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Steven Duarte

Enseignant-chercheur, maître de conférences arabe / islamologie, spécialiste des réformismes de l'islam

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Billet de blog 10 mars 2024

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Autour du film « La source des femmes » de Radu Mihaileanu (2011)

Je m'essaye à la critique de film en parfait amateur mais sur un sujet que je maîtrise, l'islam et ses représentations, mon avis sera donc purement subjectif bien que nourri par mon expertise et par mon amour du cinéma.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J'ai découvert très tardivement ce film sorti voici treize ans, je n'ai vu aucun film du réalisateur roumain Radu Mihaileanu (même pas le très bon, paraît-il, Va, vis et deviens sorti en 2005 mais je vais remédier à cette lacune !), c'est par conséquent une découverte tardive, c’est parti, yallā:

Tout d'abord le casting est majestueux, des femmes superbes par leurs talents : Leïla Bekhti, Sabrina Ouazani (toujours lumineuse), Hafsia Herzi, Hiam Abbass qui mériterait le titre honorifique de "la Dame" (الستّ) - surnom de la diva Oum Kalthoum, Biyouna avec sa voix rauque typique qui incarne souvent la conscience, quant aux hommes, Saleh Bakri y est excellent et tout en ambivalence car son personnage est partagé entre ses élans éclairés et son habitus traditionnel ainsi que sa loyauté envers ses parents. Le personnage de l'imam est juste je trouve, il est traditionaliste puis à force d'écouter les femmes semble évoluer vers une interprétation plus libérale des textes de l'islam, je reviendrai sur ce point.

Tout part d'un drame qui survient à cause d'une tâche ardue que seules les femmes doivent accomplir, pendant que les hommes ne font pas grand chose à vrai dire, elles doivent chercher de l'eau à la source située sur un mont élevé, à pied et chargées comme des mules, et c'est lors de cette tâche habituelle qu'une des femmes perd son bébé en faisant une fausse couche.

Lors d'une scène très ingénieuse et tout à fait vraisemblable, les femmes du village se retrouvent dans "leur monde", au hammam, c'est là que l'idée de la contestation part, du personnage de Leila (Leïla Bekhti), considérée comme une éternelle étrangère par sa belle-mère (Hiam Abbass) qui l'accuse d'avoir volé son fils bien-aimé. Situation très crédible là aussi, qui m'a rappelé à nouveau l’excellent ouvrage d’anthropologie de Camille Lacoste-Dujardin (décédée en 2016), Des mères contre des femmes, j'en avais parlé dans mon billet consacré au film Les filles d'Olfa. La force du film étant que ce personnage de la belle-mère n'est pas pour autant diabolisé - tout comme Camille Lacoste-Dujardin ne stigmatisait jamais les femmes qui étaient l'objet de son étude en Kabylie -, on comprend plus tard dans le film que cette femme est aussi une victime tragique d'une tradition où l'amour était impossible pour elle. Cette contestation lancée par Leila et appuyée par la doyenne "Vieux fusil" (Biyouna) consiste à ce que tant que les hommes ne se bougent pas pour aider les femmes à aller puiser de l'eau, elles font la "grève de l'amour" (il est intéressant que le mot en arabe employé ici pour "amour" n'est pas حبّ mais نعاس  qui signifie "sommeil" en arabe littéraire ; euphémisation courante pour ne pas parler directement d'une chose par pudeur / tabou / croyances).

Faisons un détour par la langue utilisée : dans la version originale du film les dialogues ne sont pas en arabe littéraire (فصحى) mais en dialecte marocain (mes connaissances en dialecte maghrébin ne sont pas assez poussées pour savoir si le dialecte utilisé dans les dialogues sont vraiment du marocain "pur" ou s'il s'agit d'un mélange), je trouve très pertinent et méritant que les actrices (et acteurs aussi) aient fait cet effort d'utiliser l'arabe mais surtout un dialecte (qui semble être du marocain) étant donné que les actrices principales ne sont pas ni Marocaines ni d'origine marocaine. Si quelqu'un maîtrise le marocain et s'il pouvait me confirmer (ou non) le dialecte exactement utilisé par les actrices dans la version originale, qu'il l'indique en commentaires, je lui en serai reconnaissant. Même chose pour les chants, ils sont très beaux et il faut noter l'effort effectué ici, je pense notamment à Hiam Abbass qui est Palestinienne d'origine, sa langue natale étant tout de même assez éloignée du dialecte marocain.

