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Billet de blog 14 novembre 2024

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Financement de la haine masculiniste : la domination économique et idéologique

Dans « La Terreur Masculiniste », j’aborde, sans l’élargir, l’aspect économique des milieux de radicalisation masculiniste. Loin d’être de simples « arnaqueurs », l’argent structure ces milieux tout autant que leur extrémisme violent. Dessiner les contours et sonder les ressorts de ce volet de la guerre multispectre menée contre les femmes, enfants et les minorités sexuelles, est donc important.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La domination économique constitue l’un des piliers fondamentaux de la domination masculine, en tant qu'outil stratégique permettant aux hommes de maintenir des rapports de pouvoir inégaux dans la société. En contrôlant les ressources financières, historiquement, ils ont pu imposer leur autorité dans les sphères privées et publiques, consolidant ainsi des structures patriarcales. Dans le contexte de la radicalisation masculiniste, cette logique économique est exploitée pour contrôler les femmes (et les enfants), et de promouvoir des stéréotypes sexistes, notamment l’idée selon laquelle l’homme est le pourvoyeur unique du foyer et le garant de la sécurité, y compris économique, de sa famille. La réussite financière devient un marqueur de virilité pour des jeunes hommes en quête de partenaires, et l’affranchissement des obligations fiscales devient un acte de rébellion contre la solidarité nationale, qu’ils estiment ne plus servir les intérêts de la classe sociale des hommes. Ces discours renforcent la notion d’un foyer frontière (“homesteading”, ou l’autarcie domestique), où l'homme est souverain, libéré des normes qui protègent les droits des plus faibles, et où la cellule familiale est réduite à un moyen de production.

1. L’argent comme outil de domination des femmes et des enfants : financement d’un système de terreur économique

Dans les milieux radicaux masculinistes, l’argent ne se limite pas à un simple moyen de subsistance par l’arnaque ; il devient un outil stratégique de domination, exploité pour maintenir une emprise économique sur les femmes et les enfants. Pour les hommes qui ne souhaitent pas, ou n’ont pas la possibilité de s’exiler fiscalement, ou qui sont “assignés à résidence” dans le pays où vivent leurs enfants, notamment après une séparation, des associations comme SOS Papa mobilisent des fonds pour « défendre » les intérêts des hommes dans des contextes judiciaires, justifiant leur démarche par un discours de victimisation masculine. Derrière cette façade se cache un mécanisme de lawfare (l’usage du droit pour contraindre l’ennemie) — une guerre judiciaire où les ressources financières sont mobilisées pour asphyxier économiquement les mères, souvent dans le cadre de violences domestiques. Les cotisations des membres de ces associations alimentent ce système, qui fait appel à des avocats spécialisés dans la défense des “droits paternels”. Certaines associations étant même rétribuées en tant qu’« apporteurs d’affaires ». Ces avocats conseillent des stratégies de dissimulation d’actifs, en recourant à des techniques de non-transparence financière, telles que l'usage de la cryptomonnaie, permettant ainsi aux pères de se soustraire à leurs obligations de pension alimentaire. L’association SVP Papa (défunte), suggéraient, par exemple, aux pères séparés de quitter leur emploi salarié afin de minorer leurs revenus, et de créer des entreprises individuelles, de type SASU (société par actions simplifiée unipersonnelle), pour échapper aux mécanismes de recouvrement automatique des pensions. 

