Le technomasculinisme comme moteur du néo-impérialisme : la domination sans entraves
Résumé d’un article paru en mai 2025, dans la revue Les Possibles (Attac). Ce texte explore comment la Silicon Valley expérimente des formes de gouvernance extraterritoriales, devenues matrices idéologiques d’un projet expansionniste post-démocratique de l’administration Trump.
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Extrait de l'affiche du film "Revenge of the Nerds" (1984, Jeff Kanew)
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Aux origines du technomasculinisme : rancunes et vénération du QI
Le technomasculinisme émerge historiquement comme une réaction violente aux avancées démocratiques et sociales du XXe siècle, nourri d’une rancune structurante à l’égard du New Deal rooseveltien et de ses conseillers surnommés le “Brain Trust”. Héritier d’une élite blanche masculine se percevant comme dépossédée de son hégémonie économique et symbolique, ce courant se construit dans la haine de l’État régulateur, des mouvements progressistes et de l’égalitarisme, assimilés à une féminisation et donc, à une fragilisation du pouvoir.
L’obsession pour le “QI élevé” devient un outil central de légitimation, dans une logique eugéniste, racialisée et classiste. L’intelligence, perçue comme qualité innée, naturalise la hiérarchie sociale et sert à exclure toute forme de diversité cognitive ou éducative. Dans ce paradigme hétéronormé, les hommes cis blancs se projettent en “cerveaux-machines” autonomes, tandis que les femmes blanches sont réduites à des “utérus-terreaux”, assignées à une fonction reproductive. Les minorités racisées, les personnes queer et les subjectivités déviant du modèle viril technosavant sont tout simplement effacées — soit par invisibilisation, soit par disqualification symbolique.
Gouverner sans le peuple : cités-mâles, techno-territoires et néo-colonialisme
La Silicon Valley ne se limite plus à concevoir des outils techniques : elle produit désormais des modèles de gouvernance sécessionnistes, conçus pour neutraliser les mécanismes démocratiques et redistributifs des États. À travers une prolifération de projets d’enclaves aux gouvernances expérimentales — homesteading (Friedmann), charter cities (Paul Romer), Patchwork (Curtis Yarvin), Network States (Balaji Srinivasan)— émerge un archipel de pouvoirs déterritorialisés, contractuels et masculins, qui substitue la souveraineté populaire par une logique de propriété exclusive et de délégation technocratique.
Ces projets reposent sur une rhétorique coloniale réactualisée : l’idée d’un monde rempli de « zones vierges » — océans, déserts, orbite terrestre, Sud global — à annexer légalement et exploiter économiquement. Le droit y est remplacé par le code, le pacte social par l’accord d’adhésion, et la citoyenneté par l’abonnement. Un “exit” qui n’est permis que pour les plus nantis. Cette infrastructure masculine de la souveraineté algorithmique se donne les moyens de contourner les régulations publiques, les normes environnementales, les obligations fiscales et les principes d’équité, dans une guerre silencieuse contre l’État social.
Le Armageddon Lobby : technomasculinisme et christofascisme en fusion
Dans sa configuration la plus avancée, le technomasculinisme s’articule avec une eschatologie Dominioniste issue de la Nouvelle Reforme Apostolique (NRA). Ce n’est pas une contradiction, mais une convergence stratégique : le transhumanisme accélérationniste, qui appelle à la transcendance de l’humain par l’IA, épouse la théologie de la prospérité, selon laquelle les élites chrétiennes sont appelées à régner matériellement sur Terre avant la fin des temps. Dans les deux cas, l’effondrement des structures sociales actuelles est souhaité, organisé et capitalisé, au nom d’un futur “supérieur”, rationalisé par l’intelligence ou sanctifié par Dieu.
Les fournisseurs comme Elon Musk (Tesla, SpaceX, X), Peter Thiel (Palantir, Founders Fund) ou Larry Page (Google, Alphabet) captent des dizaines de milliards en fonds publics sous forme de subventions, contrats militaires ou crédits d’impôt, pour financer un ordre post-démocratique.
Les distributeurs, tels que Curtis Yarvin (fondateur du movement Dark Enlightenment), Balaji Srinivasan (ex-CTO de Coinbase), ou les plateformes idéologiques comme The Network State Conference ou Sovereign House, diffusent la doctrine, et sont amplifiés via podcasts, newsletters et think tanks néoréactionnaires, en ciblant une audience masculine blanche “réveillée”. Ils servent de courroie de transmission entre l’utopie apocalyptique et les élites politiques.
Les directeurs opérationnels tels que les CEO de Think Tanks, Patri Friedman (Seasteading Institute), Mark Lutter (Charter Cities Institute) etc, ainsi que les fondateurs de start-ups telles que Praxis ou les entrepreneurs de Próspera au Honduras, appliquent ces idéologies via la création de zones expérimentales d’exception — hors droit du travail, hors normes écologiques, hors souveraineté locale.
Les gestionnaires financiers comme Marc Andreessen (a16z), David Sacks (Craft Ventures) ou Gary Tan (Y Combinator) assurent la continuité logistique et fiscale du système, tout en organisant des flux d’investissement qui garantissent la rentabilité de l’effondrement. Cette architecture du pouvoir masculin sanctifie la captation, militarise la spéculation et organise la dépossession systématique de toutes celles et ceux qui ne participent pas à la fiction du salut algorithmique ou divin.
Institutionnalisation du milieu radical technomasculiniste
Le technomasculinisme n’est plus une idéologie marginale : il est désormais intégré aux politiques publiques américaines sous l’ère Trump 2.0. Ce basculement s’incarne dans des figures comme J.D. Vance, aujourd’hui vice-président, dont la carrière est financé par Peter Thiel. Elon Musk, via le Department of Government Efficiency (DOGE), a démantelé l’USAID, supprimé 83 % de ses programmes, et attaqué frontalement les politiques d’inclusion (DEI), ciblant les minorités racisées et de genre dans les institutions. Ce travail de sape n’est pas improvisé : il répond à une matrice idéologique articulée de longue date par l’idéologue Curtis Yarvin, dont le programme RAGE (Retire All Government Employees) sert de guide opérationnel au démantèlement de l’État administratif, et répond aux exigences des christofascistes et leur Projet 2025 (Heritage Foundation).
Le technomasculinisme se concrétise spatialement par des projets d’annexion néo-impériale déguisés en développement économique. Outre Prospéra, une cité qui risque de banquerouter le Honduras, Trump a publiquement envisagé la colonisation du Groenland, idée relancée par la start-up Praxis, lié à Peter Thiel. Dans le même registre, l’annonce d’un projet de développement immobilier à Gaza, formulée en pleine dynamique génocidaire, révèle une lecture purement spéculative ou les territoires et corps meurtris deviennent des zones d’investissement potentiel, réquisitionnées pour y installer des “villes libres” dérégulées. Un projet abject, salué par Curtis Yarvin.
Ce modèle, fondé sur la capture fiscale, la fragmentation territoriale et l’ingénierie sociale autoritaire, repose sur l’effacement de toutes les formes de solidarité institutionnelle. Les femmes, les personnes racisées, queer ou migrantes — c’est-à-dire les corps marqués comme improductifs ou non gouvernables — sont expulsé·es des structures de reconnaissance, de soin et de subsistance. La souveraineté technomasculiniste se construit littéralement sur la dépossession : des terres, des infrastructures, des droits et des vies. C’est une géopolitique de l’extraction viriliste, qui réinvente la domination coloniale dans le langage du smart-contract, des cryptomonnaies et du capital-risque.