Le Front de gauche et Jean-Luc Mélenchon bousculent le bipartisme, tandis que François Hollande esquive le débat sur la nature des réponses à la crise. Ainsi commence à s’esquisser le paysage d’après scrutin, avec déjà cette question : faudra-t-il participer à un gouvernement dominé par les options molles du PS ou faudra-t-il travailler à la refondation d’une gauche de transformation sociale, écologique et démocratique ?
(Dossier paru dans Cerises n°138 du 6/4/2012. Voir aussi en fin d'article)
Initialement, tout devait se jouer selon un ordre classique. Sarkozy, plombé par son bilan, devait ramer pour faire croire qu’il propose autre chose que l'intensification de sa politique de casse sociale. François Hollande allait s’attacher à récupérer, sans trop d’efforts, les voix anti-Sarko, et à retrouver les électorats socialistes souvent dispersés au cours des dernières années. Il n’aurait qu’à naviguer, cherchant un équilibre entre social-libéralisme et réformisme mou.
Le mauvais scénario dans les choux
Marine Le Pen allait comme son père tirer les marrons du feu des échecs de Sarkzoy, de la crise de la représentation ("Tous pourris !"), oscillant entre sa volonté de devenir plus ou moins fréquentable (en reprenant certains thèmes sociaux) et un retour aux fondamentaux racistes (lorsque Sarkozy place sa campagne très à droite). François Bayrou allait, lui aussi, tenter d’occuper le large créneau critique de la bipolarisation PS – UMP, avec la carte "éthique" en plus - dans les limites étroites du système économique libéral - et la carte raciste en moins. Jean-Luc Mélenchon était appelé à ramasser les miettes de la gauche antilibérale, et avec Eva Joly à être une des forces d’appoint pour François Hollance au second tour. Deux réserves de voix possibles, cela n’excluait nullement, pour une partie des dirigeants socialistes, une alliance avec le MoDem. La puissance des mouvements sociaux des dernières années (et du mouvement contre la réforme des retraites), la persistance de multiples luttes de résistance, la circulation auprès d’un public très large des idées critiques et de propositions subversives… tout cela allait être mis entre parenthèses, une nouvelle fois, le temps des élections.
C’est peu dire que ce mauvais scénario est remis en cause, même si tout reste à confirmer par les scores effectifs du 22 avril. La candidature de Jean-Luc Mélenchon est devenue le moyen à la fois de s’opposer à la politique de Sarkozy, d’exiger une alternative politique plutôt qu’une "austérité de gauche" ou une simple alternance, mais aussi le moyen de dire que pour changer vraiment les choses il faudra beaucoup plus que des bons scores électoraux. La nécessité d’un mouvement populaire d’appropriation de la politique est l’une des thématiques clefs de la campagne du Front de gauche.
De ce point de vue, les avancées - inégales - des assemblées citoyennes, la convergence des luttes et des mouvements dans le cadre de la campagne, l’évocation concomitante des questions sociales et des questions sociétales, l’idée qu’il faut mener le combat des idées pour construire une cohérence alternative à la logique des marchands…, c’est tout cela qui perce et qui se tient ! Et l’on voit des thèmes et des symboles, qui servaient de repoussoir anti-PCF depuis des années, réhabilités dans la dynamique de la campagne : le drapeau rouge, les mots révolution (révolutionnaires, révolution citoyenne…), communistes, socialisation, nationalisation…
Quelles suites, après le premier tour ?
Premièrement, la participation à la défaite de Nicolas Sarkozy par le vote pour la candidature de François Hollande, si toutefois il est en tête de la gauche le 22 avril. Infliger une lourde défaite à la droite est un enjeu politique majeur, et aura un retentissement dans toute l’Europe, voire au-delà. Mieux, une telle défaite de Sarkozy constituera d’autant moins un chèque en blanc à François Hollande que le Front de gauche aura pesé lourdement en lui donnant un sens politique fort (loin d’un soutien au projet du candidat socialiste).
Notons qu’il n’y aura en vue du second tour aucune négociation, aucun accord de gouvernement ou de majorité, pas de programme commun rédigé en une nuit sur un coin de table par les états-majors. Ainsi, à l’issue du second tour, un gouvernement provisoire sera nommé en attendant la suite.
La suite immédiate ? Les législatives.A gauche, du point de vue des alliances, nous en sommes toujours à l’existence d’un accord large entre le PS et EELV. Une partie des dirigeants socialistes et des responsables locaux estiment que l’accord fait la part trop belle aux écologistes, et le score prévisible d’Eva Joly risque d’encourager les dissidences supplémentaires à celles déjà annoncées. Mais EELV ne sera pas en mesure d’exiger quoi que ce soit du PS, et le PS aura, lui, tout intérêt à maintenir un accord qui place son allié dans une situation de dépendance. On est loin de la période où les dirigeants d’EELV reprochaient au PCF sa dépendance à l’égard du PS, et développaient une ligne autonome !
