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Billet de blog 11 février 2012

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Marx : les défis d'aujourd'hui

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Marx est de retour. Nous sommes, désormais, confronté au défi de montrer que nous savons quoi en faire. Rien ne serait pire, à mes yeux, que de nous trouver enfermés dans le vieux dilemme de la répétition ou de l’abandon : dans les deux cas, la transformation sociale radicale est en position politiquement subalterne. Il faut donc trancher ce nœud gordien.

1. Marx est-il contemporain ? C’est évident pour moi.

·       La pensée Marx naît dans un triple contexte : celui des révolutions sociales et politiques, celui du capitalisme expansif, celui de l’individu rationnel, potentiellement autonome et libre.

·       Déterminée par ce triple contexte, la pensée Marx est trois choses à la fois : la formalisation d’une praxis révolutionnaire, centrée sur le primat de la lutte des classes, construite autour d’un sujet central, en l’occurrence le prolétariat ; une critique radicale du capitalisme comme mode de production et comme principe général d’organisation du tout social ; une anthropologie en perspective qui fait du libre développement de chacun la condition du libre développement de tous (et pas l’inverse).

·       Or notre époque est triplement marquée. Elle révèle l’impossibilité de produire du développement humain et durable à l’intérieur du système existant ; elle fait éclater au grand jour l’irréalisme des logiques financières et marchandes ; elle nous dit qu’il est désormais stratégique d’opposer à la figure bourgeoise de l’individu (l’individu séparé, concurrent de tous les autres sur la scène universelle du marché) une autre figure de l’individu, indissociablement autonome et solidaire.

En cela, la pensée Marx n’est pas obsolète, mais plus moderne qu’elle ne l’était il y a un siècle et demi : Marx décrit davantage notre capitalisme mondialisé que celui de la révolution industrielle émergente. Je suis d’accord avec Stathis Kouvélakis quand il expliquait, il y a une dizaine d’années, que la plus récente « crise du marxisme » s’était achevée en 1991 avec la fin concomitante du « socialisme réel » et du « mouvement communiste international ». Marx est vivant et la doctrine en "isme" est morte. Il n’y a plus désormais ni orthodoxie ni hérésie. C’est une chance ; nous devons nous donner les moyens de la saisir.

2. J’affirme donc moi aussi la solidité principielle du référent Marx comme pensée pratique de la lutte des classes et du dépassement communiste de toute aliénation, comme pensée de la critique et pensée de l’alternative. Et pourtant la confirmation de cette solidité suppose que soient franchis deux obstacles.

·       Le premier  s’énonce dans une question d’apparence simple : la société change ; cela suppose-t-il, selon la formule à la mode – que je déteste – que l’on "change de logiciel" ? La réponse à cette question-là n’est pas si difficile : les trois points nodaux de la pensée Marx demeurant au cœur du contemporain, il n’y a pas de raison d’en abandonner la logique de développement fondatrice ; mais ces trois points prenant aujourd’hui forme différente, il faut reformuler du tout au tout la logique de développement de la pensée Marx. Conserver et citer, à l’occasion ; reformuler, toujours…

·       Le second obstacle est plus redoutable. Les précédentes crises tournaient autour de la révolution (est-il possible de subvertir l’édifice du capital jusqu’à l’abolir et comment y parvenir ?). La situation actuelle pose à la fois une question de révolution (comment rompre avec le système existant ?) et une question d’alternative (rompre pour construire quoi ?). Les débats du XIXe et début XXe siècle étaient dominés par le poids  de l’échec des révolutions (1848, 1871) ; les nôtres sont surdéterminés par le fait que le XXe siècle a vu, tout à la fois, une révolution "marxiste" réussie et un échec global de son projet transformateur.

Je tire de tout cela une conclusion : pour que la pensée Marx échappe au dilemme meurtrier de la répétition et de l’abandon, il faut prendre ouvertement le parti de la continuité et de la transformation. Fusionnons les termes au lieu de les juxtaposer : le parti de la refondation.

3. Les longs chantiers de la refondation ne manqueront pas. J’en énonce ici cinq, comme autant de défis lapidairement résumés :

·       Redonner son caractère fondamental à la contradiction. Marx n’est pas le penseur de la détermination, mais de l’indétermination dans la détermination ; il n’est pas le penseur de la nécessité mais de la multiplicité des possibles, de la bifurcation, de l’invention. Repartir de la contradiction, c’est en particulier ne penser la rupture révolutionnaire ni comme un moment cristallisateur unique, ni comme une simple succession de moments, mais comme un processus unique et continu de conflits, de ruptures et de stabilisations relatives. Négation de la négation : le post-capitalisme ne devrait pas se formuler au travers de la figure de l’abolition mais du dépassement, c’est-à-dire du processus multiforme qui stimule le nouveau tout en désagrégeant l’ancien. Le dépassement inclut l’abolition, mais l’enrichit du processus concret qui la provoque.

