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Billet de blog 12 octobre 2012

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Sur les sentiers de l’émancipation : les pratiques de gratuité

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Pour construire sans attendre une alternative pratique au capitalisme, les partisans de l’émancipation disposent d’une arme redoutable, encore sous-estimée : la gratuité. Entretien avec Magali Giovannangeli et Jean-Louis Sagot - Duvauroux, auteurs de Liberté, égalité, gratuité.

Magali Giovannangeli est adjointe au Maire d’Aubagne et Présidente de la communauté d’Agglomération du pays d’Aubagne et de l’Étoile (Bouches-du-Rhône).

Jean-Louis Sagot-Duvauroux est philosophe, dramaturge, directeur du Théâtre L'Arlequin (Morsang-sur-Orge). Il a publié plusieurs ouvrages, dont : On ne naît pas Noir, on le devient (2004), De la gratuité (2006), Emancipation (2008, texte disponible sur www.espaces-marx.net/spip.php?article294 ), Ilotopie – Les utopies à l’épreuve de l’art (2008).

Comment les élus du pays d’Aubagne et de l’Étoile ont-ils été conduits à mettre en place la gratuité de l’accès de tous aux transports publics à desserte locale ?

 M. G. : Nous étions à la veille des élections municipales de 2008. Nicolas Sarkozy venait d’être élu. Nous avons décidé de mener une campagne participative et d’écrire avec les citoyens le projet municipal pour le mandat 2008-2014. L’idée de mettre en place la gratuité sur notre réseau de transports publics ne s’est pas imposée d’un coup : elle a été le résultat d’une réflexion commune, de débats pas toujours simples et surtout d’une volonté politique qui s’est forgée en partant du réel et de préoccupations récurrentes. Quelle mesure pourrions-nous proposer qui soit suffisamment forte pour répondre à des enjeux tels que celui de la liberté de se déplacer, de faire mieux respirer la ville, avancer l’égalité entre les citoyens ? Alors que Sarkozy au pouvoir symbolisait le triomphe d’une société du tout marchand, nous étions motivés par l’envie d’être à contre-courant de l’idéologie dominante. Rendre gratuit les bus sur les douze communes du Pays d’Aubagne et de l’Étoile, donc faire des bus de nouveaux espaces publics émancipés de rapports marchands, c’était aussi poser la question du vivre ensemble, et je dirai plus précisément : du vivre bien ensemble et sur un pied d’égalité. Avec le recul, c’est cette intuition qui a permis d’emporter le morceau : nous avons inscrit noir sur blanc, dans le programme du prochain mandat, la gratuité des bus.

Quel a été le processus pour y parvenir, et quel est le bilan du dispositif, trois ans après ?

M. G. : Une fois la décision prise, il a fallu la mettre en œuvre. C’est à l’aune de notre volonté politique que les questions techniques et financières ont été posées et résolues. Au moment où nous décidons de la gratuité, en 2008, nous sommes en délégation de service public avec les Autobus Aubagnais, filiale de Véolia. Nous devons ‘‘faire avec’’ notre délégataire et le bras de fer s’engage. Vous devez savoir qu’en 2007, au moment du renouvellement de la DSP, pour dix ans, nous avions dû batailler pour exiger une augmentation de 2 % du nombre de voyageurs avec un objectif de + 17 % en 2017. Avec la mise en place de la gratuité, nous avons exigé une augmentation de + 58 % en deux ans et de + 87 % à l’horizon 2017. Nous ne savions pas encore que 40 jours après le lancement de la gratuité, le 15 mai 2009, nous dépasserions l’objectif des + 58 et qu’un an après, nous serions à + 100 % de fréquentation par rapport à 2008, avant la gratuité ! Trois ans après, nous atteignons + 170 % de fréquentation. C’est donc un bilan très positif. Dans la mise en œuvre de la gratuité, le service public, et tout particulièrement notre service transports, a fait preuve d’audace et d’imagination. En effet, nous avons fait évoluer le contrat de DSP en substituant les recettes perçues sur les usagers par des recettes liées à la fréquentation : le transporteur s’engage sur un nombre de personnes transportées et la communauté d’agglomération le rémunère par personne réellement transportée. C’est un dispositif original en passe de faire jurisprudence. Mais on ne s’interdit pas, en 2017, de remettre en débat et d’étudier la mise en régie de notre réseau de transports publics gratuit, qui comprendra aussi un tramway qui devrait être sur les rails début 2014.

