Stephanie Lamy (avatar)

Stephanie Lamy

Féministe, chargée d'enseignement, chercheuse

Abonné·e de Mediapart

11 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 juillet 2025

Stephanie Lamy (avatar)

Stephanie Lamy

Féministe, chargée d'enseignement, chercheuse

Abonné·e de Mediapart

La médiatisation du terrorisme incel - ou comment éviter de leur faire de la pub

Un jeune homme de 18 ans a été interpellé à Saint-Étienne. Se réclamant de l’idéologie incel, il visait des femmes. Le PNAT s’est saisi de l’affaire. Pour éviter de renforcer la sur- ou sous-médiatisation des violences issues des mouvances masculinistes, il faut comprendre ce que signifie un tel acte dans le contexte du terrorisme contemporain.

Stephanie Lamy (avatar)

Stephanie Lamy

Féministe, chargée d'enseignement, chercheuse

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 2 juillet 2025, un jeune homme de 18 ans, porteur de deux couteaux, a été interpellé à Saint-Étienne, mis en examen et placé en détention provisoire. Il se revendique de l’idéologie incel — contraction de involuntary celibate, ou célibataire involontaire. D’après des sources proches du dossier, il projetait de s’en prendre à des femmes et a été arrêté à proximité d’un lycée. Pour la toute première fois en France, le Parquet national antiterroriste (PNAT) s’est saisi d’un dossier impliquant cette mouvance masculiniste.

Pour éviter de renforcer les stratégies de recrutement et les dynamiques de sur- ou sous-médiatisation des actes projetés ou commis par des individus issus des différentes mouvances radicales masculinistes, il est impératif de comprendre ce que signifie un tel acte dans le contexte du terrorisme contemporain.

Le terrorisme ne se limite pas à l’usage de la violence physique : il s’agit de l’usage — ou de la menace d’usage — de la force contre une cible immédiate, dans le but de produire un effet psychologique ou politique sur une population plus large. Il vise à transformer les normes sociales, à remodeler les valeurs collectives, souvent en instrumentalisant les biais qui structurent la production de l’information. Le terrorisme repose ainsi en partie sur une stratégie de communication de la violence — et les médias peuvent en devenir des relais, parfois involontaires. Mais ils peuvent aussi contribuer à en neutraliser la dimension propagandiste, à condition d’appliquer rigoureusement quelques principes fondamentaux.

Comme pour toutes les affaires liées au terrorisme, la médiatisation de cette tentative d’attentat incel exige donc la plus grande vigilance, à commencer par la compréhension des enjeux politiques : L’objectif stratégique des mouvances masculinistes est de minorer leur propre dangerosité, dans le but de normaliser les violences à l’encontre des femmes et des minorités de genre et ainsi asseoir la domination totale des hommes cis. Ces mouvances s’appuient pour cela sur les biais qui structurent la production et réception médiatique des récits faits des violences fondées sur le genre.

L’idéologie incel s’inscrit dans une offre idéologique masculiniste plus vaste — fluide, plus ou moins structurée, et internationalisée. Il est important de rappeler que ces milieux radicaux ne se développent pas dans un vide, mais puisent dans, et alimentent en retour, le sexisme et la misogynie déjà présents au sein de nos sociétés.

Si, depuis quelques années, une focale s’est imposée sur la mouvance incel — au détriment d’autres courants masculinistes tout aussi actifs — c’est en raison de plusieurs facteurs :