Le modèle économique enseigné par Andrew Tate à travers des cours en ligne intitulés PhD (Pimping Hoes Degree), accessibles via sa “War Room” (dont l’accès coûte environ 8 000 dollars), repose sur la coercition et l’exploitation des femmes, les manipulant pour les amener à accepter, voire à être forcées, de travailler en tant que camgirls, avant de leur soutirer leurs gains. Il est actuellement poursuivi en Roumanie pour traite des êtres humains, viol, y compris sur mineurs. L’étendue de la diffusion de cette “expertise” axé sur la domination physique, psychologique et économique des femmes reste incertaine, mais en France, au moins un individu semble avoir mis en œuvre ces techniques. Le rapport 2021 de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) mentionne un certain Jean-Marie Corda, sans l’identifier comme appartenant à la mouvance masculiniste. Pourtant, dans l’une de ses vidéos, Corda se revendique membre de la “War Room” d’Andrew Tate. Dans le rapport d’activité de la MIVILUDES, il est décrit comme promouvant un mode de vie nomade capitaliste dans des paradis fiscaux tout en faisant l’apologie du proxénétisme et de la prostitution. Corda aurait développé un programme appelé “Domination By Love” (DBL), et mis en ligne des tutoriels, dont un intitulé “Comment étrangler sa copine”, tout en menant une activité de vente multiniveau, encourageant les jeunes hommes à gagner de l’argent rapidement, y compris en “gérant des camgirls”. Il reproduit ainsi de manière exacte le modèle économique d’Andrew Tate.

Par ailleurs, les mouvances masculinistes militent pour une réduction drastique des financements alloués à la lutte contre les violences faites aux femmes, un domaine déjà chroniquement sous-financé. Ces groupes cherchent activement à influencer les décisions budgétaires en menant un véritable normfare (subversion des normes pour contraindre l’ennemie), par exemple, en promeuvent le réorientement de ces fonds vers des initiatives favorables aux thèses masculinistes, telles que la formation des magistrats aux pseudo-théories de « l’aliénation parentale » ou des « faux souvenirs induits ». Ces thèses, largement discréditées dans les milieux scientifiques, sont pourtant poussées comme des outils de défense dans des contextes judiciaires pour discréditer les témoignages des mères et minorer les violences subies par les enfants. Ceci permet aux hommes violents de maintenir le contrôle sur femmes et enfants. 

2. Renforcement du sentiment de déclassement social : une industrie de la radicalisation violente

L'industrie des produits et services destinés à "viriliser" les hommes est en plein essor, que ce soit à travers des livres, des stages, des coachings, des retraites, des produits ou du merchandising. Il est impossible d'estimer précisément la part de ces produits et services dans des secteurs tels que le "self-help", la nutrition, le fitness, les cryptomonnaies, etc. Cependant, tous sont commercialisés sur la base de stéréotypes sexistes, promettant de "résoudre" des problématiques liées à l’"aggrieved male entitlement" (sentiment de privilège lésé). L’achat de ces produits constitue un point d’entrée dans des milieux de radicalisation, car le masculinisme est une palette d'offres idéologiques, où chaque offre représente une étape dans la vie d'hommes hétérosexuels qui estiment que leurs intérêts sont lésés par une société qui tend vers l’égalité (divorce, célibat, vie de couple, etc.). Cet investissement personnel (monétaire) incite à un engagement plus profond envers la communauté qui les commercialise. Évidemment, les "solutions" proposées donnent rarement satisfaction – l’échec étant souvent inscrit dans le design du produit –, ce qui peut pousser certains individus à chercher des produits et services encore plus radicaux.

L’engagement envers ces communautés passe aussi par la captation d’attention, ressource limitée donc contestée, pour fidéliser et conditionner des réflexes. Des applications payantes, voire des challenges tels que le No Nut November (communauté NoFap - l’abstinence de la masturbation) lancés sur des forums, permettent extraction des données privées, qui à leur tour sont exploités pour vendre des services et produits. Des contenus outranciers sont diffusés pour attirer l’attention des candidats à la radicalisation et leur production participe à l’amplification de la propagande masculiniste. Des collaborations ou clashs sont organisés par des prédicateurs masculinistes pour gagner en parts de marché de l’attention, et ainsi engranger des bénéfices par la monétisation de leurs contenus violemment sexistes et misogynes. 

Au-delà d’être productrice de propagande masculiniste, ces milieux de radicalisation sont aussi des lieux d’aguerrissement et de désensibilisation à la violence masculine. Que ce soit IRL (in real life/dans la vie réelle) Au sein des stages type chamaniques (Mankind Project par exemple), ou spirituels (les retraites catholiques charismatiques), ou sous un forme hybride IRL/en ligne comme des cours en ligne proposés par des “coach en séduction” (qui sont en réalité des cours de contournement du consentement des femmes), ou les performances masculines dans la vraie vie sont évalués en ligne, voire entièrement en ligne (communautés NoFap, par exemple), l’offre idéologique masculiniste permet de collectiviser le ressenti de déclassement masculin et d’offrir une justification idéologique à la commission d’actes de violences, en échange d'une participation financière. 