Vous évoquez dans le livre à la fois le rôle des instances de démocratie participative et celui des instances de démocratie représentative (les élus), « jusqu’à présent la forme de pouvoir la plus favorable à la liberté », avant de souligner que ce qui se développe dans l’expérience aubagnaise, c’est «/ la liberté tout court », « le dépérissement du pouvoir ». De quoi s’agit-il ?

M. G. : Comme je l’ai précisé, la gratuité a été proposée dans le cadre du projet municipal et votée par les conseillers communautaires en février 2009. Le rôle des élus est donc fondamental. Le ‘‘pouvoir’’ de ces élus s’est exercé pour mettre en œuvre un nouveau droit. Cela dit, rien n’est possible sans les citoyens eux mêmes. Ils se sont emparés de la gratuité et la meilleure preuve qu’elle a ‘‘échappé’’ en quelque sorte à ses promoteurs c’est que nous avons été bluffés par son succès. Certes, on sait que rendre les bus gratuit entraîne toujours une augmentation de la fréquentation. Mais là, ce fut et cela reste impressionnant, preuve que d’autres choses se jouent avec la gratuité.

J.-L. S.-D. : La mise en place de la gratuité a été le fruit de trois types d’intervention politique.

1 – L’intervention des représentants élus : elle était nécessaire, car des questions d’argent étaient en jeu et, à défaut d’une assemblée générale des citoyens sur chaque décision budgétaire ou à moins de vivre dans l’utopie du communisme, sans monnaie, sans État, sans salariat, le débat représentatif reste le plus approprié pour rendre effectives des décisions de ce type.

2 – L’intervention de ce qu’on a pris l’habitude de nommer la démocratie participative : elle a permis de beaucoup affiner la proposition, d’impliquer en amont les citoyens. Il ne s’est pas agi d’une mesure politique puisée dans des sondages et appliquée pour faire plaisir aux électeurs, mais d’un travail commun d’élaboration, un mûrissement collectif.

3 – Enfin, il y a aussi eu l’intervention directe des citoyens, souvent oubliée, ‘‘dépolitisée’’. Ce sont les mille gestes, les mille initiatives quotidiennes des passagers et des salariés qui ont donné sa chair, sa singularité à cette gratuité, la ‘‘libre association’’ dont parlait naguère l’utopie libertaire et communiste. Sans cette invention de l’espace public par ceux qui concrètement le constituent, la gratuité serait une mesure sans couleur et sans vie, une modification administrative, donc fragile. Elle n’aurait pas produit de nouvelles façons d’être ensemble, moins agressives, plus conviviales. Parce qu’elle a été concrètement inventée par la vie, en tenant compte de la vie, elle s’impose désormais aux instances de pouvoir. Je souhaite bon courage aux ‘‘représentants’’ qui, au nom de la légitimité électorale, voudront se risquer à supprimer une mesure si puissamment intériorisée par la société elle-même !

En quoi la gratuité est-elle une alternative à la régulation des inégalités (option de la gauche d’alternance) et à l’auto-régulation ‘‘naturelle” du marché (option libérale) ?

