Publication dans la revue "Semaine Sociale Lamy", édition du 12 mars 2012 - Article co-écrit avec Me David METIN, Avocat au Barreau de Versailles
Le 15 février 2011, soixante et onze salariés, éprouvés par la lenteur de la justice prud’homale, saisissaient le Tribunal de Grande Instance de Paris d’une action en responsabilité à l’encontre de l’Etat. Seize premiers jugements condamnant l’Etat pour déni de justice ont été rendus le 18 janvier 2012 dans le cadre de cette action collective initiée par des avocats du Syndicat des Avocats de France.
***
« Il relève du devoir de l’État de mettre à la disposition des juridictions les moyens nécessaires à assurer le service de la justice dans des délais raisonnables et ce délai résulte manifestement du manque de moyens alloués à la juridiction prud’homale. Le déni de justice invoqué par le demandeur est caractérisé »"[1] C’est en ces termes que le Tribunal de Grande Instance de Paris a condamné l’Etat à indemniser des salariés qui ont dû attendre plusieurs années pour obtenir gain de cause devant les juridictions du travail de la région parisienne. Ainsi, chacun des seize salariés s’est vu octroyer entre 1 500 € et 8 500 €, à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral causé par l’ « attente » et l’ « incertitude » du résultat de la procédure en justice qu’ils avaient engagée[2]. Il est vrai que certains des salariés avaient dû patienter trente-deux mois pour que se tienne l’audience de départage devant le Conseil de prud’hommes de Bobigny. D’autres encore n’ont pu obtenir une réparation de leur préjudice consécutif à leur licenciement abusif qu’à l’issue d’une procédure de deux ans devant le Conseil de prud’hommes de Nanterre. D’autres, enfin, ont attendu l’audience de jugement quinze mois devant le Conseil de prud’hommes de Longjumeau.
Nul ne s’y trompera : les jugements du 18 janvier 2012 rendus par le Tribunal de Grande Instance de Paris revêtent une importance singulière. Comme toutes les décisions condamnant l’Etat en raison des dysfonctionnements de la justice, celles-ci sont suffisamment rares pour être soulignées. Pour mémoire, aux termes des dispositions de l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire, l’Etat n’est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice que dans les hypothèses de faute lourde ou de déni de justice. Concernant les délais excessifs de procédure devant les juridictions du travail, à l’origine des seize condamnations, le Tribunal a considéré que le déni de justice était caractérisé tant il apparaissait que l’Etat avait manqué à « son devoir de protection juridique de l’individu et notamment du justiciable en droit de voir statuer sur ses prétentions dans un délai raisonnable »[3], conformément à l’article 6 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CESDH).
Mais c’est davantage la motivation retenue par le Tribunal de Grande Instance de Paris qui mérite une attention particulière. La juridiction réaffirme d’abord avec raison que les délais excessifs de procédure ne sont pas justifiés par la complexité des conflits individuels du travail. Cette analyse est conforme aux dispositions de l’article 6 de la CESDH qui supposent, dans l’appréciation des délais raisonnables, la prise en compte notamment de la nature de l’affaire. Ainsi, dans un arrêt Delgado c/ France[4], la Cour de Strasbourg a sanctionné de manière particulièrement lourde la France pour avoir statué dans un délai déraisonnable un contentieux relatif au licenciement d’un salarié protégé. Cette condamnation est intervenue au sein d’un courant jurisprudentiel qui existe depuis l’arrêt Buchholz c/ Allemagne de 1981 devant la Cour européenne des droits de l’homme et qui tend à reconnaître « qu’une rapidité particulière s’imposait dans le contentieux du travail ». Dans le même sens, un autre élément, complémentaire, peut être évoqué pour justifier le choix de la Cour d’allouer dans cette affaire un montant conséquent à la requérante. Il s’agit de sa volonté de sanctionner tout particulièrement les délais déraisonnables des procédures qui affectent directement les moyens d’existence et de subsistance des personnes physiques.
Or, c’est dans cet esprit de célérité que le législateur a prévu de réduire les délais d’audiencement permettant aux requérants d’éviter la phase préalable de conciliation, phase obligatoire à peine de nullité de la procédure devant le Conseil de Prud’hommes. Tel est notamment le cas des salariés opposés à une société en redressement ou liquidation judiciaire. De même, les enjeux d’une demande de requalification d’un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée au titre de l’article L. 1245-2 du Code du travail, commandent que l'affaire soit directement portée devant le bureau de jugement qui statue au fond dans un délai d'un mois suivant sa saisine. En cas de licenciement pour motif économique, la séance de conciliation doit se tenir dans le mois de la saisine du Conseil de Prud’hommes[5]. Le bureau de jugement doit ensuite statuer dans un délai ne pouvant excéder 6 mois[6]. L’article R. 1454-29 du Code du travail oblige à fixer la date de l’audience de départage dans le délai d’un mois suivant la décision de renvoi en cas de procédure au fond et de 15 jours en ce qui concerne les procédures de référé. À cet égard, les jugements parisiens peuvent être rattachés à cette démarche d’exigence renforcée d’un délai raisonnable lorsque l’action se rattache aux moyens de subsistance de l’individu. Il en effet remarquable que dans la majorité des espèces une législation spéciale protégeant cet intérêt était en cause.