3. Ressource de structuration des réseaux : l’influence des MGTOW et l’économie des « boys clubs »

L’héritage de la mouvance MGTOW (Men Going Their Own Way, qui prone le séparatisme masculin) trouve une expression particulière dans la structuration de « boys clubs », des réseaux d’hommes où l’exclusion des femmes n’est pas seulement une norme sociale, mais une règle explicitement codifiée et idéologiquement justifiée. C’est entre autres le modèle proposé par Andrew Tate aux hommes voulant évoluer dans sa sphère. Ces espaces, loin d’être de simples lieux de camaraderie, deviennent de véritables incubateurs de pratiques économiques, sociales et culturelles visant à maintenir les ressources – qu'elles soient financières, sociales ou symboliques – entre les mains des hommes. Le phénomène, qui s'apparente à une forme de séparatisme économique genré, se construit sur une logique de soutien mutuel entre hommes, visant à les protéger des contraintes imposées par les sociétés modernes et de ses régulations jugées oppressives, notamment celles liées à l’égalité des sexes et aux responsabilités fiscales.

Illustration 1
Capture de la vidéo promotionnelle de la retraite masculiniste à Bali

Un exemple frappant de cette dynamique se trouve dans la retraite « fitness » organisée par le Français Nicolas de Paoli à Bali en Indonésie, un projet où les femmes sont non seulement exclues de toute implication, mais où elles sont perçues comme des distractions à la virilité et au monde de la performance économique réservé aux hommes. Cette retraite, qui se présente comme un espace réservé aux hommes désireux de s’émanciper des diktats de la société contemporaine, s’appuie sur une forme de « capitalisme nomade », dans lequel des hommes se soutiennent pour échapper aux structures sociales et fiscales des sociétés occidentales. Bali, avec ses faibles régulations et sa corruption omniprésente, devient alors le lieu idéal pour ce modèle économique, où l’opportunité de vivre « sans contraintes » semble plus favorable à l’entrepreneuriat masculin.

De Paoli, dans ses propos, explique s’être installé à Bali avec sa compagne « grâce à l’absence de réglementations », qu’il considère comme un atout pour l’entrepreneuriat. Son premier objectif, la création d'un Airbnb, a rapidement été modifié après sa rencontre avec un « life coach » masculiniste. Ce dernier l’a encouragé à pivoter vers une entreprise centrée sur la virilité et l'émancipation masculine, un concept qui dépeint les femmes comme des symboles de confort domestique, un contre-modèle à la performance économique réservée exclusivement aux hommes. Le modèle économique, qui repose sur une ségrégation sexuelle claire, soulève des questions juridiques concernant la discrimination fondée sur le genre, une dimension souvent ignorée dans la commercialisation des services et produits masculinistes.

Cette retraite « virile » n’est pas simplement un projet isolé. Elle est portée et promue par tout un réseau de prédicateurs et influenceurs masculinistes, notamment à travers des podcasts diffusés dans un studio aménagé sur le lieu d’entraînement. Ces podcasts, véritable vitrine médiatique, sont animés par des prédicateurs masculinistes du la sphère fitness français qui produisent des contenus promotionnels en échange pour un séjour tous frais payés. Le profil Instagram de l’entreprise de De Paoli, par exemple, recommande des comptes influents comme celui de Tibo InShape, une star du fitness, ou encore Tristan Tate, le frère et co-accusé d'Andrew Tate, tous deux figures emblématiques de la mouvance masculiniste. De Paoli parvient à monétiser son projet à travers des promotions croisées, en exploitant la publicité cachée sur des plateformes comme Instagram ou via des influenceurs à pastille bleu sur le réseau X d’Elon Musk, @AlphaFox78 (son tweet promotionnel a fait plus de 5M de vues), acteur d'influence déjà épinglé pour avoir monnayé la diffusion de contenus pro-Kremlin, une affiliation qui témoigne de l’alliance entre certains courants masculinistes et d'autres acteurs d'influence réactionnaires. 

