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Billet de blog 11 février 2012

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A quoi sert Marx aujourd’hui ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On constate ces derniers temps un certain regain d’intérêt pour Marx. Mais comme toute tendance, si on l’analyse du point de vue marxiste, elle s’accompagne de contre-tendances. En effet, cette résurgence est toute relative pour au moins deux raisons, qui sont contradictoires. 

D’une part Marx n’a jamais disparu du paysage théorique et intellectuel et il faut ici associer Marx au marxisme. 

D’autre part, cette relative résurgence est fragile et complexe, en raison même de sa dimension politique maintenue. Et c’est bien ce qui fait la spécificité de Marx et du marxisme : la politique étant partie intégrante de l’effort théorique, ses relectures sont multiples et ses adversaires nombreux.

1/ L’analyse du capitalisme et des crises

L’actualité de l’analyse marxienne et marxiste du capitalisme n’est pas celle d’une description historique qui, dans ses détails concrets, resterait valable ou le redeviendrait, mais d’abord celle d’un mode de production dont les contradictions, économiques et sociales, sont l’essence même, à travers ses transformations.

Le capitalisme de 2010 n’est assurément pas celui de la seconde moitié du XIXe siècle, pourtant ses principes de base n’ont guère varié, même si l’édifice économique et social s’est considérablement compliqué, notamment sur le versant de son architecture financière.

Sa logique de fonds demeure inchangée : l’exploitation de la force de travail en vue de l’accroissement ou du maintien du taux de profit. Aujourd’hui, ce sont les actionnaires plus encore que les dirigeants d’entreprises qui exigent un « retour sur investissement », justifiant toutes les régressions sociales aux yeux des classes dirigeantes.

La parenthèse fordiste se referme définitivement sous nos yeux et les acquis sociaux des 40 voire 70 dernières années se trouvent remis en cause. C’est un capitalisme dérégulé qui réapparaît, dont les caractéristiques sont certes nouvelles mais qui retrouvent certains des traits du capitalisme de l’époque de Marx : la remontée du taux de profit est sa seule obsession et son moyen, en temps de crise, est notamment la pression sur les salaires, l’extorsion accrue de ce que Marx appelait la plus-value absolue (résultant de la durée et de l’intensité croissantes de la journée de travail) ainsi que la remarchandisation capitaliste de tout ce qui lui avait été arraché de haute lutte sur le terrain de la santé, de l’éducation, des retraites, etc.

En dépit de ces politiques ultraviolentes de reconquête, le capitalisme connaît une des pires crises de son histoire.

Or, concernant les crises capitalistes, l’apport de Marx est indispensable, et sans équivalent. Le propre de son analyse est précisément de combiner en permanence les dimensions économiques, sociales et politiques, mais aussi idéologiques.

Ainsi, au nombre des textes qui présentent des résonnances contemporaines immédiates, on peut encore citer un article de 1852, alors que Marx est  journaliste au New York Tribune :

 « Rappelons-nous Prosperity Robinson, ce fameux lord trésorier qui, en 1825, juste avant l’explosion de la crise, ouvrait le Parlement en annonçant une prospérité inouïe et inaltérable et demandons-nous si ces optimistes bourgeois  ont jamais prévu ou annoncé la moindre crise. Jamais il n’y eut de période de prospérité, sans qu’ils aient saisi l’occasion de démontrer que, cette fois, la médaille n’aurait pas de revers et que, cette fois, le sort inexorable était vaincu. Et le jour où la crise se déclarait, ils faisaient les innocents et n’avaient pas assez d’indignation morale à l’adresse du commerce et de l’industrie qui, à les entendre, auraient manqué de prudence et de prévoyance ».

Quant à la dimension financière du capitalisme contemporain, si les œuvres de Marx n’en produisent évidemment pas de description immédiatement transposable, elles permettent pourtant l’analyse de ses mécanismes fondamentaux. De ce point de vue, loin que la dimension financière soit séparable de ce qui serait un capitalisme industriel fondamentalement sain, elle en est constitutive.

Marx élabore la notion de « capital fictif », qui désigne les titres émis à partir de prêts. Ces prêts ne sont pas du capital productif de valeur, ils sont pourtant bien un capital porteur de profit, celui-ci étant toujours la plus-value extorquée aux salariés, mais une plus-value encore à venir. Ce décalage dans le temps est gros des crises capitalistes les plus profondes.

C’est pourquoi les effets du capital fictif ne sont pas fictifs mais bien réels : aujourd’hui, comme le montre François Chesnais, « la finance doit sa force économique et son pouvoir social aux moyens qui ont permis aux investisseurs de s’intégrer dans la gestion des entreprises et de peser sur les États » (La finance capitaliste, 2006, Actuel Marx, p. 67).

C’est ici que la crise prend sa dimension sociale, sa dimension de guerre de classes avivée.

Là encore, certaines analyses de Marx présentent une actualité surprenante. On lit dans Les luttes de classes en France cette description de la crise financière qui touche la monarchie de Juillet :

 « L’endettement était (…) d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C’était précisément le déficit de l’Etat qui était l’objet même de ses spéculations et la source principale de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de 4 ou 5 ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aristocratie une nouvelle façon de rançonner l’Etat, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables » (Les luttes de classe en France, Messidor, p. 83)

Un tel texte enseigne deux choses pour aujourd’hui : d’abord, qu’une analyse globale du capitalisme et de ses contradictions, économiques, sociales et politiques est plus que jamais indispensable. Ensuite, qu’être marxiste ne signifie justement pas se contenter de citations, plaquées sur la réalité présente, mais impose d’élaborer et de réélaborer des outils d’analyse, comme Marx lui-même n’a cessé de le faire. Et la critique de l’économie politique est aujourd’hui l’un des terrains les plus vivaces d’une pensée marxiste renouvelée.

