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Billet de blog 19 septembre 2025

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Plaidoyer pour une médiatisation féministe pour contrer la propagande christofasciste

Face à la montée du christofascisme, il est urgent d’appliquer aux violences systémiques les leçons des mobilisations féministes : nommer les agresseurs, refuser les faux prétextes et inscrire chaque acte dans un système de domination. Une médiatisation féministe est essentielle pour contrer leur propagande.

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Les mobilisations féministes, à travers des campagnes comme Les Mots Tuent ou l’imposition du terme « féminicide », ont profondément transformé le traitement médiatique des violences sexistes. Nommer les auteurs, refuser les prétextes et inscrire chaque meurtre dans un système de domination ne relève pas d’un simple détail de langage, mais d’un enjeu politique majeur. Ce cadre théorique et militant permet aujourd’hui d’analyser un autre phénomène structurel : la montée des fascismes, notamment le christofascisme*, aux États-Unis et la propagande qui les légitime. Il constitue un outil essentiel pour éviter, dans la médiatisation de ce phénomène, les écueils qui ont trop longtemps marqué, et continuent de marquer, le traitement médiatique des violences fondées sur le genre.

Les travaux féministes ont établi que le langage n’est jamais neutre : il façonne notre perception de la violence et contribue au maintien des systèmes de pouvoir. Dans ses analyses, Kate Manne a mis en lumière deux mécanismes centraux : la himpathy, soit la sympathie disproportionnée accordée aux agresseurs masculins, et la herasure, l’effacement des victimes. C’est précisément cette dynamique qui transparaît dans la médiatisation du décès de Charlie Kirk : figure centrale de l’offensive christofasciste, connu, entre autres, pour avoir ciblé et mis en danger des enseignants progressistes à travers sa « Professor Watchlist », Kirk est aujourd’hui présenté comme un martyr. Cette inversion perverse produit de la sympathie pour le défunt et efface la violence qu’il a lui-même exercée, au détriment des minorités, des universitaires et des groupes qu’il a contribué à persécuter.

La linguiste Julia Penelope, dans Speaking Freely (1990), a montré comment l’usage récurrent de la voix passive efface les auteurs des violences et recentre l’attention sur les victimes, produisant une neutralisation grammaticale de l’agresseur. De son côté, Dale Spender, dans Man Made Language (1980), a démontré que la langue est historiquement façonnée par le patriarcat et érige le masculin en norme. Ces mêmes mécanismes apparaissent dans la médiatisation des suspensions de l’antenne de figures comme Jimmy Fallon ou Jimmy Kimmel. L’auteur véritable, Trump et son appareil christofasciste, est gommé du récit. Les articles préfèrent parler d’un « retrait d’antenne pour des propos sur Charlie Kirk », un motif qui suggère une faute : s’être moqué d’un supposé martyr de la liberté d’expression. En réalité, les propos visaient Trump lui-même, et c’est bien lui qui est à l’origine de la sanction. Ce déplacement du regard, du véritable agresseur vers un prétexte, en transformant le comportement de la victime en cause, reproduit les logiques déjà observées dans les faits divers sexistes : c’est l’équivalent médiatique d’affirmer qu’« elle a été violée parce que sa jupe était trop courte ».

La psychologue Jennifer Freyd a conceptualisé le processus de DARVO (Deny, Attack, Reverse Victim and Offender) pour décrire la manière dont les agresseurs réagissent lorsqu’ils sont confrontés à leurs violences : ils nient les faits, attaquent la crédibilité de ceux qui les dénoncent et inversent les rôles en se présentant comme victimes. À l’échelle politique, Trump mobilise exactement cette logique lorsqu’il criminalise Antifa. Plutôt que de reconnaître la violence fasciste de son propre camp, il la nie, attaque ceux qui la dénoncent et les désigne comme les véritables fauteurs de troubles. Ce renversement rhétorique, c.a.d présenter l’antifascisme comme une menace et le fascisme comme une réaction légitime, fonctionne comme une version systémique du DARVO : une stratégie qui détourne la responsabilité des auteurs pour la projeter sur leurs opposants.

Dans une autre perspective, mais toujours en continuité avec l’idée d’un système de domination et non d’actes isolés, Evan Stark a développé le concept de contrôle coercitif (Coercive Control, 2007). En s’appuyant notamment sur les travaux d’Albert Biderman sur les méthodes de contrainte psychologique utilisées contre les prisonniers de guerre pendant la guerre de Corée (Chart of Coercion, 1957), Stark montre que la violence conjugale constitue une stratégie globale d’assujettissement : priver la victime d’autonomie, contrôler ses ressources, ses relations, son espace et son temps. Transposé au champ politique, ce cadre éclaire la dynamique du régime de Trump. La captation des récits et leur cadrage par l’ensemble des institutions, de la Federal Communications Commission (FCC, l’agence fédérale chargée de réguler les médias et télécommunications) à la Justice en passant par le FBI, fonctionnent comme une forme de contrôle coercitif informationnel : une guerre cognitive menée au sein d’une économie de l’attention pour confisquer les ressources symboliques et réels, saturer l’espace médiatique et empêcher toute contestation de se déployer.

Gommer les auteurs du récit est l’un des moyens par lesquels les systèmes dominants se maintiennent et se reproduisent : les groupes en position de pouvoir ne sont jamais contraints d’interroger leur propre domination. L’un des traits fondamentaux du privilège est précisément cette capacité à rester inquestionné, à se rendre invisible, à apparaître comme neutre, y compris dans des situations qui les concernent directement. La structure même des phrases, la manière dont nous pensons et rapportons la violence systémique, conspire ainsi à détourner l’attention des véritables auteurs de cette violence. Dans le cas des violences fascistes, ce processus se double d’une captation massive des ressources d’attention et d’une criminalisation de toute résistance. C’est pourquoi une pratique féministe de la médiatisation s’impose : nommer clairement les agresseurs, refuser les prétextes qui légitiment leurs actes, inscrire chaque événement dans la stratégie globale de domination qui le rend possible. De la même manière que les féministes ont imposé l’usage du terme « féminicide » pour rendre visibles les structures patriarcales qui produisent ces meurtres, il devient nécessaire d’exiger des professionnels des médias un langage et cadrage précis pour désigner et dénoncer les violences christofascistes.


*La théologienne féministe de la libération Dorothee Sölle a forgé dans les années 1970 le terme christofascisme pour désigner une dérive du christianisme qui exige la soumission aveugle à l’autorité, sacralise les suprémacismes et le capitalisme, et légitime l’injustice sociale. En associant religion, patriarcat et nationalisme, il devient un appui idéologique pour tous ceux qui veulent faire des “disciples des nations”, c.a.d transformer nos démocraties en théocraties chrétiennes.

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