"Children by the million sing for Alex Chilton when he comes around. They sing: 'I'm in love. What's that song? I'm in love with that song'". Paul Westerberg
Porté disparu en septembre 2005 dans une Nouvelle-Orléans balayée par Katrina, repêché en hélico d’un domicile familial en proie aux vents violents, Alex Chilton nous avait déjà fait une première frayeur. Sauvé des eaux, c’est finalement son cœur, épuisé d’avoir tant donné, qui s’est arrêté de battre le 17 mars 2010, juste avant ses 60 ans et un concert texan d’un Big Star reformé. Un cœur écorché vif dont il a décliné toutes les peines sur une poignée de chansons inestimables et déchirantes, boudées par le succès mais gravées à jamais dans quelques âmes sensibles. De REM à Teenage Fanclub, des Posies à The Violent Femmes, mais aussi The Bangles, Yo La Tengo, Garbage, Wilco, Placebo, Jeff Buckley, Elliott Smith et bien d’autres, le rocker culte de Memphis aura inspiré un pan entier du rock indépendant des 30 dernières années qui l’avait repris, joué, loué jusqu’à cette chanson-hommage des Replacements publiée en 1987, titrée de son propre nom.
Perdant magnifique devenu mythe malgré lui, Alex Chilton aura traversé le rock à contre-courant pendant 40 ans, guidé par une vision unique et une audace musicale inouïe. Des Box Tops de jeunesse dont il fut le chanteur prodige à 16 ans avec la voix rauque et profonde des chanteurs de blue-eyed soul, il tirera une gloire éphémère sur la foi d’un tube planétaire, The Letter ("Gimme a ticket for an airplane…"), avant de tout plaquer pour reprendre les affaires là où les Byrds les avaient laissés. Ce sera donc le plan Big Star formé avec Chris Bell, copain de lycée fan de pop britannique et accessoirement dépressif chronique. Hébergé par l’écurie Ardent, sous-division de Stax Records, ils y graveront en 1971 dans les studios du même nom, un premier album éblouissant sous infusion Beatles psychédéliques et déjà quelques titres majeurs (The Ballad Of El Goodo, My Life is Right, When My Baby’s Beside Me). Adoubé par la critique, ignoré du grand public, bien trop subtil pour son époque, Big Star implose avant l’enregistrement du disque suivant, sur dissensions majeures.
Reformé sans Bell en 1973 à l’occasion de la Rock Writers Convention à Memphis (toute la clique Rolling Stone, Creem et Fusion est dans la salle), le groupe conduit par Chilton (guitare, chant), accompagné du bassiste Andy Hummel et du batteur Jody Stephens, s’attelle finalement à l’enregistrement d’une nouvelle épopée sonique, bientôt nommée Radio City. De sa pochette légendaire qui reproduit un cliché du photographe américain William Eggleston (The Red Ceiling), à son recueil musical visionnaire, l’album, à défaut de vendre, devient rapidement un objet de culte underground. Chilton y atomise les barrières musicales et y enfante une power-pop expérimentale qui puise aux sources du psychédélisme 60’s et du rhythm & blues originel, soit 12 titres obliques et sinueux aux mélodies radieuses, élaborées sur des progressions d’accords inédites. Sa voix acide et désabusée, trahissant de douloureuses fêlures intimes, y chante déjà un idéal romantique vicié : "I like love but I don’t know. All these girls, they come and go. Always nothing left to say" sur la splendide What’s Going Ahn?.
Devenu aussi mince que les seringues qui pénètrent ses veines, Chilton en errance junkie, touche le fond. Réfugié en studio avec le producteur Jim Dickinson, il accouche à l’automne 1974 d’une série de chansons torturées qui doivent former le 3ème Big Star. Publié seulement 4 ans plus tard dans une version inachevée, Third/Sister Lovers est une odyssée obscure et camée, à l’ambiance fantômatique, qui préfigure déjà la new-wave 80’s. Alex Chilton y chante sans filet, d’une voix fracturée parfois au bord des sanglots, ses chansons les plus poignantes et amères : d’un Holocaust suffocant et sans issue ("You’re a wasted face, you’re a sad-eyed lie, you’re a holocaust") à une émouvante Blue Moon piquée de larmes jusqu’à cette reprise spectrale du Femme Fatale du Velvet Underground, autre étoile maudite du rock américain. A la fin de la même année, la veille de l’anniversaire d’Alex Chilton, Chris Bell trouve la mort au volant de sa Triumph, sur une route de l’East Memphis. Big Star, final cut.
New-York, mid-70’s. Immergé en pleine effervescence punk, mouvement dont il fut l’un des plus importants précurseurs, Chilton enregistre en compagnie du Television Richard Lloyd le single majeur Bangkok, lance quelques années plus tard la nouvelle scène psychobilly en produisant le 1er Cramps (Songs the Lord Taught Us) puis collabore avec les Tav Falco’s Panther Burns de Memphis où il replonge dans ses influences les plus profondes (blues, country, rockabilly). Icône du rock des marges dont il expérimente pourtant la profonde précarité dans les sombres années 80 (il sera tour à tour plongeur et bucherôn pour survivre), cet érudit rock poursuit inlassablement sa quête de musique, entre déconstruction des musiques traditionnelles sur une poignée d’albums solos confidentiels (chez New Rose notamment) et aspirations avant-gardistes (le terminal Cubist Blues en 1996, avec le Suicide Alan Vega, compagnon d’infortune).
En 2009, un roboratif coffret Big Star (Keep An Eye On The Sky), sortait dans l'indifférence quasi-générale, encapsulant l'une des productions rock les plus géniales et méconnues de son temps. "Ceux qui pensent que Big Star a sorti certains des meilleurs albums rock de tous le temps ont tort" déclarait Alex Chilton. Tous ceux qui ont un jour écouté Big Star comprendront pourquoi : loin de la réussite et de la gloire, sa musique vous parlait en secret au creux de l’oreille, vous réconfortait dans les moments de peine. "I never travel far without a little Big Star" chantait Paul Westerberg des Replacements. Il y a quatre ans, Alex Chilton partait en voyage pour de bon. Destination : les étoiles.