2/ La question politique et stratégique

Si Marx connaît un certain retour en grâce aujourd’hui, c’est souvent pour vanter ses mérites d’analyste, plus rarement le caractère politique et révolutionnaire de son analyse d’ensemble du capitalisme.

Or c’est bien le dépassement-abolition du capitalisme qui est la perspective qui colore toutes ses analyses. En ce sens elles ne sont jamais seulement descriptives mais toujours politiques, révolutionnaires.

A quoi sert Marx ? à articuler étude de la crise, connaissance des contradictions du capitalisme, intervention dans les luttes de classes et stratégie politique en vue d’abolir un capitalisme qui se révèle plus que jamais irréformable.

Là encore, rien n’est transposable dans le détail. En revanche, sa réflexion sur la dimension politique des luttes sociales, sur l’utilisation du suffrage universel et sur le débordement de la logique strictement représentative sont des terrains d’intervention contemporains.

C’est cette interaction entre l’élaboration théorique et la pratique militante collective qui est seule capable d’assurer au renouveau du marxisme sa pérennité et son efficacité.

De ce point de vue, il ne faut pas oublier que la lutte politique et sociale est aussi une lutte d’idées. Les tenants du libéralisme sont orfèvres en la matière. Il importe de leur opposer non pas seulement une réfutation de leurs thèses, mais une autre culture théorique et politique, qui donne  une place centrale à Marx et au marxisme ultérieur, à une partie au moins du marxisme ultérieur.

C’est pourquoi, dans les luttes d’idées, l’héritage issu de Marx et des marxistes permet non seulement d’y prendre sa place mais de jouer deux autres rôles cruciaux :

a/ de penser la théorisation comme intervention et d’organiser cette intervention en relation avec les luttes sociales et politiques : partis, syndicats, associations comme Attac ou Copernic

b/ de rendre compte des luttes d’idées en cours, du terrain d’affrontement tout entier en relation avec cette intervention

C’est la notion d’idéologie qui rassemble ces différents aspects et qui me semble indispensable, si elle est resituée dans le contexte qui est le nôtre. Car l’offensive libérale est  aussi idéologique,

au sens où elle vante les mérites d’un monde à l’envers, qui asservit la satisfaction des besoins sociaux à la recherche du profit, mais aussi au sens où elle combine les idées et la force et parvient à faire exister ces idées au travers de politiques concrètes. Ainsi la thèse individualiste, aussi invraisemblable et simpliste soit-elle, se diffuse réellement, c’est-à-dire se vérifie jusqu’à un certain point comme effet induit des politiques d’individualisation (des salaires, des formations, des parcours), qui renforcent l’exploitation et isolent l’individu en le rendant plus vulnérable.

La grande puissance de cette configuration, qui associe les représentations et les conditions de vie et de travail, est qu’elle rend presque évidente l’idée de concurrence généralisée qui, même si elle n’est pas vécue comme une bonne chose, est du moins pensée comme une fatalité.

Lutter contre ces politiques, ce n’est pas simplement réfuter les thèses adverses : c’est montrer comment se sont construites les stratégies néolibérales et leur opposer systématiquement d’autres solutions économiques, sociales, politiques, en n’oubliant pas les acquis des luttes passées et présentes, de par le monde. C’est reprendre les questions longtemps désertées à gauche de la propriété, du travail, de la classe, qui sont elles aussi en train de remonter.

C’est bien entendu revenir sur les questions du socialisme et du communisme, sur leur passé et sur leur pertinence. La postérité du marxisme reste lourdement grevée par le stalinisme et ses dérivés. Et il reste à analyser autrement que comme déformation momentanée ou aberration passagère cette histoire, autrement aussi bien évidemment que comme tare congénitale et tendance inhérente au dogmatisme et à la bureaucratisation. 

L’originalité de l’héritage de Marx et du marxisme est ici d’inciter à aborder les questions les plus contemporaines sous l’angle de l’intervention politique, en rapport avec cette autre grande question d’aujourd’hui, la reconstitution d’une gauche d’alternative, de lutte, résolument anticapitaliste, et unitaire.

Ce champ d’intervention est gigantesque. Il exige un effort d’invention, et d’invention collective.

Faire quelque chose de Marx et avec Marx exige la diffusion et la promotion d’une culture marxiste ouverte, instruite, l’édition des textes, leur relecture contemporaine, leur retravail à partir du contexte inédit qui est le nôtre : une crise de très grande ampleur d’un capitalisme qui n’a plus d’autre grand adversaire que lui-même et les tâtonnements d’un renouveau de l’action politique de par le monde.

Il exige aussi l’interaction vivante avec les luttes et les tentatives d’organisation et de réorganisation au niveau politique, mais aussi syndical, et associatif. Au plan national et international, en réactivant cette autre composante du marxisme qu’est l’internationalisme.

A quoi il faut ajouter la prise en compte perpétuée mais aussi renouvelée des questions féministes et de la question coloniale, néo-coloniale ou post-coloniale, pour ne mentionner que certains axes transversaux qui ont été délaissés par un certain marxisme, mais bel et bien explorés par une autre partie de cette tradition, à commencer par Marx et Engels eux-mêmes.

Bref, que faire de Marx aujourd’hui ? Un beau chantier !

Isabelle Garo

Isabelle Garo est  enseignante de philosophie, co-organisatrice de la GEME, de la revue ContreTemps et du séminaire "Marx au 21e siècle", auteure de plusieurs ouvrages sur Marx. Vient de paraître : Marx et l'invention historique, janvier 2012  Ed. Syllepse, 188 p. - 10 €.

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