le financement et la priorisation des études cliniques.

La "Journée internationale des droits des hommes"

Fixée au 19 novembre, la soi-disant "Journée internationale des hommes" a été lancée en 1999 par un chercheur peu connu, le Dr Teelucksingh, originaire de Trinidad-et-Tobago, avec pour objectif de "supprimer l'image négative et stigmatisée associée aux hommes dans notre société". Habituellement, les journées internationales sont proposées à l'Assemblée générale des Nations Unies par les États membres. L'Assemblée générale décide ensuite par consensus d'adopter ou non la résolution établissant la journée en question. Mais le seul et unique échange qui a eu lieu avec l’ONU à propos de cette journée fut un aller-retour de courrier avec l’UNESCO à Paris. En réponse à la demande faite par Teelucksingh d’inclure cette journée dans le calendrier officiel des Nations Unies, l'UNESCO lui renvoya un simple fax l'invitant à consulter leur site web pour plus d’informations.

A l’ère d’internet, la visibilité confère une certaine légitimité, et par diverses manipulations, les militants masculinistes parviennent à influencer les algorithmes, donnant l'impression d'une reconnaissance officielle. En France, par exemple, cette journée est citée par le site "journée-mondiale.com", qui jouit d’un référencement unique sur Google. Le créateur de ce site est par ailleurs lié à des mouvements anti-choix. Sur Wikipedia, la page en français consacrée à cette journée fictive a été créée par un utilisateur qui ne comptait que cette contribution, sous le pseudonyme "Novembrehomme", et a été un temps entretenue par un militant de la communauté MGTOW (Men Going Their Own Way), "Mos Majorum".

Depuis quelques années, des élus locaux, en particulier du Rassemblement National, ainsi que la police nationale, ont également fait référence à cette journée fictive. Des médias comme Konbini ont contribué à propager ce mythe en publiant des articles ou en menant des campagnes à cette occasion, tombant dans le piège de la désinformation masculiniste. Des enseignes comme Bricomarché et la marque Gillette ont exploité cette journée fictive pour des campagnes publicitaires ciblant exclusivement des hommes. Gillette, par exemple, a même publié des sondages renforçant des discours masculinistes et la fausse idée selon laquelle les hommes seraient systématiquement discriminés dans divers domaines.

Le choix de célébrer cette journée le 19 novembre n'est pas anodin : il précède la Journée internationale des droits de l’enfant. Certains milieux radicaux masculinistes soutiennent que les garçons seraient discriminés dans un système prétendument "dominé par les femmes". Les milieux des pères enragés en profitent pour diffuser des désinformations sur une supposée discrimination des hommes dans les tribunaux civils en matière de résidence des enfants après une séparation. Ce discours survient dans un contexte où la protection de l’enfance est toujours plus fragilisée par des réductions budgétaires, des pères violents jouissent encore de l’accès à leurs enfants, où les moyens humains, de formation et les financements destinés à la lutte contre la pédocriminalité et l’inceste sont jugés insuffisants par les associations, et où près de 3 millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté en France.

NoFap

Novembre est également le mois choisi par les NoFap, militants masculinistes engagés dans une lutte contre l’addiction à la pornographie et à la masturbation afin “d’augmenter leur taux de testostérone”. Présenté par ce milieu radical comme un enjeu de santé public pour les hommes hétérosexuels, la qualification d’addiction demeure pourtant controversé, puisque ces "addictions" ne sont pas reconnues en tant que telles. Le DSM-5 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l'Association américaine de psychiatrie) ne reconnaît pas la dépendance au sexe ou à la pornographie comme un diagnostic valide. La CIM-11 (Classification internationale des maladies, publiée par l'Organisation mondiale de la santé) a reconnu le trouble du comportement sexuel compulsif (CSBD) comme un "trouble du contrôle impulsif", et non une addiction. La pornographie n'est pas mentionné. 

Pour les communautés NoFap, novembre est le mois du “reboot” qui signifie retrouver une forme de pureté physique et mentale par la maîtrise des impulsions sexuelles. Ce sont des pratiques fortement associées au Broicisme, une forme dévoyée du stoïcisme. Lancée en ligne, la campagne No Nut November (NNN) consiste à pratiquer, sous forme de défi collectif, une abstinence complète de masturbation et d'éjaculation tout au long du mois de novembre.

L’abstinence masturbatoire collective, avec des pratiques comme NoFap et No Nut November (NNN), remonte aux forums comme BodyBuilding.com, où des membres ont expérimenté l’abstinence de masturbation dès 2004. Le premier véritable "No Fap November" est documenté en novembre 2009, basé sur l’idée que l’abstinence augmenterait la testostérone (malgré des études, telles que celle d'Isenmann et al., 2021, prouvant le contraire). NoFap a pris de l’ampleur sur Reddit dès 2011 avec la création du subreddit "r/NoFap" par des ex-utilisateurs de BodyBuilding.com, formant un espace en ligne encourageant la rétention séminale comme test de "discipline masculine" (Rhodes et Ohropax, 2011).

Aujourd’hui, NoFap et NNN sont des trends sur Instagram et TikTok, et en France plusieurs sites et applications incitent les hommes à y participer. Ces mouvements diffusent des fausses informations sur la santé masculine, comme la prétendue nocivité de l'éjaculation fréquente, et sont porteurs de discours masculinistes sur fond d’imaginaire collectif biblique (la femme, tentatrice qu’il convient de punir). La pratique, sous forme de “challenge”, avec des niveaux d’accomplissement, peut paraître inoffensive pour ceux qui participent, mais la tendance à pathologiser la masturbation conduit à l’apparition de syndromes comme le Dhāt Syndrome, un trouble anxieux (Prause, 2023). Enfin, la collectivisation et documentation de la pratique en ligne est qualifiée par l'International Centre for Counter-Terrorisme comme propice à produire, massivement, de la propagande d’une extrême violence misogyne.

Backlash

Au-delà du calendrier militant masculiniste “établi”, le mois de novembre voit également un pic de mobilisations masculinistes moins structurés. Car, le simple fait que l'opinion publique porte son attention sur la condition des femmes et des enfants, notamment à travers la lutte contre les violences masculines, suscite un réflexe corporatiste masculin visant à capter cette ressource limitée, donc contestée, qu'est l'attention publique. Cette dynamique s'inscrit dans ce qu'on appelle le backlash masculiniste. 

Alors que les forces vives féministes se mobilisent pour faire progresser les droits des femmes et des enfants, elles sont ainsi plus exposées à des attaques informationnelles et à des formes de cyberviolence fondées sur le genre, notamment le harcèlement en ligne, les campagnes de dénigrement, le stalking, et le doxxing, des violences facilitées par les nouvelles technologies. 

En conclusion, la cooptation stratégique du mois de novembre par les mouvements masculinistes détourne les ressources, l’attention et la sympathie publique des besoins urgents liés aux droits des femmes et des enfants. En exploitant des initiatives fondées sur la solidarité masculines comme Movember et No Nut November, ainsi qu'en introduisant des dates comme la Journée des droits des hommes, ces groupes déplacent les priorités sociétales vers une focalisation exclusive sur les “besoins” masculins en matière de santé au nom d’une “souffrance masculine” (réelle ou fabriquée), et ce au détriment de la sécurité et de la protection des femmes et des enfants. Cette appropriation menace de diluer les efforts de solidarité et d’engagement collectif envers les causes d’ordre systémiques de novembre, d’épuiser les militant.e.s engagé.e.s et compromettent l’attention accordée à la sécurité des minorités sexuelles, femme et des enfants.

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