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Billet de blog 26 juin 2025

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« Seringuer des femmes » : la gamification masculiniste des paniques morales

À l’approche de la Fête de la musique 2025, des appels à « seringuer des femmes » circulent sur les réseaux sociaux. Ce texte propose une analyse d’une stratégie d’intimidation genrée à bas bruit et de ses angles morts médiatico-politiques, entre gamification virale et désengagement institutionnel.

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Prémices d’une terreur genrée : entre chasse aux likes et mise en scène de la solidarité

La séquence d’alerte autour des menaces de piqûres lors de la Fête de la musique 2025 commence le 17 juin, par la publication d’un message sur Instagram, puis TikTok, par le compte Actu React Info. Derrière ce pseudonyme se trouve Eloan C., un mineur présenté comme "journaliste indépendant", fondateur en janvier 2025 d'une auto-désignée "rédaction". Ce compte s’inscrit dans une économie de la captation attentionnelle propre aux comptes dits chasseurs d’ambulance : des entités mimant les codes journalistiques sans en respecter les normes d’investigation ni les principes déontologiques, dans le but de générer des vues, des interactions et des revenus. L’information y est formatée pour susciter une réaction affective immédiate, souvent au détriment de la vérification.

Le 17 juin 2025 à 15h49, le compte Instagram Actu React Info publie un message d’alerte, balisé d’émojis alarmistes :

"DES APPELS À PIQUER AVEC UNE SERINGUE LORS DE LA FÊTE DE LA MUSIQUE CE SAMEDI 21 JUIN ONT ÉTÉ LANCÉS SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX. NOUS VOUS APPELONS À LA VIGILANCE."

Sans source, sans capture, sans contexte. Ce message est toutefois relayé dans les heures qui suivent par plusieurs comptes liés aux réseaux conspirationnistes et vigilantes, notamment par le compte Alerte Péd0 sur Twitter (5K+ partages, 1,9M de vues), un compte qui s’inscrit dans la mouvance des justiciers autoproclamés de la lutte anti-pédocriminelle. Ce type de compte opère à partir d’une posture d’enquête, visée punitive, pratiques de doxing ou de traque numérique, souvent au mépris de toute procédure judiciaire ou déontologie. Ces acteurs s’inscrivent dans une logique de spectacle punitif, et leurs dérives sont bien connues dans les cercles militants et juridiques. À ce stade, le message ne revêt pas une forme genrée. Les femmes en tant que cibles ne sont pas mentionnées.

Le 19 juin à 12h14, une nouvelle publication du compte Actu React Info sous forme de vidéo sur TikTok affirme avoir "infiltré plusieurs groupes Snapchat" dans lesquels circuleraient des appels à "seringuer des meufs" durant la Fête de la musique. On y voit des captures d’écran floutées de publications, sans date ni identifiant, à l’authenticité invérifiable. Bien que des consignes soient données en cas de piqûre, la mise en scène est dramatique, allant jusqu’à agiter le spectre de la mort en cas de piqûre, et s’inscrit dans une esthétique de la traque pseudo-journalistique typique des "vigilantes". Impossible, au visionnage de la vidéo, de savoir si les contenus sont actuels, s’ils ont été sourcés directement par Eloan C. ou s’ils lui ont été transmis, ni s’ils ont été signalés à la plateforme Pharos. Contacté pour élucider ces points, il n’a pas donné suite. Peu importe la prudence, cette vidéo est largement relayée, voire les informations qu’elle contient reprises par d’autres influenceurs sans, là aussi, citer la source.

C’est le cas, par exemple, huit heures plus tard, d’Abrège Sœur, une influenceuse féministe, qui relaie à son tour l’alerte, sans nommer la source pour étayer cette alerte. Elle propose de faire circuler une affiche intitulée : “DES HOMMES PRÉVOIENT D’ATTAQUER ET DE PIQUER DES FEMMES LORS DE LA FÊTE DE LA MUSIQUE, CE 21 JUIN“. Elle donne par ailleurs des consignes en cas de piqûre et suggère de télécharger l’application d’entraide entre femmes The Sorority*. Bien que sa démarche soit collective et solidaire, le manque de précision en matière de sources l’ouvre instantanément à la critique.

Le climat anxiogène se complexifie avec l’intervention d’Amine Mojito (de son vrai nom Illan Magneron), influenceur condamné pour incitation à la haine sexiste, qui effectue son retour médiatique en diffusant sur TikTok une vidéo le montrant simulant des piqûres dans l’espace public. Le "canular" est perçu comme irresponsable par de nombreux internautes, d’autant qu’il intervient dans un contexte où circulent des alertes sur les messages d’appel à la piquer des femmes.

