Une course de vitesse est engagée entre la montée en puissance, encore fragile, du Front de gauche et l’aggravation prévisible de la situation économique européenne et mondiale.
C’est peu dire qu’en utilisant le bulletin Hollande pour dégager Sarkozy, nombre d’électeurs n’auront pas voulu donner un chèque en blanc au candidat socialiste. Avant même le débat de mercredi soir, entendant ses propos sur l’immigration ou sur les drogues, beaucoup auront d’ailleurs été préoccupés par l’alignement sur des positions répressives. Objectif de diminuer l’immigration économique en mettant en place des quotas de travailleurs à accueillir. Expulsion des étrangers en situation irrégulière : «Les étrangers qui sont en situation irrégulière seront reconduits à la frontière. Je ne peux être plus clair. » (le manque de courage sur les centres de rétention, face à Sarkozy, a été édifiant). Opposition à l’idée formulée par François Rebsamen, responsable du pôle sécurité au sein de l’équipe du candidat, de remplacer le délit de consommation de cannabis par une contravention : «Le cannabis doit rester un interdit, donc la pénalisation est nécessaire. Rien ne changera de ce point de vue. » L’opportunisme du candidat socialiste sur ces sujets a de quoi inquiéter concernant tous les autres…
Vers un rebond de la crise ?
S’il est élu, François Hollande va rapidement être confronté d’une part à l’intelligence politique d’Angela Merkel et des dirigeants européens, d’autre part à la forte probabilité de nouvelles secousses de la crise financière. On peut interpréter les récents propos de la dirigeante allemande en faveur d’une relance de la croissance, reprenant une idée énoncée par le président belge du Conseil européen, Herman Van Rompu, de deux façons. La première est qu’elle envoie le message suivant à François Hollande, en substance : « si vous êtes élu, je comprends que vous aurez besoin que nous fassions comme si nous allions renégocier les règles économiques… nous allons vous aider mais aussi vous amadouer ». La seconde est que les dirigeants européens ont en vue, notamment du fait de l’enfoncement de l’Espagne dans la récession, un nouvel approfondissement de la crise, qui nécessitera des mesures extraordinaires : il faut se préparer à réactiver le couple-leader franco-allemand pour y faire face.
François Hollande, conscient qu’aux yeux de beaucoup son projet ne propose pas une véritable réorientation de la politique européenne, a immédiatement répondu à Angela Merkel : « Rien que pour cela, la campagne aura été utile et, si j'en suis le vainqueur, encore davantage puisque j'irai encore plus loin [sic !]. Il y aura renégociation et il y aura un pacte de croissance ». Son message, lui aussi, peut être lu de deux manières. La première, politicienne, "il faut que je ramène quelque chose de sérieux à Paris, faute de quoi je ne serai pas crédible, je dois donc monter la barre". La seconde, plus au fond : "je vois bien que je vais arriver dans un paysage chaotique, mon pacte de croissance sera la solution". Cependant, sa réponse à la lettre de François Bayrou aux deux finalistes de l’élection présidentielle met en avant son « sérieux budgétaire », rappelant la promesse de « ramener l'équilibre budgétaire à la fin du quinquennat », tout en confirmant la volonté d’« une réforme fiscale d'envergure « destinée à "rendre à l'État les ressources dont il a été privé au bénéfice d'intérêts particuliers. »
Jusqu’à présent, nous pouvions résumer ainsi les intentions de François Hollande : naviguer entre sa promesses de renégociation du traité européen (le fameux "volet croissance") et son accord sur l’idée que la lutte contre l’endettement des États doit être au cœur de sa politique économique. Mais voilà que pourrait s’inviter au cœur de l’agenda européen un imprévu de taille : une déflagration économique mettant à terre les fausses solution à la crise des technocrates de Bruxelles.
Certains anticipent cette situation. Ainsi, Pierre Larrouturou (économiste proche de Michel Rocard, passé du PS à EELV, aujourd’hui sans carte) vient de lancer avec plusieurs intellectuels et personnalités un collectif "Roosevelt 2012". Il évoque un « possible effondrement du système économique », souligne que « le PS et l’UMP ne peuvent pas continuer à tout miser sur le retour de la croissance » et que l’on « ne pourra pas sortir de la crise sans s’attaquer radicalement au chômage et à la précarité ». Il formule une série de propositions autour de la mise en cause des « privilèges incroyables des banques privées dans le financement de la dette publique », de la lutte contre les paradis fiscaux, de l’organisation d’États généraux pour l’emploi pour « bâtir un nouveau contrat social »…
On retiendra que "Roosevelt 2012" prend, de fait, à contrepied François Hollande, qui fait de la croissance sa proposition phare vis-à-vis de l’UE ; mais, comme lui, le collectif ne met nullement en cause frontalement les traités européens, notamment celui de Lisbonne, et il est bien loin de mettre à l’ordre du jour l’appropriation sociale des moyens de production, les questions de pouvoir ou le renforcement nécessaire des politiques et services publics (et non leur seul maintien). Et de plaider pour un « consensus très large », en se référant à l’alliance du Conseil national de la Résistance « des gaullistes aux communistes, autour de mesures de justice sociale ». De fait, le propos, virulent contre le néolibéralisme, n’est nullement dans la perspective d’un dépassement du capitalisme.
