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Billet de blog 25 février 2017

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Quel "nous" sommes-nous ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Hier, comme souvent, je me retrouve à discuter avec une personne que je ne connais pas suite à une conférence à laquelle nous avons tous deux participés : Pierre.

Après des échanges profonds et marqués de quelques désaccords sur l’application du principe de laïcité, des débats ouverts sur l’évolution et les changements du paysage de la société francaise — jours fériés, signes ostensibles en entreprise privée, repas de substitutions ou non — l’interaction se concentre sur la question de l’identité.

C’est alors que, égaux depuis les premiers mots de l’échange, je sens un déséquilibre s’opérer. Nous sommes d’accord sur l’unité citoyenne, les méfaits du communautarisme et les canaux à mettre en place pour le prévenir. Mais Pierre pose une affirmation, là comme ça, énonçant qu’il faut “que la France fasse la paix avec son histoire et assume son histoire chrétienne” (jusqu’ici je suis plutôt d’accord sur l’idée globale), mais il ajoute la chose suivante :

“Il faut surtout que la France, que nous, on arrête de s’excuser de notre passé colonial, c’est bon ça va, on s’est assez excusés !”

Bon. À ce moment précis, vraiment, pendant 1 minute je me suis posée 9168 questions et une disharmonie est clairement apparue. Avant cette phrase, avec ce ton, (avant ce cri du coeur presque), aucun argument ni aucun désaccord ne différenciait Pierre de moi, tous deux citoyens français. Mais pendant cette minute, je n’étais plus très sûre de la désignation du on et du nous.

Parce que très clairement j’ai vu s’ériger une barrière invisible entre nous deux. Dans l’expression linguistique de ce concitoyen, j’ai vu un nous qui s’est cloîtré, un nous qui renvoie à une partie plutôt qu’un tout, un nous pas tout à fait nous. Et pendant cet instant, j’ai un peu eu l’impression d’être le colonisé.
Comme si dans cette affirmation l’idée que tous deux incarnions les deux protagonistes de la colonisation était sous-jacente.
Comme si c’était normal, comme si c’était vrai. Quand bien même l’histoire est importante, jamais je ne me suis pensée comme héritière du statut de colonisé de par mon origine. Plutôt par confiance ultime en l’indivisibilité de la République, la fraternité, l’égalité et la citoyenneté que par naïveté.

Au-delà de ce sentiment étrange que j’ai éprouvé pendant une petite minute - rapidement effacé par un processus de rationalisation - comment est-ce possible qu’un tel rapport puisse émerger dans la rencontre entre deux citoyens français de moins de 25 ans ? À quel moment la construction de notre identité citoyenne commune a-t-elle laissé place à ce genre de pensées ou situations ?

Comment le nous peut-il être aussi hypocrite par moment ?

Mes grands-parents n’étaient pas citoyens français en 1940 et pourtant j’assume pleinement le passé de ce pays qui est mien depuis les prémices de mon existence, avec ses noirceurs, et participe au travail de mémoire exigé et nécessaire.

Pourquoi suis-je naturellement inscrite dans ce nous là et me retrouve-je en dehors du cercle d’un autre nous qui se pense sans moi et qui m’associe à un vous auquel de fait je n’appartiens que par héritage. Pour être précise, la colonisation est une réalité historique que mes grands-parents et arrières-grands-parents ont connu. Pas moi, ni même mes parents. Il ne s’agit donc pas de nier les choses, mais de fait, ce n’est pas une réalité qui m’a directement concernée pour que j’y sois associée.

Si on veut pousser la réflexion un peu, je dirais même que je fais partie du “nous” “qui doit arrêter de s’excuser” (sic) plutôt que du “vous” colonisé, quand bien même mon héritage. Au même titre que pour la France de Vichy, en qualité de citoyenne, j’hérite aussi de l’histoire coloniale française. Et c’est ça, là, qui a manqué dans les propos de Pierre.

C’est ça, là, qui a créé une zone d’inconfort en moi et qui a levé un voile entre nous, un voile qui efface Égalité, sans qui Fraternité ne peut exister. Concrètement, j’ai bien trop intellectualisé l’affirmation de Pierre, mais c’était bien ça. Le problème ne réside pas tellement en cette discussion singulière mais plutôt dans les raisons fondamentales de l’existence d’un tel mécanisme de pensée.

Nous, Français, qui sommes si fiers de prôner une identité nationale citoyenne, humaine, qui comparons sans cesse notre modèle de société que nous considérons le plus juste à celui des autres.

Nous avons je crois le devoir de travailler ensemble sur cette unité. Parce que nous ne pourrons jamais dire que nous n’avions pas vu ou su. Parce qu’à d’autres époques, un nous existait déjà, mais il a failli.

“Je ne suis rien, je le sais, mais je compose mon rien
avec un petit morceau de tout.” Le Rhin, Victor Hugo.

Si nous sommes indivisibles constitutionnellement, nous devons l’être réellement.
Je et tu sont ces riens, qui ensemble composent le tout, ce nous.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.