La presse traditionnelle a, quant à elle, adopté un angle centré sur les réactions des femmes — peur, retrait, solidarité — plutôt que sur la vérification des contenus initiaux ou l’analyse des producteurs de menace. Aucun travail d’investigation sur les groupes Snapchat mentionnés n’a été mené. La focale s’est déplacée vers les conduites des cibles, confirmant un biais structurel dans le traitement des violences sexistes : ce sont les comportements des femmes que l’on évalue, et non ceux des diffuseurs de menaces.

Enfin, l’imaginaire de la seringue comme vecteur de menace s’inscrit dans une généalogie de paniques morales bien connues : sérophobie, toxicophobie, peur du corps "contaminant". En déclarant d’emblée que l’ensemble de la séquence relève du hoax, une partie du discours militant féministe a minoré la portée politique des menaces. Cette attitude a eu pour effet de polariser la discussion autour de l’intentionnalité des lanceurs d’alerte, au lieu de mettre l’accent sur la dynamique d’intimidation collective à l’œuvre.

Entre doute et désinvolture : comment l’État et les médias ont manqué la cible

La question de la réalité matérielle des piqûres s’est rapidement imposée comme un point de bascule dans le traitement médiatique et institutionnel de l’affaire. Plusieurs articles, relayés sur les réseaux sociaux, mobilisent des précédents récents pour avancer l’hypothèse d’une "hystérie collective". Ce cadrage, s’inscrivant dans une longue tradition de délégitimation des peurs genrées, a contribué à marginaliser le vécu des victimes potentielles et à déplacer l’attention vers la véracité de leurs dires.

Selon les chiffres communiqués après la Fête de la musique, 145 signalements de piqûres ont été recensés à l’échelle nationale. À ce jour, aucune seringue ni objet piquant (aiguille, cure-dent) n’a été formellement relié à un suspect. Et aucune substance injectée n’a été confirmée par les analyses toxicologiques, qui peuvent nécessiter plusieurs semaines. Cependant, ce bilan concernant le passage à l’acte doit être contextualisé. La difficulté à prouver une injection — médicalement, légalement — est documentée. Traces éphémères, produits non identifiables, effets psychosomatiques de piqûres “à blanc” ou avec des objets autres que des seringues, tout concourt à rendre la preuve fragile, contestable.

Mais cette obsession de la "preuve" passe à côté de l’essentiel : l’incitation, ou la menace à commettre des violences à l’égard des personnes en raison de leur genre est, en soi, gravissime.

Douze personnes ont été interpellées, certaines en flagrant délit selon les autorités. Selon Éric Henry, délégué national du syndicat Alliance Police Nationale, “Certains auraient reconnu les faits, au moins un tout du moins, indiquant avoir répondu à l'appel paru sur les réseaux sociaux invitant à piquer des femmes.” Cette déclaration, si elle était authentifiée, confirmerait de manière tangible l’existence des messages, et leur capacité à susciter une tentative de, ou le passage à l’acte.

Sur ce point crucial de l’existence réelle des appels à “seringuer des femmes”, pourtant facilement vérifiable avec les moyens dont dispose l’État, ce n’est que le 24 juin qu’on obtient une réponse sur la réalité de ces appels. Soit trois jours après la Fête de la musique, et une semaine après les premières alertes sur les réseaux sociaux, la porte-parole de la Police nationale confirme à l’antenne de France Culture qu’il y a bien eu des signalements Pharos concernant des contenus appelant à piquer des femmes, bien que ceux-ci ne soient pas “d’ampleur”. Elle ne dit pas de quand ces signalements datent — avant ou après la Fête de la musique —, détail important en matière de potentiel de prévention. 

Le Garde des Sceaux, Gérald Darmanin, prend également la parole le 24 juin. Il affirme alors qu’il sera très ferme avec les auteurs de piqûres sauvages, ainsi qu’avec ceux qui ont publié de "jeux malsains" sur les réseaux sociaux. Pas des menaces. Pas de la violence. Des "jeux". Le lexique est éloquent : on dépolitise, on dégenre, on infantilise des auteurs présumés, dont les interpellés sont tous majeurs, pour dissoudre l’agression dans le lexique de la plaisanterie.

Selon des sources policières, les dispositifs de sécurité mis en place en amont de la fête n’incluaient aucune mention explicite du risque de piqûres. Les télégrammes du ministère de l’Intérieur se concentraient sur la menace terroriste, sans intégrer les signalements pourtant remontés. Cette absence de prise en compte révèle une forme d’inconscient politique : certaines formes de terrorismes continuent d’être perçues comme négligeables ou anecdotiques.

La défaillance de réaction n’est pas seulement politique, elle est aussi médiatique. Alors que les alertes circulaient sur les réseaux dès le 17 juin, la presse a tardé à remonter aux sources et, encore moins, à vérifier la réalité des appels à la piqûre afin d’éviter la mise en doute systématique des femmes. Le regard s’est porté sur la panique, pas sur ses déclencheurs. Comme si la peur ressentie par des femmes ne pouvait être qu’irrationnelle. 