En attendant que ce débat prenne corps, la composition du premier gouvernement sous la présidence de François Hollande, gouvernement de combat tourné d’abord vers les élections législatives des 10 et 17 juin, annoncera seulement sa tactique des prochaines semaines. Choisira-t-il un gouvernement ancré à gauche, afin de tenter de récupérer une partie de l’électorat du Front de gauche, alors que ces électeurs et d’autres pourraient être intéressés à manifester leur absence d’illusions et leurs exigences sociales ? Ou choisira-t-il un gouvernement techno, destiné à ratisser large du côté de François Bayrou, en sachant pouvoir compter sur de bons reports des voix de gauche au second tour ? Un peu des deux, peut-être ?!
Quels messages du Front de gauche ?
Pour le Front de gauche, la période est tout autant forte en potentialités que difficile en termes de messages à faire passer. Le premier message consistait à exprimer avec force le choix d’utiliser le bulletin de vote Hollande pour battre Sarkozy, sans esquisser là une entente de type gauche plurielle. La décision de ne pas participer aux grands rassemblements organisés par le PS entre les deux tours a permis d’aller dans ce sens, marquant l’autonomie du Front de gauche.
Le second message va consister maintenant à affirmer sa ligne pour les élections législatives : dans la continuité de la campagne de Jean-Luc Mélenchon, le Front de gauche va porter des axes et propositions de ruptures avec le libéralisme, que relaieront ses députés. Contre l’affirmation qu’il faudrait choisir une rigueur de gauche contre l’austérité de droite, l’idée-clef est qu’il n’existe pas de possibilité d’une politique alternative qui n’engagerait pas le dépassement de l’ordre économique actuel. De fait, il s’agit moins d’infléchir la voie proposée par François Hollande que de confirmer la naissance d’une nouvelle gauche, portant un projet de rupture avec le capitalisme, que le résultat du Front de gauche au premier tour de la présidentielle a commencé à révéler.
Il faut espérer que le message ne soit pas brouillé par les négociations annoncées entre le Front de gauche - ou plutôt le PC et le PG, pour le moment - et le Parti socialiste pour avoir « des candidatures uniques de la gauche » dans les circonscriptions où existerait un risque d’absence de la gauche au second tour, en plus du désistement lorsque deux candidats de gauche et un de droite seraient qualifiés. Sur ce point, la lettre adressée par le PG au PS pour proposer la mise en place d’un « bouclier anti-droite » va-t-elle dans le sens, ou à l’encontre, d’une stratégie d’autonomie du Front de gauche ? On peut s’en inquiéter quand le PG propose au PS d’accepter une bonne représentation du FdG dans les candidatures uniques (« pour corriger dès maintenant les brutalités du scrutin majoritaire ») et de s’engager à ne voter aucune motion de censure déposée par la droite.
Troisième message, celui de l’invention d’un rôle original qui situe le Front de gauche, avec une position stratégique nouvelle : ni dans la majorité présidentielle ni dans son opposition, ni simple regroupement de protestation anti-crise ni aiguillon social du parti socialiste. Il s’agirait de promouvoir toutes les avancées émancipatrices et sociales, de réaliser la jonction entre luttes sociales et politiques institutionnelles, de favoriser un climat de conquête du pouvoir par le peuple, en s’affranchissant des contraintes d’une participation institutionnelle qui en l’absence d’un puissant mouvement de la société a phagocyté depuis des décennies les intentions de transformation. Notons qu’une telle option, qui se dessine actuellement dans les propos des responsables des composantes du Front de gauche, mais qui reste à préciser concrètement, rompt avec les craintes formulées de longue date par le NPA, sans pour autant abandonner l’idée que des avancées partielles soient possibles sans attendre le "Grand soir".
Reste que cette stratégie, pour avoir prise sur la société, doit d’une part s’inscrire dans le contexte immédiat des prochains sursauts de la crise, d’autre part continuer le travail d’éducation populaire pour mettre au goût du jour les termes positifs d’une alternative. Cela sans être parasitée par des messages contraires. Dans les - seulement - cinq semaines de campagne pour les législatives, il s’agira d’affirmer la nécessité d’une rupture politique, à construire par l’élargissement du Front de gauche, par les scores des 10 et 17 juin et au-delà des élections.
* Gilles Alfonsi
De l’anti-sarkozysme à un nouvel anticapitalisme
Bien au-delà de l’utilisation du bulletin Hollande pour dégager Sarkozy, l’enjeu de la période qui s’ouvre est de fonder un anticapitalisme exigeant qui nourrira l’affrontement avec les puissances financières.
Les questions qui sont aujourd’hui posées au Front de gauche : Affirmer sa vocation majoritaire, le Front de gauche n’a pas pour objectif d’être un aiguillon de la social-démocratie, il doit s’atteler à rassembler largement, majoritairement la gauche sur une politique alternative. C’est par rapport à cet objectif que nous devons travailler. Se pose alors la question, comment y parvenir ?