Autre enseignement des décisions du 18 janvier 2012 : les délais déraisonnables de procédure prud’homale ne sont pas consécutifs à l’attitude des parties, employeurs comme salariés, à leurs avocats, aux conseillers prud’hommes ou encore aux greffiers et à l’ensemble du personnel administratif des juridictions. Le Tribunal de Grande Instance de Paris ne dit mot d’aucun et en profite pour écarter d’un revers les idées reçues et habilement répandues par les détracteurs de la justice prud’homale. Aux dires des magistrats parisiens, l’unique responsable des délais excessifs de procédure est l’Etat dont la politique budgétaire plonge aujourd’hui les juridictions du travail dans une situation de disette. Personne ne s’en étonnera tant l’actualité recèle d’exemples de dysfonctionnements. Ainsi, le 11 janvier 2011, les conseillers prud’hommes salariés du Conseil de prud’hommes de Paris devaient adopter une motion pour dénoncer l’insuffisance des moyens et notamment les dix codes du travail mis à la disposition des 832 juges. Autre illustration tout aussi inacceptable, le Conseil de prud’hommes de Rodez a été contraint de suspendre toutes les audiences depuis le mois de septembre 2011, faute de greffiers.
Dans ces circonstances, les jugements du 16 janvier 2012 ont le mérite de rappeler à l’Etat jusque-là défaillant que c’est à lui, et à nul autre, que revient la charge d’assurer la justice à ses citoyens. « Le temps processuel est souvent vécu de façon diverse par les acteurs du procès. Il est gagné pour certains, subi par d’autres. Chacun dispose d’un rapport au temps profondément différent selon la place qu’il occupe dans le procès et selon les considérations de l’espèce. Le temps est donc une donnée subjective du procès. Il est même devenu un droit subjectif du justiciable, une obligation pour le juge mais dont le véritable débiteur est l’État. »[7]. C’est l’essence même de l’Etat de droit[8] que d’assurer le contrôle par la justice des lois et des règlements qu’il édicte. C’est donc une faillite particulièrement grave, que celle d’un Etat qui n’assure pas le droit à un procès dans des conditions raisonnables à ses justiciables. Il est vrai que le service public de la justice est soumis comme tous les autres à des contraintes budgétaires, humaines et plus largement à la judiciarisation de notre société. On peut même noter une augmentation des contentieux d’année en année. Mais peut-on se plaindre qu’un nombre toujours plus grands d’individus fasse valoir leurs droits ? Au contraire, c’est là le moteur et la raison d’être de la justice, et un indicateur de la santé et de la vivacité d’une démocratie. Dès lors, c’est bien au service de la justice de s’adapter[9], de gagner en ressource et en efficacité pour répondre à cette évolution louable.
Cela est d’autant plus nécessaire que loin de n’être qu’une préoccupation philosophique et humaniste, qu’un préjudice symbolique pourrait indemniser, l’absence de garantie de délai raisonnable débouche sur des dérives concrètes. À cet égard, l’un des effets les plus visibles de l’insuffisance des services de la justice et sans nul doute l’un des plus graves consiste à décourager les individus à faire valoir leurs droits, ce qui n’est pas acceptable. Le rapport au temps entre les parties au procès prud’homal n’est pas le même. L’intérêt du salarié est bien différent de celui de l’employeur. Le Code du travail a depuis toujours intégré qu’un déséquilibre existe entre les deux parties à la relation de travail, les procédures prud'homales n’en rendent pas encore suffisamment compte. En effet, là où il est intenable d’attendre plusieurs mois, voire plusieurs années, pour un salarié, il est en revanche plus aisé si ce n’est opportun pour l’employeur de patienter. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux situations des « ruptures d’urgence » et notamment de la prise d’acte par le salarié de son contrat de travail ou de la résiliation judiciaire. Dans cette dernière hypothèse, un travailleur subit une situation si éloignée et pénible de l’exécution normale de son contrat de travail qu’il en réclame la rupture en justice. Or, pour la prise d’acte, le salarié devra subir les délais procéduraux sans bénéficier de l’assurance chômage, le plaçant dans une situation particulièrement délicate. De même, le salarié qui réclame la résiliation judiciaire de son contrat de travail attend cette décision dans les conditions de travail trop souvent dégradées qui ont un impact sur sa santé. Certains justiciables sont donc placés dans des situations intenables, dont les conséquences psychologiques et humaines peuvent être parfois très dures. Ce que relevait d’ailleurs fort justement le ministère public dans ses réquisitions pour cette série de dossiers. Il conviendrait d’ailleurs que pour ce type de situation, une réponse processuelle soit mise en place, comme cela existe pour la requalification d’un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, mais également que des moyens y soient alloués. En l’absence de tels efforts, il est notoire que des stratégies indexées sur le temps judiciaire se développent chez les contrevenants. L’existence d’un nombre important de radiations et caducités est trop souvent la conséquence de la lassitude des plaignants. Les conseillers prud’hommes savent que les délais excessifs de départage se traduisent souvent par des abandons de procédure.[10]