 J.-L. S.-D. : Le libéralisme est une doctrine assez plausible, en tout cas étayée et crue, selon laquelle la production capitaliste, la subordination salariale, la répartition marchande, la consommation comme clef du bien-être et le modèle occidental sont l’aboutissement de l’émancipation humaine. Ce programme ne sera jamais chimiquement pur. Il est encombré d’entraves posées sur son chemin par la vie et avec lesquelles il doit jouer. Pour ceux qui refusent le projet libéraliste, ces entraves sont de bons points d’appui. Ils fragilisent le système en mettant concrètement en cause sa légitimité et sa prétention. Il n’est pas indifférent qu’au lieu du ‘‘coup de pouce’’ à la Hollande, le Front de gauche propose un Smic à 1 700 euros. Tous ceux qui gagnent moins savent que leurs fins de mois ne correspondent pas à la richesse produite par le travail. A des degrés divers, Hollande compris, la gauche est actrice de ces entraves. Ça l’honore. Mais peut-on sortir du système ? Instaurer la gratuité est d’une autre nature que d’augmenter les moyens monétaires dont les pauvres disposent pour consommer. Contrairement à un argument ‘‘de gauche’’ qui harcelle la gratuité avec entêtement, ce en qui fait une mesure alternative et non régulatrice, c’est que riches et pauvres en profitent à égalité, qu’elle fait sortir riches et pauvres de l’histoire du libéralisme, qu’elle abolit les hiérarchies d’argent dans les espaces où elle s’exerce. Elle produit de l’hégémonie, au sens gramscien du terme (99 % de satisfaits dans l’agglomération du Pays d’Aubagne et de l’Étoile) autour non d’idées, mais de pratiques qui montrent que l’idéal communiste de la répartition des richesses en fonction des besoins et non plus des comptes en banque est réalisable et bénéfique. Toute expérience émancipatrice qui rompt la clôture de l’histoire telle que la prescrit le libéralisme est un pas, un levier pour rendre ailleurs son franchissement plausible et désirable.

Vous démontrez l’efficacité économique de la gratuité, dans le cas de celle des bus d’Aubagne. Mais faut-il nécessairement que la gratuité soit rentable ?

J.-L. S.-D. : Rentable ? Efficacité économique ? Votre question emploie ici ces mots dans un sens capitaliste et marchand : l’investisseur, le commerçant, le comptable s’y retrouvent-ils ? La pensée écologique et sociale, l’exigence d’un développement durable ont montré combien ces calculs au petit pied sont dérisoires, quand on les met en rapport avec la destinée de nos enfants, de notre planète, de notre rapport aux choses et avec le coût écologique ou social de la course au profit maximum. Dans l’expérience aubagnaise, la faisabilité que vous nommez ‘‘économique’’ faisait partie du jeu. Ça a été un atout, une facilité très appréciables. Cela a permis d’aller plus vite, plus sûrement, avec moins de résistances vers un dépassement de haute portée politique. Tant mieux pour Aubagne et tant mieux pour ceux qui, dans d’autres conditions, sont ainsi sollicités à construire leurs gratuités avec les briques que le réel met à leur disposition. Cela ne change rien au fond de l’affaire : la ‘‘solvabilité’’ de la gratuité est une contrainte technique qu’il faut bien prendre en compte d’une manière ou d’une autre, mais sa ‘‘rentabilité’’, essentiellement non monétaire, est indéchiffrable par le système et c’est elle qu’on doit mettre au poste de commande. La bonne aubaine administrative qui a permis à cette collectivité de bénéficier d’une forte augmentation du versement transport est une chance, mais pas une condition de la gratuité. L’éclairage public ne dispose pas de recettes propres. Quand la nuit tombe, on allume néanmoins les réverbères.

Les opposants à la gratuité évoquent les coûts réels des dispositifs d’accès gratuit. Comment traitez-vous cette objection courante à l’extension de la gratuité ?

M. G. : Nous ne nous érigeons pas en ‘‘modèle’’ mais notre expérience mérite qu’on s’y arrête : pour un territoire de 103 000 habitants, la mise en place de la gratuité n’a pas coûté un euro supplémentaire aux ménages. Certes, la gratuité supprime la contribution marchande des voyageurs et nécessite de renforcer le réseau, mais elle permet aussi des économies sur la billettique et le contrôle. Nous l’avons financée en augmentant le Versement Transport (VT), une taxe acquittée par les entreprises de 9 salariés et plus (seulement 9 % des entreprises implantées dans notre territoire). Ce VT, nous avons pu encore en augmenter le taux en décidant de réaliser un tramway, qui sera lui aussi gratuit pour l’usager. Le VT couvre très largement le coût de la gratuité sans augmenter les impôts des ménages. Loin de plomber le développement de notre réseau de transports publics, la gratuité et son succès nous pousse à l’étendre avec la réalisation d’un tramway et aussi d’un tram-train. Alors s’il est aujourd’hui ‘‘impensable’’ d’étendre la gratuité à des réseaux importants, il me semble important de ‘’penser’’ tout de même la gratuité et de chercher des pistes y compris pour les grandes agglomérations !