Les plans et les paysages sont magnifiques, le film a été tourné au Maroc, dans les montagnes non loin de Marrakech d'après ce que j'ai pu voir sur Internet.

Les personnages sont très attachantes, il est clair que les personnages masculins sont plutôt secondaires ici, excepté l'instituteur (Sami joué par Saleh Bakri) qui aime vraiment sa femme Leila et qui la soutient dans sa "grève de l'amour". Le personnage de Loubna est drôle, elle est surnommée Esmeralda par ses amies, elle adore déclarer "je t'aime" en espagnol et au début on ne saisit pas pourquoi, puis, on voit que les femmes ont accès à la TV et suivent des séries mexicaines doublées en arabe (fait authentique, ces séries très bien doublées en arabe littéraire furent un immense succès dans le Monde arabe), c'était une idée très originale du scénariste de la surnommer Esmeralda ! 

Pour revenir à la "grève de l'amour", les hommes résistent bien sûr, plusieurs tabassent leur épouse pour les forcer à stopper cette grève, on voit même une scène terrible où un mari viole littéralement sa femme mais celle-ci ne peut émettre un son de peur de réveiller ses enfants qui dorment à côté, on utilise l'imam qui convoque les femmes et les culpabilise par des arguments religieux traditionalistes, bref, dans le village émerge une véritable "querelle des Anciens et des Modernes" qui sépare même les hommes en deux clans. Chose très intéressante, les hommes qui soutiennent les femmes ou qui ne les condamnent pas assez fermement sont constamment la cible de moqueries sur leur virilité. Finalement, les femmes reprennent du pouvoir et elles s'arment aussi en interprétant elles aussi le texte coranique, belle diatribe de Leila lorsqu'elle explique à l'imam que le Coran peut avoir plusieurs interprétations, que celle des hommes vaut bien celle des femmes !

Enfin, grande finesse du film qui ne le rend pas débile par un manichéisme donneur de leçons, même les hommes opposés à cette évolution ne sont pas en majorité privés du regard compréhensif de la réalisatrice, une scène magnifique me fait penser à cela : le beau-père de Leila l'appelle à lui servir le thé, elle s'approche, s'exécute et il la fait asseoir pour lui expliquer que les hommes aussi ont fait leur part, notamment à la guerre, qu'il ne fallait pas les juger trop vite, Leila écoute et l'on sent de la beauté dans ce moment où chacun campe sur sa vision, certes, mais écoute aussi, c'est important d'écouter. Leila répond que la guerre n'est plus et que les femmes apprécieraient que les hommes cessent de se croire en guerre, qu'ils fassent preuve de douceur et d'affection à leur égard.

Je ne dirai pas comment la situation se dénoue afin de ne rien "spoiler" mais ce film mérite d'être vu attentivement, il est beau, ces femmes sont belles, leur combat l'est aussi. Bien entendu, l'eau ici est une métaphore d'autres combats, tout comme ce lieu n'a pas de nom. Seul message fort du film peut-être et sans ambigüités : des militants fondamentalistes tentent de renverser l'imam en procédant à des démarches malhonnêtes, parmi eux le fils de "Vieux fusil" (Biyouna) qu'elle gifle lors d'une scène mémorable où elle rappelle que c'est à l'homme se "voiler son regard" s'il est dérangé par les cheveux des femmes et non l'inverse, ces militants sont alors chassés du village un peu plus tard. Ce qui me fait penser qu'il faudrait que je fasse un billet sur ce sujet en analysant le très bon film Timbuktu (2014) du réalisateur mauritanien Abderrahamne Sissako.  

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