  1. La jeunesse des membres permet de les altériser, c’est-à-dire de projeter leur radicalisation sur une figure "autre", évitant ainsi d’interroger comment les discours masculinistes peuvent également structurer les comportements d’hommes plus âgés. La figure "irrégulière" (racisée, isolée, marginalisée) du terroriste correspond par ailleurs à une construction familière dans l’imaginaire collectif.
  2. La nature de la violence incel, qui s’exprime dans la majorité des cas dans l’espace public et à l'égard de cibles sans lien avec l'auteur présumé (fusillades, attaques de rue, projets d’attentats au couteau), contraste avec d’autres formes de radicalisation masculiniste qui suscitent des passages à l’acte dans l’espace privé (féminicides, violences sexuelles), plus rarement perçus comme des enjeux de sécurité nationale.
  3. Les modes d'évaluation du risque qui se fondent sur un modèle "guerrier", viriliste. Les modes opératoires incel sont — du fait de leur nature — plus meurtriers, alors que les violences sexistes ou sexuelles commis par d'autres milieux masculinistes le sont moins massivement. Cette proximité avec d’autres formes de violences politiques, et l’évaluation de la menace à travers d’un “body-count” (mort.e.s sur le champ de bataille), facilite la classification et la médiatisation des actes incels en tant qu’acte relevant du terrorisme.

De ce fait, la violence commise par la mouvance incel a largement été médiatisée. Depuis la tuerie d’Isla Vista en 2014 (Californie) jusqu’à celle de Plymouth en 2021 (Royaume-Uni), les passages à l’acte motivés par l'idéologie incel se sont multipliés, souvent en émulation d’autres "faits d’armes" — les auteurs s’inscrivant dans une continuité, voire un culte, autour de figures martyrs comme Elliot Rodger, devenu icône tutélaire de la mouvance.

En France, en mai 2024, un attentat incel a été déjoué à Bordeaux, lors du passage de la flamme olympique. Le suspect avait pour projet de commémorer l’anniversaire de la tuerie d’Isla Vista. L’affaire a d’abord été médiatisée sous un angle événementiel — la sécurisation des Jeux — éclipsant la portée idéologique du geste. Puis sous l'angle partisane (d'extrême-droite), alors que rien ne permettait de lier l'auteur à la mouvance d'extrême-droite, et que l'offre idéologique masculiniste transcende les clivages partisans.

En juin 2024, à Annecy, un autre jeune homme a été interpellé alors qu’il préparait un attentat. Il s’agirait, à ce stade, de la première fois qu’un projet d’attaque incel en France est juridiquement qualifié en lien avec le terrorisme.  

Il convient également de rappeler qu’un attentat meurtrier relevant du terrorisme masculiniste a déjà eu lieu en France, bien qu’il n’ait pas été qualifié comme tel. Le meurtre de Mélanie Ghione, commis par un individu radicalisé au sein de la mouvance MGTOW — une offre idéologique qui cible des hommes bien plus âgés — en est un exemple manifeste.

Contextualiser la mouvance incel

Le terme incel est un mot-étendard, un terme arsenalisé. Il ne désigne pas simplement une condition, mais sert à revendiquer une identité politique, victimaire. Il prétend parler au nom d’un “nous”, tous les hommes hétérosexuels qui, à un moment de leur vie, se seraient retrouvés célibataires "malgré eux". Ce terme fonctionne comme un levier de recrutement large, en capitalisant sur un sentiment commun de rejet amoureux ou sexuel. C’est cette universalisation d’un déclassement perçu masculin qui en fait un outil idéologique puissant et permet la diffusion de la culture incel et de justifier la violence masculine. 

Pour relayer de manière rigoureuse ce qu’est la mouvance incel, il convient d’adopter une formule qui centre l’idéologie : un système de pensée structuré autour du lookisme, dans lequel des hommes s’estiment opprimés sur la base de leur apparence physique, vécue comme une discrimination génétique. Ce sentiment d’"injustice biologique" fonde leur perception d’être des "victimes" dans une société supposément dominée par les femmes et les hommes dotés d’un “patrimoine génétique” plus favorable. Leur violence — réelle ou projetée — se veut alors une revanche contre la société, l’État, les femmes et plus généralement les "gens normaux" (cf “ normies”). L’accès aux corps des femmes, revendiqué, ne concerne pas toutes les femmes, mais celles considérées “génétiquement supérieures”. La société leur devrait des femmes hyper belles.