·       Repenser le social, non comme un empilement d’instances mais comme un tout structuré, dans lequel il importe d’appréhender en même temps la structure et la dynamique. Dans ce tout, aucun champ ne domine continûment : il n’est pas pertinent de dire que l’économique détermine le social qui, à son tour, détermine le politique ; s’il y a une dominante, ce n’est pas celle d’une instance mais d’une double logique, d’accumulation privative et de dépossession des personnes. Dans ce tout structuré, il n’est pas vrai que l’exploitation occupe une place plus structurante et donc plus stratégique que la domination : exploitation et domination ne sont que deux faces de l’aliénation. Cet énoncé abstrait a des implications concrètes : un processus de mobilisation ne réussit que s’il se nourrit du refus de toutes les aliénations (la lutte contre le patriarcat n’est pas moins stratégique que celui  contre l’exploitation du travail) ; un projet de subversion de l’existant (une révolution, donc) ne vaut que s’il agit de façon cohérente et simultanée sur la totalité des champs du social.

·       Repenser le sujet du processus révolutionnaire : ni le prolétariat ni la multitude, mais le peuple. Or le peuple a deux versants : sociologiquement il désigne l’ensemble des dominés ; politiquement, il désigne leur mise en commun. Le peuple sociologique est multitude ; pour qu’il devienne sujet central de l’historicité, il doit se détacher de la seule multitude et aspirer à devenir peuple politique, unifié tendanciellement par le projet de son émancipation.

·       Repenser les figures de l’appropriation. Negri oppose le commun à la fois au privé et au public, qu’il rabat sur l’État. Il y a dans son propos un noyau de vérité absolue : la critique fondatrice de Marx est à la fois un anticapitalisme et un antiétatisme ; or l’expérience concrète des révolutions a relativisé à la baisse le second terme par rapport au premier. En pratique, les révolutionnaires au pouvoir ont toujours considéré que l’extension de la sphère de l’État était la plus efficace pour restreindre celle du marché. Negri a donc raison de souligner l’étatisme pratique du projet révolutionnaire historique ; mais il a tort dans son énoncé des binômes antagoniques. Le commun renvoie au fondement de tout lien social : appropriation privée et concurrence d’un côté, appropriation sociale et partage de l’autre. Mais une fois assuré le choix de l’appropriation sociale, il reste à lui donner forme. Le siècle passé a débouché sur une impasse pratique : l’État séparé égalise mais aliène. La forme publique doit donc se distinguer de la propension étatiste : pas de propriété publique sans pouvoirs des agents et des usagers ; pas d’institution démocratique sans renversement de dominante, du représentatif au direct ou à l’implicatif. Moins de marché, moins d’État séparé, davantage de public…

·       Repenser les formes de l’action sociale. Si, dans nos sociétés actuelles, l’économique, le social, le politique et le symbolique se recomposent, l’action collective ne peut plus se contenter de reproduire à l’infini les séparations fonctionnelles d’hier – l’association, le syndicat, le parti. Mais ces distinctions ne s’abolissent pas : la réflexion prospective "marxiste" doit penser, en même temps, une recomposition de long terme et une articulation de moyen terme, sans dominante comme toute articulation a fonctionné jusqu’à ce jour. De même, il faudra bien nous sortir le plus rapidement possible du dilemme du parti. Si la pensée Marx doit nous servir à quelque chose, c’est à appréhender deux termes en même temps et non pas séparément : la "forme-parti", reproduisant dans l’espace politique la centralité verticale et hiérarchique de l’État, est une forme obsolète ; mais, jusqu’à ce jour tout au moins, on n’a pas trouvé de forme alternative de politisation démocratique populaire. Pour penser concrètement une issue, impossible d’oublier l’une ou l’autre des deux dimensions.

Conclusion ultime : une refondation culturelle ne se décrète pas. Nul n’a, bien sûr, de préséance pour se réclamer de ce travail. Il n’y a pas non plus d’institution privilégiée pour le faire. Mais il manque tout de même un lieu, pour surmonter une coupure cruelle qui, depuis quelques décennies, paralyse la pensée critique : celle qui sépare, d’un côté des militants qui s’adaptent pragmatiquement, en bricolant au mieux leurs outils de pensée, d’un autre côté un marxisme universitaire parfois emporté par les délices de l’exégèse. Un lieu où se rencontreraient, à égalité de dignité, l’expérience militante, la pratique sociale concrète, professionnelle ou extra-professionnelle et l’intellectualité savante. Hors de cette synergie, la refondation du "continent Marx" est un vœu pieux.

Roger Martelli 

Roger Martelli est enseignant d'histoire, co-directeur du mensuel Regards, auteur de nombreux ouvrages consacrés au communisme, au PCF. Parmi ces ouvrages : L'empreinte communiste, pcf et société française, La Dispute / Editions sociales, 258 p. - 11,40 €.

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