Du côté du Front de gauche, un accord large existe entre les trois composantes initiales du Front de gauche, où le PCF et le PG se partagent l’essentiel des candidatures (dont 80 % pour le PCF). Outre le soutien aux candidatures des trois députés FASE sortant, quelques accords locaux ou départementaux avec les autres composantes du Front de gauche, et parfois avec d’autres forces, sont signés ou ébauchés. Mais globalement, il existe un écart entre la campagne grand angle du Front de gauche pour la présidentielle et le degré d’ouverture des candidatures aux législatives.
Percée possible aux législatives
Après le 6 mai, il ne manquera pas d’y avoir débat parmi les socialistes : pour ou contre le maintien de l’accord avec EELV ; pour ou contre un accord avec le Front de gauche pour les législatives. Mais, en dehors (peut-être) de quelques circonscriptions où la présence de la gauche au second tour est menacée par le FN, la logique du Front de gauche devrait être l'autonomie d’être autonome et de chercher à prendre l’avantage à gauche dans le plus grand nombre de circonscriptions possibles. A ce propos, la possibilité d’obtenir un nombre de députés Front de gauche sensiblement plus important que celui d’aujourd’hui existe, à condition de réussir l’articulation campagne présidentielle et législative et de jouer pleinement la carte unitaire, d’intensifier et d’approfondir la dynamique actuelle. Au contraire des prédictions sur la difficulté de la prolonger aux législatives, on devrait tirer une conséquence de ce que nous vivons aujourd’hui : oui, malgré les difficultés, les insuffisances et les défauts, une percée est aussi possible aux législatives.
Une condition de réussite sera d’inscrire les candidatures aux législatives dans l’idée de la (re)construction d’une gauche d’alternative, loin d’une logique d’appoint à une majorité rose (celle-là même qui a parfois limité l'ambition à l’objectif d’être indispensable pour que la gauche dispose d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale). Car c’est le besoin d’une gauche courageuse, assumant les ruptures avec l’ordre libéral et sécuritaire, qui fait la force du Front de gauche aujourd’hui. On est à mille lieux des renoncements d’un Robert Hue, actuel soutien de François Hollande, aussi bien que de la défense identitaire du PCF (et son score de 2007 : 1,93 %).
Parallèlement, la question de la participation ou non du Front de gauche à un gouvernement va nécessairement se poser. On peut espérer, et penser, qu’aucune des composantes du Front de gauche ne sera tentée de prendre seule une position de participation, pour une raison simple : si sur le papier, chaque organisation du FdG peut souverainement la décider, une décision solitaire mettrait l’existence du Front de gauche en danger, ou le fragiliserait.
Quels arguments en faveur d’une participation du Front de gauche à un gouvernement Hollande ? La volonté de peser à gauche, de jouer l’aiguillon de gauche dans une majorité plurielle (cela rappelle des souvenirs), dans des conditions meilleures que précédemment (le PCF, avec Robert Hue, avait réalisé 8,5 % en 1995). En substance, il s’agirait de ne pas se défiler au moment où la possibilité de mettre en pratique des propositions avancées pendant la campagne se présente. En défaveur d’une telle participation ? La détermination sociale-libérale du Parti socialiste - non pas une question de mauvaise volonté mais un choix et une impasse idéologique -, l’absence de structuration d’un mouvement populaire pour imposer des ruptures antilibérales, le risque de dilapidation des acquis du Front de gauche et l’enjeu de l’émergence d’une nouvelle gauche (de bons scores aux présents scrutins n’y peuvent suffire)…
Comment faire le choix ? Une manière simple serait de formuler à François Hollande et au Parti socialiste une série d’exigences non négociables en deçà desquels une participation gouvernementale serait inenvisageable. Citons en quelques-unes : le retour de l’âge légal de la retraite à 60 ans pour tous, la décision de consulter les citoyens par référendum concernant le nouveau traité européen (que François Hollande parle de renégocier), la titularisation des 800 000 précaires des trois fonctions publiques, la revalorisation subtantielle du SMIC et des minima sociaux (et non un "coup de pouce"), le lancement d’une Constituante… Une autre manière, ou une position complémentaire, consiste à décider de "changer la gauche", contre la réitération de la gauche plurielle de 1997.
Une révolution à gauche
L’option de la non participation du Front de gauche au gouvernement signerait une révolution à gauche : la prise d’autonomie de la gauche d’alternative par rapport à la gauche molle, impliquant l’invention de nouveaux types de rapports entre les forces politiques et avec les forces sociales ; la décision de s’atteler, au-delà des moments électoraux, au développement d’un mouvement d’idées et de conquêtes sociales, à la réhabilitation de l’idée d’émancipation et d’un projet de transformation de la société… Cela n’empêcherait nullement de soutenir au Parlement toutes les mesures positives, mais cela produirait un changement substantiel dans l’échelle des valeurs du combat politique : il deviendrait plus important de s’occuper du combat d’idées, de la production d’une cohérence politique alternative, du développement de l’appropriation citoyenne de la chose publique, que d’occuper des positions exécutives et des sièges ministériels.