La couverture médiatique de l’affaire de Saint-Étienne offre un cas d’exemple de médiatisation qui ne prend pas en compte la spécificité des discours incels. La pratique journalistique qui relate l’aspect physique d’un suspect est ici contreproductive, car l’insistance sur "l’apparence juvénile" et "fluette" du suspect, participe involontairement à la rhétorique incel elle-même de supposées oppressions d’ordre physique. Celle-ci repose sur une lecture essentialiste du corps masculin : être perçu comme "laid", "rejeté", ou "invisible" devient, dans leur logique, une oppression génétique légitimant une revanche violente contre la société. Par ailleurs, pour une audience hors du milieu incel, l’évocation insistante de cette apparence fragilise encore la perception du suspect comme une menace sérieuse, alors même que cette "faiblesse apparente" est un levier narratif de la propagande incel, permettant à ses adeptes d’exister à la fois comme victimes et comme agents potentiels d’acte terroristes.

Cette logique de minimisation du danger se retrouve dans la stratégie de la défense adoptée par l’avocate du suspect, qui insiste sur sa "souffrance", décrite comme sentiment d’exclusion, de rejet social, et de fragilité émotionnelle. En le présentant comme "trop fébrile pour être un combattant", on produit un récit qui neutralise politiquement l’acte. On gomme l’idéologie au profit d’une lecture empathique et psychologisante, où la souffrance masculine — réelle ou supposée — devient l’explication première, voire la justification implicite de la violence. Une souffrance qui primerait sur la sécurité des femmes, et minorités de genre.

Ce glissement rejoint ce que la philosophe Kate Manne conceptualise sous les termes de Himpathy et Herasure. Himpathy désigne la compassion sociale disproportionnée accordée aux hommes auteurs de violences, souvent au détriment de leurs victimes. Herasure, c’est l’effacement corrélatif des femmes ciblées, leur disparition du récit. Dans cette affaire, comme dans d’autres, la focalisation sur l’aspect physique de l’auteur fait disparaître à la fois les cibles (les femmes), l’idéologie (le masculinisme), et le projet politique (normaliser la violence sexiste comme réponse à une prétendue oppression masculine).

Contextualiser le grief principal.

Puisque les discours masculinistes exploitent des griefs identitaires individuels, il est important de contextualiser la réalité de ce grief. Dans le cas de la médiatisation des affaires liées à la mouvance incel, l’attitude du suspect à l’égard des femmes, et plus généralement à l’égard de “l’autre”, est une clé de compréhension. 

Une médiatisation rigoureuse suppose donc de se poser quelques questions élémentaires :

  • Y a-t-il eu des antécédents de violence verbale, physique ou psychologique à l’égard de femmes ?
  • Des propos misogynes ont-ils été tenus dans des espaces publics ou numériques ?
  • L’individu a-t-il été signalé par des proches, des enseignants, des collègues, ou par des femmes elles-mêmes pour des comportements problématiques ?
  • Des femmes ayant côtoyé l’individu dans des cadres scolaires, professionnels, familiaux ou intimes ont-elles souhaité témoigner, en public ou anonymement ?

Donner la parole aux femmes concernées — celles qui ont peut-être été témoins ou cibles d’un comportement sexiste ou menaçant — n’est pas accessoire : c’est restaurer la perspective des femmes, effacé par les idéologies masculinistes, andro-centrés. C’est aussi remettre l’idéologie au cœur du récit, au lieu de la dissoudre dans une vague psychologie individuelle.

Enfin, cela permet de rompre avec l’image fantasmatique de l’"individu sans histoire" ou "trop faible pour passer à l’acte", ou du “loup solitaire” qui continue de structurer la manière dont les auteurs masculins sont représentés médiatiquement. 