4. Evasion fiscale et normative

L’entreprise de Nicolas de Paoli, qui offre des retraites de « fitness » exclusivement réservées aux hommes, doit beaucoup à l'influence de Keegan Smith, un coach australien. À travers son entreprise Uncommon Success, Smith organise des retraites et des formations dans des lieux comme le Monténégro, où l’objectif est clair : encourager les hommes à « sortir de la société » qu’ils considèrent comme hostile à leur virilité, et à se libérer des chaînes du « commun man », ce terme qu’ils utilisent pour désigner l’homme intégré à la société capitaliste moderne. Pour des coachs comme Smith, la virilité est incompatible avec les idéaux d’une société égalitaire. Ce discours est nourri par des figures comme Ramit Sethi, un conférencier financier, qui prône une émancipation économique radicale. Pour lui, cette émancipation passe par une « diversification de la citoyenneté », un concept qui consiste à multiplier les nationalités pour échapper aux lois fiscales et aux normes sociales égalitaires. Ce « shopping de l’asile » fiscal et idéologique, une expression appliquée à tort aux migrants par l’extrême droite, devient alors une solution pour ces hommes en quête d'affranchissement des contributions fiscales et l'émancipation idéologique des normes égalitaires. 

Dans certains milieux de radicalisation masculiniste, l’évasion fiscale apparaît comme un pilier essentiel, mettant en lumière la nature transnationale de ces réseaux. Par la monétisation de contenus sur des plateformes numériques, la duplication de modèles économiques comme celui d'Andrew Tate, ou encore la structuration excluante des réseaux économiques, ces milieux structurent leur économie autour de la domination masculine. La promotion de cryptomonnaies et de méthodes alternatives de financement n’est qu’une facette de cette mondialisation de l’influence masculiniste, facilitée par des flux de ressources qui échappent aux circuits économiques traditionnels.

Lutter contre le financement de la haine. 

Si la lutte contre le financement du terrorisme a permis de désorganiser des réseaux extrémistes en traquant les flux financiers, il est désormais urgent d’appliquer ces mêmes stratégies aux groupes masculinistes radicaux. En France et à l’international, une surveillance renforcée des flux financiers liés à ces mouvements permettrait de désorganiser leur structure et d’affaiblir les leaders idéologiques. En suivant l’exemple des stratégies de lutte contre le terrorisme international, il est crucial d’identifier et de cibler les ressources qui alimentent ces réseaux. Former les agents de Tracfin et du ministère des Finances, et entamer des procédures judiciaires fondées sur la discrimination de genre des produits et services masculinistes, seraient des mesures concrètes pour freiner l’influence de ces groupes. Une veille normative sur les pratiques économiques et le militantisme "lawfare" ou "normfare" liés à l’économie du foyer pourrait également constituer un levier puissant pour lutter contre cette économie de la haine.

Cependant, tout comme pour les mesures de sécurité intérieure, des organisations comme le Groupe d’action financière (GAFI), organisation mondiale de surveillance du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, ne considèrent pas les milieux de radicalisation masculinistes comme des structures incitant à l’acte terroriste. Cette organisation intergouvernementale fixe des normes internationales visant à prévenir ces activités illégales et à limiter les dommages qu'elles causent à la société. Son soutien pour le démantèlement du financement de la haine misogyne serait pourtant capital.

À l’instar des mouvements terroristes, priver ces groupes de leurs ressources financières serait une étape décisive pour détruire leur pouvoir et protéger les valeurs démocratiques et égalitaires de nos sociétés. En bloquant les flux financiers qui nourrissent ces idéologies radicales, nous limiterions leur expansion et leur capacité à corrompre les jeunes générations. Pour éradiquer cette forme de radicalisation, il est impératif de s’attaquer directement aux structures économiques qui soutiennent ces groupes, sans quoi ces mouvements continueront à se propager, menaçant la cohésion sociale et les principes fondamentaux de notre société.

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