Une avancée dans un champ qui nous est cher - celui du raccordement entre mouvement populaire et politique institutionnelle - pourrait ainsi se produire non pas à travers la participation gouvernementale de militants portants des exigences radicales, mais, dans un premier temps, par l’association sur le terrain des exigences sociales et politiques, sans perdre de vue la vocation majoritaire de ce combat. De ce point de vue, la campagne du Front de gauche a d’ores et déjà ouvert de nouvelles possibilités avec certaines organisations syndicales et associations.
Prendre de l’élan pour subvertir les institutions
Bref, nous pouvons entrer - et nous sommes peut-être déjà – dans les travaux pratiques souhaités par Lucien Sève, destinés à déplacer le curseur de la vie politique vers l’appropriation sociale : « Il s’agit en somme d’opérer un fondamental déplacement du centre de gravité de l’action communiste, en substituant carrément au primat de la politique institutionnelle celui de ce que j’appellerai la politique sociale - l’engagement au comptant de l’appropriation sociale par les salariés et citoyens associés ».Au passage, nous sommes surpris nous-mêmes que ces questions, que certains considéraient comme purement théoriques, déconnectées du réel et de tout sens de "l’à propos", soient maintenant en débat sur le registre tout à fait concret d’un choix à faire d’ici quelques semaines.
En cas de non participation gouvernementale reste à traiter de la question de la majorité parlementaire. La cohérence serait bien sûr de ne pas se lier les mains en participant à accord pour une majorité parlementaire (sans participation gouvernementale). Cela va-t-il de soi ? Pour nous, oui, mais pas pour tous. L’enjeu est de garder l’esprit et les mains libres. C’est surtout du côté socialiste que cela peut faire problème, dans la mesure où celui-ci voudrait mener une politique de simple correction à la marge des dégâts sociaux du capitalisme.
Mais alors, s’agirait-il de rompre avec ce qui fait une caractéristique majeure du communisme français incarné par le PCF : la recherche d’une participation aux institutions utiles à la société, pour obtenir des droits nouveaux, des avancées sociales, mener des politiques publiques fortes etc ? D’une certaine manière, oui et non. Oui, cela romprait avec un phénomène d’institutionnalisation qui a produit, sur fond d’affaissement électoral, de ldépendance à l’égard du Parti socialiste, un pragmatisme aboutissant à devoir avaler d’énormes couleuvres voire à un certain opportunisme. Oui, cela romprait avec un certain automatisme de la participation à des exécutifs dès lors que "la gauche" est majoritaire. Mais la réponse est non si on admet qu’il ne s’agit nullement de renoncer à exercer des responsabilités, mais de peser davantage dans la société pour transformer les institutions en même temps que les orientations politiques. Il s’agit de prendre de l’élan à l’extérieur des institutions pour réellement les subvertir.
L’immobilisme actuel de François Hollande, imperturbable malgré la montée en puissance de la candidature de J.-L. Mélenchon, montre qu’avec la plus grande partie des dirigeants socialistes et de leurs économistes préférés (qui ne sont pas "attérés"), confirme qu’il a opté pour une ligne politique claire : pas de réorientation majeure de la politique économique, pas de contestation de l’idée que la réduction de la dette devrait être au cœur d’une politique économique. Martine Aubry, sur les starting bloc pour être premier ministre, va dans le même sens en parlant d’un rassemblement « bien au-delà de la gauche » et en suggérant que des ministres communistes participent au futur gouvernement dédié à la mise en œuvre du projet sur lequel François Hollande aura été élu.
De fait, prenant toute la mesure de l’incompatibilité des programmes du PS et du Front de gauche, nous nous trouvons face à la possibilité, l’occasion historique de rouvrir en grand le chantier d’un nouveau projet d’émancipation. C’est à travers ses choix immédiats et avec l’invention d’une stratégie durable que se dessinera l’avenir du Front de gauche. C’est aussi en envisageant un mode de fonctionnement beaucoup plus ouvert à la participation de tous, et pluraliste.
* Gilles Alfonsi
Au sommaire du même numéro de Cerises :
- l'édito : La santé : une imposture de plus de Sarkozy - Gérard Badeyan
- la cuisine alternative : Info et démocratie - Pierre Zarka
- fromage et dessert : J'voudrais bien, mais j'peux point - Philippe Stierlin / L'image de la semaine - Les mélenchanteurs
- Tribune Libre : Mali ancien, Mali nouveau - Jean-Louis Sagot Duvauroux
Et le voeu de Pâques d'une canaille, les liens du numéro 138, clicables à l'écran, sur : FdG ici et là - Arts et cultures - Services publics/Commun - Mains brunes - Anna Seghers - Louise Michel - Nouvelle force politique - NPA - Mots de la droite, Maux de la société - Mali