Je n’avais vu aucun film jusqu’à présent de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania, j’avais pourtant placé son film La belle et la meute sur ma liste des films à visionner mais l'occasion ne s'est pas encore présentée. Et comme pour Le Jeune imam (voir billet précédent), j’ai préféré ne pas lire de critiques du film pour ne pas m’influencer. C’est parti, yallāh :
Pour moi ce film-documentaire est une thérapie de femmes entre femmes, sa forme de documentaire lui permet beaucoup de spontanéité, on assiste à de nombreuses scènes de pleurs mais sans voyeurisme aucun, le regard est juste et l’on ressent l’empathie de la réalisatrice à l’égard des deux personnages-actrices amateures. Olfa, la mère, joue son propre rôle mais une actrice vient la remplacer quelquefois (en sa discrète présence à l’arrière-plan). Ses deux filles cadettes jouent leur propre rôle et deux jeunes actrices interprètent les deux autres filles aînées actuellement détenues dans une prison libyenne pour faits de terrorisme, il y a donc quatre filles en tout. Enfin, un acteur masculin interprète tous les rôles masculins du films, ce qui donne un aspect comique qui ne dénote en rien avec l’atmosphère générale où le plus tragique côtoie intelligemment la dérision bon enfant, atmosphère rendant ces femmes si attachantes. Et le fait que tout le monde soit tunisien produit un entre-soi intime et bienveillant qui rend possible le fait que l’actrice professionnelle interprétant Olfa sorte parfois de sa neutralité en faisant des remontrances à la véritable Olfa sur sa manière de traiter ses filles ; quand elle le fait, l’on ne ressent aucune gêne, elle ne se pose pas en donneuse de leçons, elle parle comme si c’était sa propre sœur.
Le film débute avec le parcours personnel d’Olfa, la mère, qui a vécu des choses terribles mais sa jovialité nous entraîne et notamment ce passage très drôle du tristement célèbre rite de passage du drap taché de sang où, pour prouver que la mariée est bien vierge, l’homme se doit de « faire son devoir » et prouver ainsi sa virilité. En réalité, c’est son sang à lui qui a été exhibé car Olfa l’a cogné comme un gosse qu’il est. Par ailleurs, il est terrible ce passage où la propre sœur d’Olfa encourage ce mari à déflorer sa sœur et à le faire sans ménagement en la brutalisant, et ce, dans l’unique but de ne pas encourir le blâme des invités à la noce. Il faut bien sauver les apparences, ne pas perdre la face devant « les gens » (الناس). Ce passage me rappelle l’excellent ouvrage d’anthropologie de Camille Lacoste-Dujardin (décédée en 2016), Des mères contre des femmes, où l’on comprend que les femmes kabyles qu'elle a étudiées (mais cela peut s’appliquer ailleurs), victimes du système patriarcal, reproduisent sur d’autres femmes l’oppression qu’elles ont subie et, ce faisant, perpétuent le système qui les oppriment pourtant toutes. Le film le montre à de nombreuses reprises, Olfa, alors qu’elle souhaite pourtant protéger (et contrôler) ses filles contre la destinée funeste promise par leur père, ne se rend pas compte à quel point elle les avilie, elle leur exprime des choses très blessantes et traumatisantes qui pourraient justement les mener vers cela même qu’elle dit chercher à éviter ; comme elle le justifie elle-même, « c’est un héritage de plusieurs générations ». Mais la beauté du film réside que même lorsque le film relève ces choses, jamais le regard porté sur Olfa n’est accusateur, on comprend Olfa, sans accuser ni excuser, ce film est un modèle du juste regard qui rappelle le positionnement des chercheurs en sciences sociales, empathique mais à une juste distance.
Quant à la question de ne pas « perdre la face », « préserver l’honneur » devant la communauté, quelle qu’elle soit, cela me rappelle le magistral film iranien, Leila et ses frères (2022 - qui mériterait largement un billet ici-même). Et comme l’a très bien écrit Olivia Gazalé dans son brillant ouvrage Le mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes, les hommes sont les secondes victimes de leur virilité toxique qu’ils imposent aux femmes, ils y perdent, et le film le montre de manière pertinente quand Olfa tente – en vain – d’expliquer à son mari l’existence de préliminaires, l’importance de prononcer des mots doux, etc. Dans cet univers, les hommes masquent leur ignorance et leur insensibilité feinte par le mépris, la violence et les insultes à l’égard des femmes plus libres qu’eux, notamment le passage où le mari d’Olfa visionne un film romantique avec elle mais il passe son temps à insulter de « traînée » une célèbre actrice tunisienne.
