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Billet de blog 8 avril 2013

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Roger Vailland, le bonheur de la souveraineté

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Jeune lycéen à Reims, Roger Vailland et ses compagnons, Roger Gilbert Lecomte et René Daumal, les Phrères Simplistes du Grand Jeu, ont redécouvert à travers leur propre révolte celle du surréalisme. Mais bientôt, Vailland lui tournera le dos. Pas seulement à cause du procès que le groupe surréaliste de Paris lui fit pour un article de commande publié dans Paris-Midi en 1928. Mais pour des raisons bien plus fondamentales. Il s’en explique dans son pamphlet, publié en 1947, Le Surréalisme contre la révolution*. L’occasion lui en est donnée par la publication d’un entretien d’André Breton dans le Figaro. Que le Figaro encense Breton est pour lui la preuve que le Surréalisme n’est plus révolutionnaire.

Il reconnaît cependant son apport. « C’est parce qu’il a "tout remis en question" dans des domaines jusqu’alors tabous, c’est parce qu’il a systématiquement sécularisé le sacré de son époque que le surréalisme a fait des découvertes qui demeurent valables. Mais… » (p. 102)

En héritier des Lumières, Vailland se place résolument du côté de la raison critique. « Tout le progrès de l’homme, toute l’histoire des sciences est l’histoire de la lutte de la raison contre le sacré. » (p. 101)

« L’activité surréaliste consistait essentiellement à mettre en évidence l’universelle dérision. Le scandale cependant perd son efficacité à être répété. Les surprises de l’écriture automatique s’épuisent plus vite qu’on pourrait le croire… » (p. 72)

Pour lui, le surréaliste « est un révolté, non un révolutionnaire » (p. 102). Et il conclut : « Toute pensée libératrice qui n’est pas liée à une volonté de transformer le monde, à une action révolutionnaire, a finalement des conséquences réactionnaires. Nietzsche, après Laclos, les surréalistes aujourd’hui nous en fournissent de nouvelles preuves. » (p. 103)

Roger Vailland s’est d’ailleurs écarté de ses anciens amis qu’il a vu sombrer dans la drogue et le mysticisme. Pour lui le bonheur n’est pas l’effet de la seule libération de l’inconscient et du désir.

(La phrase de Dali, «le désir a toujours raison», nous apparaît en effet aujourd’hui assez insoutenable et on pourrait même dire que, poussée à son extrémité, elle conduit au fascisme).

Pour Vailland, le bonheur tient plutôt au plaisir, maîtrisé par la raison. Pas un plaisir de bonnet de nuit, mais un plaisir qui n’a pas froid aux yeux et ne recule pas devant l’excès. (Rien à voir avec la vie tiède et le principe de précaution généralisée qu’entend nous imposer l’ordre moral actuel). Mais un plaisir conscient. Son idéal, qu’il exprime, ce sont les nuits d’ivresse auxquelles succèdent les petits matins de lucidité.

Cet être de plaisir, ce libertin marxiste est non seulement l’un de nos meilleurs prosateurs (il voulait une langue écrite qui ait la netteté du chrome), mais il est aussi certainement l’un des moralistes les plus intéressants de ce siècle.

Il y a d’ailleurs pour lui un rapport intime entre la forme de l’écriture et la nécessité dans la vie de tenir une certaine forme, au sens de la forme que peut avoir le cycliste, une élégance dans la maîtrise, une « grâce », dit-il.

S’il est un grand moraliste, ce n’est pas parce qu’il serait un modèle de tempérance, mais au contraire parce qu’il était hanté par la question morale et la poétique du bonheur.

On lui doit d’ailleurs quelques notions qui demeurent essentielles. Il est ainsi l’un des rares écrivains "engagés", dans la Résistance puis dans le communisme après-guerre, a avoir pensé la nécessité simultanée de la discipline collective que suppose l’action organisée, et du maintien d’une distance, d’une liberté de l’individu. Le mot clef de sa morale et de son idée du bonheur est la "souveraineté". Être maître de soi-même, voilà bien l’exact opposé de la dépossession qu’entraîne l’aliénation ordinaire dans la vie en société.

Cette position ne va pas chez lui sans un certain aristocratisme. Mais qu’il veut démocratiser. Il rêve d’un futur où tous les hommes seraient fils de roi, et toutes les bergères princesses.

Son idée du communisme n’est pas le partage de la médiocrité ni l’égalitarisme, mais le relèvement général de l’humanité.

Cela le conduit à se montrer critique à l’égard de l’aspiration commune au "petit bonheur".  Ce qu’il manifeste à son ami, le militant ouvrier et député communiste Henri Bourbon, après avoir lu dans la presse le témoignage de Julien, un jeune homme de seize ans :

« Je veux être ouvrier qualifié, carrossier si possible, et travailler en France, de préférence dans un petit pays tranquille. Le bonheur ? Une famille, des enfants, un bon petit travail avec une paie qui permette de vivre aisément. »

Et Bourbon lui répond : « Tu dérailles… ce n’est pas de sa faute s’il n’a pas les mêmes aspirations que toi. C’est à toi d’élargir son horizon en faisant ton travail d’écrivain. »

C’est qu’il y a en effet des degrés dans le bonheur.

Manger, dormir, faire l’amour sont des besoins naturels, élémentaires et indispensables.

Aimer, être aimé, se sentir utile sont des bonheurs auxquels tout le monde devrait pouvoir prétendre.

Produire, créer quelque chose de beau pour soi et pour les autres est sans doute le plus grand des bonheurs.

(Dit autrement, il est nécessaire d’avoir pour être. Mais avoir ne suffit pas. Pour être, il faut aussi faire.) L’aspiration à se prolonger dans une création, à "s’objectiver" pour reprendre le mot des philosophes, est ce qui définit l’être humain.

Pour l’instant (et c’est la malédiction de l’humanité) le travail qui occupe pourtant une place centrale dans la vie des hommes et des femmes n’est pas le lieu de ce bonheur de faire, le lieu du "plaisir productif".

Ce "plaisir productif"  n’est pas un simple hédonisme en ce qu’il ne va évidemment pas sans difficultés, sans effort, sans conflit, sans travail ni sans combat. En attendant que vienne le jour où tous les producteurs seront des créateurs, il est toujours possible de goûter ce bonheur actif dans le travail manuel ou intellectuel quand il est libre et non pas asservi, dans la production artistique, dans l’amour-plaisir, comme aurait dit Vailland, et même dans la lutte des idées.

Francis Combes, 4 avril 2013

* réédité par les éditions Delga, avec une préface de Franck Delorieux, en 2007.Roger Vailland, le bonheur de la souveraineté

Paru dans Cerises n° 174

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