Trop ou pas suffisamment de radicalité ?
Certains pensent que nous en faisons trop sur la radicalité et c’est cela qui restreindrait les bases du rassemblement, autrement dit le haut niveau des solutions pour sortir de la crise et rompre avec le capital ne serait pas acceptable pour tous, et dès lors aurait plus tendance à effrayer qu’à rassembler, donc pour parvenir à un rassemblement majoritaire, nous devrions en rabattre, baisser la barre. Je ne partage pas ce point de vue, et je suis d’accord avec Pierre Zarka qui écrit « Plus on souffre moins on supporte l’existant » et « tout ce qui donne le sentiment d’être dans la conformité ne mérite pas le déplacement ».
C’est quoi au juste ce que nous appelons la radicalité ? Un slogan, des phrases ronflantes de dénonciation du capitalisme ou un corpus théorique et idéologique visant à prendre sur toutes les questions le contre-pied du capital ? La capacité sur le plan idéologique et politique de faire vivre en permanence l’alternative, c'est-à-dire l’autre regard, l’autre point de vue qui s’inscrit dans la cohérence d’un projet de société, qui doit être identifié par le plus grand nombre comme l’autre société, caractérisée comme sociale, démocratique, solidaire, citoyenne. Faire vivre dans les discours et dans les luttes un nouvel anticapitalisme, qui place au centre sur toutes les questions le clivage capital/travail, qui rend évidente notre volonté de basculer dans autre chose.
L’antisarkozysme a, depuis cinq ans, été le ressort de toutes les mobilisations, le 6 mai, nous souhaitons tous que le Président candidat soit dégagé. Si cela arrive, nous serons nombreux à nous en féliciter, car sans atteindre cet objectif, rien n’est possible. Cependant, quel que soit le résultat des élections, les puissances financières seront toujours là, bien décidées à appliquer leurs remèdes : libéralisation de l’économie poussée jusqu’au bout, réduction du poids de l’Etat, concurrence, privatisation…Et nous irons dans les mois qui viennent vers un inexorable affrontement, les plans de rigueur seront mis en œuvre et le choix pour notre peuple sera : acceptation ou refus. Comment nos dirigeants vont-ils sortir des contradictions les plus actuelles que développe le capitalisme contemporain : avec d’un côté les marchés et l’exigence d’austérité, de l’autre l’impératif de relance pour éviter la spirale de la récession ? Il n’y a pas d’autres voies que celle de subir la saignée ou de rompre avec les logiques qui ont conduit à la financiarisation. De fait il y aura une radicalisation.
Ni dans l’opposition, ni dans la majorité
L’immense acquis du Front de gauche est d’avoir remis le peuple dans la rue, d’avoir réussi à unifier les forces de la radicalité éparpillées et en voie de disparition depuis 2007. Il doit à présent devenir le pôle d’une résistance inventive et constructive pour favoriser une contre-offensive de notre peuple. Attention alors de ne pas tout attendre des institutions, de ne pas reproduire les erreurs du passé, une majorité de députés, même déterminés, ne sortira pas le pays des griffes de la finance sans l’irruption du peuple sur la scène politique.
Les élus doivent être des partenaires et non des sauveurs suprêmes. Plus le groupe Front de gauche sera fort à l’Assemblée Nationale et plus notre peuple disposera d’appuis, de partenaires dans le combat contre les puissances financières et les politiques de soumission à leurs intérêts. Pour jouer ce rôle les élus du Front de gauche ne devront être (dans l’hypothèse d’un gouvernement de gauche) ni dans l’opposition ni dans la majorité Présidentielle. Ils sont les partenaires sur lesquels on peut compter pour favoriser le mouvement conscient et autonome de notre peuple dans l’action pour ses droits et son émancipation (C’est comme cela que j’ai compris le slogan de campagne "Prenez-le pouvoir" qui ne doit pas se transformer en "Donnez- nous le pouvoir".)
Le Front de gauche doit pérenniser son existence, marquer le paysage politique en dehors des périodes électorales (la révolution citoyenne, ce n’est pas la même chose que la révolution par les urnes, qui fut pendant un temps le slogan du Parti de gauche). L’élection est un moment important et particulier dans la lutte des classes, et non un aboutissement.
Le Front de gauche doit devenir un rassemblement populaire qui tire sa richesse et sa force de la diversité de ses composantes en mêlant en son sein toutes les cultures de la transformation de la société. Pour cela, il doit ouvrir en grand les portes pour que les citoyens sans carte l’investissent et en deviennent la colonne vertébrale. Il se doit d’innover, d’expérimenter en sortant des sentiers battus du 20ème siècle en définissant une nouvelle conception du travailler ensemble afin de devenir un espace politique de type nouveau, un fédérateur d’énergie qui permet à chacun de compter, de s’engager à son rythme et à sa façon. Le 6 mai, rien ne s’arrête, tout commence.
* Bernard Calabuig
Dossier paru dans Cerises, le 4 mai 2012