Pourtant, nous sommes bien face à des actions qui visent à instaurer la terreur, masculiniste, c’est-à-dire l’emploi ou la menace de l’emploi de la force contre des non-combattants par un acteur non étatique dans un but politique et symbolique (à destination d'une ou plusieurs audiences).

Une étude menée à Paris en 2022 sur 171 cas de suspicion de piqûres en milieu festif montre que la majorité des victimes sont des femmes jeunes. Plus d’un tiers des victimes ne rapportaient aucun symptôme, les autres évoquaient fatigue, vertiges, nausée ou amnésie. Aucune substance n’a été détectée lors des analyses toxicologiques. Des traces physiques compatibles avec une piqûre ont été observées dans plus de la moitié des cas, principalement sur les bras. L’étude conclut qu’il s’agit davantage de piqûres que d’injections, sans motivation sexuelle apparente. Elle émet l’hypothèse d’un acte destiné à instiller la peur sans objectif clair.

Une autre étude faite au Royaume Uni, conclue que la coordination entre justice, santé et sciences forensiques est insuffisante. Pour agir, il ne suffit plus de collecter des signalements : il faut questionner les motifs des auteurs, repenser les enquêtes médico-légales et renforcer la confiance des victimes par des réponses adaptées.

L’aveuglement aux discours et modes d’action masculinistes 

Les messages circulant sur les médias sociaux appelant à "seringuer des meufs" doivent être analysés dans le cadre des stratégies d’intimidation terroristes à bas coût, qui ressemblent à celles mises en œuvre par certains milieux radicaux masculinistes. Ceci d’autant plus lorsque le passage à l’acte est gamifié, présenté sous forme de challenge collectif. Le recours à des menaces de violence genrée, diffusées dans un contexte de grande visibilité médiatique, constitue une modalité d’action idéologique visant à contraindre la liberté de circulation, à dissuader la présence des femmes dans l’espace public, et à produire un effet de sidération collective.

On aurait pu imaginer une communication institutionnelle rassurante dès les premiers signalements Pharos, une communication qui détaille le nombre d’appels à “seringuer”, comment signaler d’autres contenus et l’assurance de poursuite des auteurs des messages — en amont de la Fête de la musique. Ceci aurait eu pour double effet de dissuader des candidats au passage à l’acte, et de ne pas créer un vide dans lequel des amateurs lanceurs d’alerte se sont engouffrés. Par ailleurs, des consignes en cas de piqûre et le détail des risques (minimes) en cas de piqûre furtive auraient permis de réduire la portée des inquiétudes, réelles.

Car lorsqu’il y a un vide informationnel, des rumeurs et des doutes prolifèrent. Ce vide est rapidement comblé par des individus, chacun·e avec ses motivations propres. Pour Actu React Info et d’autres influenceurs, c’est la quête de notoriété et de monétisation de leurs contenus ; pour Abrège Sœur, sa démarche s’inscrit dans la prévention — alors même qu’elle n’est pas formée pour — ; et d’autres encore se sont emparés de l’amplification de la menace pour détourner l’attention des violences masculines vers leurs obsessions racistes.

Entre peur et instrumentalisation : refuser l’impasse stratégique

Enfin, cette séquence ouvre un débat plus large sur les stratégies militantes en cas d’instrumentalisation par l’extrême droite des violences fondées sur le genre.

Reconnaître que l’objectif stratégique de ces groupes d’hommes est d’instaurer un climat de peur afin de normaliser les menaces et violences à l’égard des femmes est un premier pas. Puisque nous sommes face à un mode d’action d’ordre terroriste, les mêmes consignes s’appliquent : ne pas céder à la panique, ne pas offrir à l’ennemi une victoire symbolique, mais ne pas minorer la gravité de leurs menaces non plus. Et surtout, éviter d’accabler les minorités et refuser de s’enfoncer dans des phobies (toxicophobie, sérophobie) à l’égard de populations déjà stigmatisées.

En 2025, continuer à dénoncer les violences masculines tout en refusant leur instrumentalisation par l’extrême droite est un équilibrisme nécessaire. Car le chantage est connu : parler, c’est "faire le jeu". Se taire, c’est l’accepter.

Les menaces diffusées à l’approche de la Fête de la musique relèvent d’une nouvelle forme de guerre psychologique patriarcale : technologique, sans visage, réplicable. Elles doivent être analysées pour ce qu’elles sont : un outil d’intimidation à grande échelle, qui surfe sur des crises morales historiques, adapté au numérique. Mais leur existence ne doit pas nous condamner au silence, ni au désarmement critique.

*Le fonctionnement de l'application The Sorority pose par ailleurs de nombreux problèmes. Elle n'est pas référencée par le ministère à l'égalité F/H comme application répondant aux critères strictes en matière de protection des femmes

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