Contextualiser les espaces de socialisation/contestation IRL 

Sans nier l'influence qu'ont les algorithmes de suggestion et de mise en relation des plateformes sur la trajectoire de radicalisation des individus, dans l’analyse des mouvances masculinistes, il ne faut pas pour autant négliger les espaces de socialisation masculine en présentiel, dans lesquels ces idéologies s’ancrent. Ceci d’autant plus dans un contexte  actuel de volonté politique de restriction de libertés, voire, de criminalisation des mineurs. 

Le traitement médiatique des affaires liées aux diverses idéologies masculinistes doit impérativement interroger les milieux de reproduction sociale, souvent perçus comme neutres mais traversés par des normes de genre structurantes (foyer, école etc). Les domaines perçus comme masculins, telles que les écoles d’ingénieurs en offrent un exemple. Dès 1989, la tuerie de l’École Polytechnique de Montréal visait explicitement des femmes étudiant dans une filière historiquement masculine. Le tueur justifiait son acte par un refus radical de voir des femmes accéder à des places qu’il estimait « réservées » aux hommes. Cet attentat est désormais reconnu comme un acte terroriste antiféministe.

Plus récemment, en France, un élève ingénieur a été exclu d’un établissement de Nantes pour avoir tenu des propos directement inspirés de la rhétorique incel, appelant notamment à « violer des féministes » et à « éliminer les femmes en position de pouvoir ». Si la procédure disciplinaire a été suspendue pour des raisons de forme par le tribunal administratif, la décision de justice reconnaît sans ambiguïté la gravité des faits et leur portée idéologique, évoquant « une idéologie misogyne pouvant légitimer ou appeler à des violences graves à l’encontre des femmes ».

Dans l’affaire de Saint-Étienne, il est également important de préciser que le suspect interpellé était élève en classe préparatoire, et ambitionnait de devenir ingénieur. Ce détail n’est pas anodin : il inscrit cette affaire dans la continuité d’une trajectoire sociale majoritairement masculine, située dans un espace d’excellence scolaire  — et non en marge de la société. Cela souligne combien la radicalisation idéologique peut se produire au cœur même de structures perçues comme celle des élites, et non exclusivement dans des "zones de relégation" ou sur des forums anonymes.

Dépolitiser, c’est armer

L’idéologie incel, comme l’ensemble de l’offre idéologique masculiniste, n’est pas une matrice de pensée individuelle, mais un corpus structuré, avec ses martyrs, ses manifestes, ses rites, ses codes, ses références communes. Chaque milieu radical oeuvre dans des arènes spécifiques, et emploie des moyens qui leur sont propres. Comme toutes les idéologies terroristes, elle s’appuie sur une propagande. Et comme toutes les propagandes, elle a besoin de relais — y compris médiatiques et politiques.

Mais à chaque médiatisation d’un acte — ou d’une menace — de passage à l’acte en lien avec les milieux masculinistes, la tentation est grande de détourner l’attention des violences fondées sur le genre, vers l’obsession du moment du locuteur ou du chroniqueur. Tantôt ce sera la responsabilité des réseaux sociaux, tantôt “l’hyper-violence des jeunes” (souvent dégenrée), ou encore la nécessité de portiques dans les écoles… Tout, sauf interroger comment se construisent les violences masculines, comment elles se transmettent, et quelles tactiques assurent leur impunité. On se souvient encore du débat, lunaire, qui a suivi l’attentat à la voiture bélier de Toronto en 2018, ou il était question d’offrir des sexbots aux hommes afin de réduire leur propension au passage à l’acte terroriste incel !

Il est crucial que les journalistes, les analystes, les responsables publics comprennent que les mots comptent. Minimiser la nature politique de ce type d’attentat, voire se servir de sa dépolitisation pour l'instrumentaliser, c’est en prolonger l’efficacité stratégique. À l’inverse, nommer les choses — parler de terrorisme masculiniste, de violences fondées sur le genre, identifier avec précision le milieu radical, qualifier l’idéologie incel non pas comme une simple réponse à une souffrance masculine, mais comme une propagande faisant l’apologie de la violence — c’est commencer à désamorcer son pouvoir de nuisance.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.