Spécialistes des questions migratoires, nous conduisons, depuis septembre 2010 une recherche dans différentes régions de Tunisie pour analyser les conditions d'émergence et l'impact des départs sur les unités sociales d'origine. Les départs par mer, dits massifs, après la chute du dictateur et la peur de l'invasion apparue à leur suite en Europe invitent à prendre du recul et à proposer quelques éclairages sur la question.
Un constat s'impose quand on travaille sur les migrations en Tunisie : il ne s'agit pas d'un élan nouveau ni même révolutionnaire. Selon l'Office des Tunisiens à l'Etranger, plus d'un million de Tunisiens vivent ainsi régulièrement à l'étranger. Dans le Sud, comme dans de nombreuses autres régions du pays, l'émigration vers la France (principalement mais pas seulement) a contribué, depuis plusieurs dizaines d'années, à l'essor du pays. Le bourg de Ghoumrassen, proche de Tataouine, qu'Hassan Boubakri a étudié dès les années quatre-vingt, doit son expansion géographique et sa relative aisance aux retombées des revenus migratoires vers l'Algérie coloniale d'abord puis vers la France, grâce auxquelles les Ghoumrassnis ont tissé des réseaux commerciaux transnationaux. D'autres localités se sont spécialisées dans l'envoi de maçons ou d'ouvriers agricoles qui, à leurs retours, construisent de prestigieuses villas, comme à M'Saken près de Sousse, couramment appelé « le 06 » en référence aux Alpes-Maritimes où vit une partie de sa population.
Les nombreux candidats à l'émigration d'aujourd'hui ne sont donc pas dans une démarche innovante mais cherchent à prolonger des traditions migratoires valorisées et ancrées dans les pratiques locales. La plupart de ceux que nous avons rencontrés disent d'ailleurs avoir plusieurs membres de leur famille en Europe ; c'est leur modèle qu'ils veulent reproduire. La clandestinité et les risques associés aux traversées par mer, sont eux caractéristiques de la situation actuelle. Les départs de nuit sur des embarcations de fortune sont facilités sur les côtes est tunisiennes par des hauts fonds qui permettent d'embarquer parfois à plusieurs centaines de mètres des côtes en quittant la rive à pied, en toute discrétion. Les travaux de Mehdi Mabrouk (Voiles et sel, Editions Sahar, 2010) ou de Taoufik Bourguiba (« Une nouvelle réflexion sur la migration irrégulière à travers des générations migratoires locales » in Oueslati et Dubus Regards sur les migrations tunisiennes, Editions Sud Contact, 2009) soulignent que ces pratiques se sont développées tout au long de la dernière décennie.
Le contexte actuel, marqué par une instabilité politique et sécuritaire, une crise économique, due notamment à la désaffection des touristes, et le retour de quelques 35.000 travailleurs tunisiens de Libye, favorise les tentatives d'émigration que les autorités, débordées par la sommes des tâches qui leur incombent, ne parviennent plus à retenir.
Ces transgressions s'expliquent par un refus des nouvelles générations tunisiennes de se conformer à la politique de fermeture des frontières de l'Union Européenne. Depuis une quinzaine d'années en effet, la France, relayée par l'UE, n'a eu de cesse de limiter les possibilités d'accès à son territoire. Afin de favoriser le bon élève qu'était la Tunisie en matière de réadmission de ses clandestins, en 2008, la France signait un Accord-cadre relatif à la gestion concertée des migrations et au développement solidaire qui prévoit la possibilité d'attribuer 8500 visas par an à des Tunisiens pour des séjours professionnels. Pourtant, chaque année, on enregistre seulement dans les 2500 visas attribués dans ce cadre, dont la moitié consiste en des changements de statuts de personnes déjà en France.
Les raisons pour lesquelles la France n'honore pas ses engagements sont nombreuses et notamment liées à la crise financière survenue l'année de signature de l'accord. Quoi qu'il en soit, ces visas qui ne sont pas distribués sont à mettre en miroir des entrées clandestines tant dans les espoirs déçus qu'ils suscitent que dans leurs effectifs, puisqu'ils auraient pu permettre l'entrée légale d'environ 18.000 travailleurs tunisiens que l'Etat considérait alors comme nécessaire à la croissance de l'économie française.
Hassan Boubakri, géographe, Maître de conférence à l'Université de Sousse.
Swanie Potot, sociologue, chercheure CNRS-IRD, Unité de recherche Migrations et Société (URMIS)