Plus déstabilisant pour un Etat de droit, cette carence du service public de la justice conduit à l’apparition de stratégies de contournement et d’évitement du juge. La plus classique consiste évidemment dans la transaction qui peut intervenir au cours d’une procédure. Il est en effet remarquable que le facteur temps joue un rôle considérable et exerce une pression sur les négociations d’une transaction. Si une transaction est acceptable dans son principe et n’apparaît pas injuste en ce qu’elle permet aux deux parties de s’épargner le risque de l’aléa judiciaire, il en est évidemment tout autrement lorsque les délais s’ajoutent dans les tractations. Ce délai a une évidente influence radicalement différente sur les parties au procès en matière sociale. Une seconde, qui a connu un engouement important depuis sa mise en place par le droit du travail concerne la rupture conventionnelle prévue à l’article L. 1237-11 du Code du travail. Si cette dernière présente un intérêt – le bénéfice des indemnités chômage - elle n’en demeure pas moins particulièrement gênante. En effet, au regard des délais de procédure, un salarié qui se voit proposer une rupture conventionnelle l’acceptera à moindre coût plutôt que d’engager une procédure de contestation du licenciement beaucoup plus longue. Les employeurs ne l’ignorent pas. Au contraire. Ils imposent ce mode de rupture jouant ainsi sur l’essoufflement des salariés. Cette pratique est voulue et entretenue par les pouvoirs publics qui découragent le justiciable de saisir son juge, au profit de mesures de déjudiciarisation et d’autres modes de résolution des conflits telle que la médiation. Ainsi, la violation des délais raisonnables, particulièrement en matière sociale, emporte des conséquences lourdes. Elles sont lourdes de sens, en ce qu’elles reviennent sur les fonctions et la cohérence même du droit du travail dans sa dimension protectrice des travailleurs. Elles sont lourdes de symboles, puisqu’elles contraignent nombre de justiciables à évaluer leur propre préjudice, ainsi qu’à mettre en balance le respect de leur droit et leur propre moyen de subsistance.
Enfin, à quelques mois des échéances électorales, chacun conviendra de la portée politique des jugements du Tribunal de Grande Instance de Paris. A l’adresse des gouvernants actuels, les condamnations de l’Etat pour déni de justice sont la dernière ligne d’un bilan contrasté dans l’accès du citoyen à la justice déjà éloigné sur un plan géographique (suppression de 62 conseils de prud’hommes en 2008) et financier (création de la contribution de 35 € en 2011 pour toute saisine de la juridiction). Quant aux futurs gouvernants, ils sont également prévenus. A leurs endroits, les condamnations tiennent lieu déjà d’avertissement : ils devront allouer instamment de nouveaux moyens aux juridictions du travail, sous peine de s’exposer à de nouvelles condamnations.
[1] Jugements du TGI de PARIS du 18 janvier 2012, n°11/02506 et autres
[2] Jugements du TGI de PARIS du 18 janvier 2012, n°11/02506 et autres
[3] Jugements du TGI de PARIS du 18 janvier 2012, n°11/02506 et autres
[4] Arrêt CEDH du 14 novembre 2000, DELGADO c/France, n °38437-97
[5] Art. R. 1456-2 du Code du travail
[6] Article R 1456-4 du Code du travail
[7] A. Claudo « la maîtrise du temps en droit processuel » Jurisdoctoria n° 3, 2009
[8] Voir en ce sens le premier président de la Cour d’Appel de Paris J-C Magendie « l’effectivité des droits passe par des procédures adaptées » la Semaine juridique édition générale n°22, 28 mai 2008, I 145
[9] Sur cette question voir notamment C. CASTAING, « Les procédures civiles et administratives confrontées aux mêmes exigences du management de la justice », AJDA 2009, p. 913. pour une réflexion critique en matière sociale se référer par exemple à E. Serverin « Contentieux procédure et juridiction » RDT Avril 2011 ; E. Serverin et T. Grumbach, « La réforme de la carte des prud’hommes devant le Conseil d’État ou le triomphe d’une approche managériale de la justice du travail », RDT 2009. 532.
[10] voir K. Derouvroy « a propos du délai raisonnable » chronique ouvrière 16 décembre 2007 disponible sur : http://www.chronique-ouvriere.fr/spip.php?article46