Un court passage de type « méta » où un débat sur le réalisme au cinéma a lieu entre l’actrice jouant Olfa et l’une des deux filles cadettes qui insiste pour que l’actrice utilise des jurons et des insultes. On saisit que l’actrice évolue dans un milieu plus aisé que celui des jeunes filles, elle tente alors d’expliquer aux deux actrices en herbe que l’on peut faire ressentir la même émotion sans forcément passer des propos grossiers mais la même jeune femme réplique que si en tant que spectatrice les acteurs n’utilisaient pas ces gros mots qu’elle a toujours entendus dans son milieu, elle aurait alors le sentiment d’un film factice et peu vraisemblable. On aurait aimé qu’il y ait davantage de scènes de ce type ou que ce genre de scènes durent plus longtemps mais ce n’est que mon avis.
Quel passage tragique et tout en pudeur en même temps où l’on apprend que leur beau-père qui a remplacé le vrai père des quatre filles les a violées tout en vivant sous le même toit avec leur mère. Le film s’arrête sans mot dire, Olfa nous regarde et se tait, j’en ferai de même. Poignant.
Dans une autre scène, on assiste au récit de l’arrivée des prédicateurs salafistes en Tunisie, favorisés par le parti conservateur religieux « Nahda » au pouvoir, qui ont fait basculer progressivement les deux filles aînées d’Olfa vers le djihâdisme. A ce moment-là, le film ne se concentre plus sur Olfa mais sur les deux survivantes, les deux cadettes. Le basculement rapide de l’aînée passant du gothique à l’islam de type salafisant montre bien que la dimension religieuse est un puissant vecteur mais qui dissimule dans ce genre de cas des désordres psychologiques bien plus profonds.
La question du voile, grande passion des médias français depuis plus de 30 ans, est traitée de manière judicieuse ici, sans angélisme ni simplisme, on rêverait d’une approche aussi intelligente dans les discours mainstream de notre pays mais revenons au film. Par le biais des deux cadettes, on saisit la stupidité de l’ex-président tunisien déchu Ben Ali quand, à force d’interdictions du voile dans l’espace public, il réussit l’exploit rêvé des salafistes : en faire un symbole de rébellion et c'est ce qui arriva à la chute du dictateur. Certains obsessionnels du voile ici en France devraient en prendre de la graine, à stigmatiser un objet à outrance il en devient un symbole puis une revendication par retournement du stigmate. Les deux cadettes racontent donc comment le port du voile s’est vite généralisé au sein de leur quartier par mimétisme et par esprit de rébellion face à l’ancien ordre établi. Elles montrent aussi très bien dans le film que ce mimétisme était pour certaines une mode et qu'elles en jouaient en parvenant, malgré le niqāb couvrant tout leur corps, à exprimer leur féminité ; montrant ainsi que derrière le religieux se dissimulent toujours d’autres logiques profanes. Bien sûr, les promoteurs salafistes du voile voulaient bien plus, comme l’expriment là encore très bien les cadettes, ils voulaient imposer leur représentation de la femme idéale à toutes les femmes tunisiennes, bon gré mal gré.
La logique normative des groupes radicaux de l’islam et dans laquelle se sont trouvées les deux aînées est très bien illustrée dans le film, elles imposent progressivement comme de bons petits soldats, à toute la famille et à leur propre mère surtout, des règles de plus en plus strictes, par cela même, elles reprennent totalement le pouvoir sur leur mère en usant du canal de la légitimité religieuse. L’entrée ici dans la logique normative radicale se fait par le conflit non résolu entre la tyrannie de leur mère et l’absence du père (ou « de la loi », dirait un psychanalyste) et comme le dit fort bien l’actrice qui joue l’aînée, les deux aînées ont inversé le rapport de force initial. Les rites mortifères que les deux aînées mirent en place ensuite pour conduire progressivement toute la famille dans leur vision extrême du « droit chemin » sont proprement terrifiants mais documentés par les spécialistes, ils rappellent par ailleurs les rites que l’on peut retrouver au sein des mouvements radicaux d’extrême-droite ; ce n’est guère étonnant mais ce billet n’est pas le lieu pour développer cette idée.
Il faut enfin dire un mot de la beauté de l’image, des lumières et des couleurs, la réalisatrice me fait penser à l’esthétique que l’on retrouve chez Almodovar avec sa manière si particulière de filmer la beauté de milieux pauvres. Je le redis, ce film, en plus d’être intelligent, est beau.
Conclusion personnelle :
Ce film-documentaire est à voir absolument, son regard est juste et fait mieux comprendre les phénomènes de radicalisation religieuse que toutes les émissions grand public des médias mainstream. Il est tragique mais il est aussi très drôle, il est réjouissant dans sa tristesse, j'y ai reconnu l'ambiance chaleureuse des familles tunisiennes où j'ai eu la chance de vivre lorsque j'étais étudiant. Bravo à la réalisatrice, comme disent les Tunisiens, khamsa ou-khmīs 'alek !
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