Comme je l'avais annoncé dans un précédent billet (31 août dernier) consacré au film Le jeune imam, j'en propose un ici autour du très bon film Les Misérables de Ladj Ly, un film nous tirant vers un autre, allons-y (yallāh) :
Ce film nous accroche, il est doté d'un rythme captivant, excellente réalisation et je dois dire que les dialogues - contrairement à beaucoup de films contemporains du même genre - sont travaillés, ils procurent beaucoup d'humour dans des situations quotidiennes banales et souvent tragiques de la vie de cette cité.
J'aimerais souligner tout de suite la force de ce film, elle réside dans le traitement des personnages principaux qui incarnent des "baceux" (policiers de la BAC en argot) qui nous embarquent dans leur quotidien répressif, le regard du film à leur égard n'est jamais univoque, il est tout en complexité contrairement au très médiocre - selon moi - Bac Nord où les personnages sont sans nuance. Même le pire des trois personnages qui est souvent insupportable, Chris, apparaît dans un même temps drôle et surtout plus torturé qu'on ne le croit ; il peut même s'avérer touchant parfois ! C'est le brio de ce film, le regard n'est jamais ni blanc ni noir, il est comme la vie, pas simple.
Ce blog est dédié à la question de l'islam, parlons-en donc : dès le début du film l'on voit un groupe de barbus qui cernent des jeunes ados du quartier en leur faisant un sermon sur l'importance de la foi en Dieu. Pour qui connaît bien l'islam sunnite, l'on reconnaît bien le discours et la démarche bien rodés du mouvement indo-pakistanais du tablīgh (تبليغ), dont les adeptes missionnaires sont appelés parfois les "témoins de Jéhovah de l'islam". L'ennui des jeunes devant leur discours répétitif est drôle et profondément vrai car ce groupe est connu justement pour débiter exactement les mêmes discours, quelle que soit la langue, et ce, dans n'importe quel pays au monde, jusqu'à reprendre même les intonations de voix.
Le personnage de Salah en revanche est différent (le propriétaire du kébab), c'est peut-être le seul personnage à ce point magnifié, il incarne une pureté sans faille. L'on sait bien sûr qu'il a été un grand délinquant, ce n'est pas dissimulé mais son traitement est angélique, il serait le seul à comprendre les jeunes du quartier et à ne pas vouloir s'en servir. On le voit même dans son restaurant dans un plan crépusculaire avec, au dessus de lui, la figure de Muhammad Ali, ce n'est bien sûr pas un hasard. C'est un choix comme un autre mais je trouve que c'est dommage car, d'après sa posture, son discours et son établissement, je l'identifierai dans une religiosité de type salafiste quiétiste très conservatrice, dans la mesure où un pratiquant appartenant au mouvement du tablīgh ne gérerait pas un commerce de ce genre a priori. Par conséquent, faire de ce personnage le seul désintéressé est en contradiction avec la finesse du film me semble-t-il à l'égard de ses personnages, dans la mesure où ce courant lui aussi défend des objectifs fort peu désintéressés à l'égard des jeunes pour leur faire adhérer à sa vision de l'islam très isolationniste.
Ma critique la plus forte en réalité vise un grand gâchis de potentiel, à savoir celui de la jeune et talentueuse actrice, Sofia Lesaffre, elle n'apparaît que 2 min, c'est incompréhensible, d'ailleurs les personnages féminins ne sont dans ce film pas assez exploités, la critique a déjà été faite et je la trouve justifiée, ne serait-ce que pour ce gâchis de potentiel-ci.
En réalité, le vrai personnage-cible du film sont les jeunes et c'est bien le cœur du message, il transpire de ce film, un message humaniste car il entre en empathie avec les jeunes générations en condamnant les plus anciennes pour leur cupidité et leur absence de conscience. Ces ados sont les martyrs du film, ils sont sacrifiés par le dénuement qui rythme leur quotidien, la répression violente des baceux qui outrepassent leur pouvoir, la cupidité des caïds qui ne pensent qu'à défendre leur business et leurs maigres privilèges, ils sont délaissés au moment où ils auraient pourtant le plus besoin de modèles. Pour faire un lien avec les sciences humaines, on ne le répètera jamais assez, les jeunes des classes populaires, quelle que soit l'origine familiale ou la religion bien entendu, sont tout sauf des assistés, les vrais assistés sont les jeunes issus de milieux dotés en capital économique et culturel que l'on accompagne à chaque étape de leur vie, c'est un fait établi sociologiquement parlant. Nul reproche en cela bien sûr à un jeune issu d'un milieu favorisé, on ne choisit pas où l'on naît, le nier en revanche serait un crime contre la décence.
Je me souviens à titre personnel du choc quand j'avais lu à 20 ans La Distinction de Pierre Bourdieu, ce genre de lectures façonne à vie mais, dans un autre registre, c'est un écrivain que j'aimerais citer ici et qui a le mieux exprimé que quiconque à mes yeux les différences de milieu social, Albert Memmi, dans sa belle autobiographie, La Statue de sel, où il raconte son enfance de Juif tunisien à Tunis et il y affirme avec force qu'étant issu d'un milieu très modeste, il se sentait bien plus proche de ses camarades musulmans pauvres que de ses camarades juifs issus des classes aisées. Et il acheva ses réflexions en déclarant que l'argent sépare et unit davantage les individus que ne le font les religions. Cette lecture m'avait beaucoup marqué également.
Enfin, dernier point, le personnage du brigadier Ruiz, il semble être la conscience du film, il est notre regard dans un univers de débrouille, de compromission et où l'absurde d'une mission ne parvient pas à s'éclaircir tout au long du film. La position de Ruiz au sein de cette équipe de baceux pose en fait une question plus essentielle : que peut faire un individu avec une conscience morale dans un groupe qui va dans le mur ? C'est difficile dans le monde réel de s'extraire du besoin d'appartenance au groupe, quand bien même ce groupe ferait n'importe quoi. On voit d'ailleurs bien qu'il est perçu comme un looser par ses coéquipiers pour une bonne partie du film. D'ailleurs (ATTENTION SPOILERS, passez au paragraphe suivant si vous les craignez), la fin du film le montre très bien. La révolution des jeunes contre les adultes cupides aboutit à ce que Ruiz aussi tombe dans les filets de la colère car lorsqu'une structure est profondément injuste, peu importe que vous soyez "gentil" ou non, si vous êtes là, vous êtes balayé comme tout le monde.
Conclusion personnelle :
Ce film c'est l'esprit de la France du temps long, celle de Victor Hugo, de la grande Révolution française, mis en scène dans un environnement urbain et très contemporain d'un quartier populaire de la banlieue parisienne. C'est un message d'amour aux jeunes générations, ce sont eux les véritables héros du film et, quoi qu'on dise, ils seront notre avenir.
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