J.-L. S.-D. : L’instruction publique est un service gratuit, la voirie est un service gratuit, l’éclairage public est un service gratuit, beaucoup de soins sont remboursés, l’armée et la police elles aussi sont des services gratuits… Il ne s’agit pas de la nature des choses, mais de choix historiques, de choix politiques, de bifurcations concrètes. Privilégier la construction d’une ligne TGV qui coûtera des dizaines de milliards et raccourcira un trajet de 15 mn pour la minorité qui l’emprunte est un choix, et d’ailleurs un choix respectable. Mais on peut aussi lui préférer les aménagements nécessaires pour que les transports urbains puissent gratuitement absorber une part plus importante des déplacements. Magali a eu raison de mettre ‘‘impensable’’ entre guillemets. La gratuité des transports en Ile-de-France est ‘‘impensable’’ au sens de l’expression populaire spontanée : « Vous n’y pensez pas ! » Comment, dans l’état actuel de l’équipement, doubler la fréquentation de la ligne A du RER francilien ? Et pourtant, rien ne nous interdit de penser un dépassement de ‘‘l’état actuel des choses’’.

Comment expliquer la frilosité de la gauche, même de la gauche ‘‘de transformation sociale’’, à porter des projets et l’option d’une extension de la gratuité ?

J.-L. S.-D. : La gauche est doublement tétanisée. D’abord, l’échec et l’effondrement de la seule tentative aboutie de renversement du capitalisme a donné un poids considérable à l’argument numéro un du libéralisme : vouloir aller plus loin dans l’histoire de la liberté, c’est jouer les apprentis sorciers et engendrer la tyrannie. Ensuite, ayant repris la main, les tenants du libéralisme ont conduit une blitzkrieg idéologique efficace contre toutes les perspectives émancipatrices qui mettent le système en cause. Idées dangereuses, irréalistes, enfantillages ou bombes à retardement. La bourgeoisie de la Troisième République n’éprouvait aucune gène à parler de l’école ‘‘gratuite’’. Pourtant, elle était aussi près de ses sous que celle d’aujourd’hui et tout à fait consciente du budget nécessaire à la généralisation de l’instruction publique. Que cherche à se faire pardonner le prolétariat du 21ème siècle quand, à l’évocation de chaque gratuité, il insiste sur le fait que « la gratuité n’existe pas », que « tout se paye », que « nous ne respectons pas ce que nous n’avons pas fait l’effort d’acheter », etc. L’expérience aubagnaise nous donne de façon tranquille et jubilatoire un flot de preuves que ce défaitisme idéologique est vain. Il est vrai que cette gratuité émancipatrice a été conduite dans la réalité d’aujourd’hui et non dans les lendemains qui chantent, dans la liberté créative des citoyens et non dans l’injonction administrative. Là est sans doute le chemin qui ouvrira à nouveau le voyage.

Au-delà de l’attachement des forces politiques traditionnelles à une culture administrative qui finalement suspecte les propositions rompant avec l’ordre social, et préfère l’action sociale qui compense l’inégalité plutôt que développe l’égalité, n’est-ce pas tout leur rapport aux institutions qu’il faut pointer ?

 M. G. : Cette question en soulève une autre : devons-nous simplement réguler le capitalisme et donc atténuer les inégalités qu’il génère ou rompre avec sa logique et travailler à l’égalité, à la mise en œuvre, pour plagier une formule que nous connaissons bien, du « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » ?  Avec la gratuité, nous n’avons pas la prétention d’avoir LA réponse mais on fait bouger les lignes. Ce qui est fantastique, c’est que les citoyens, usagers ou pas des bus, sont aussi les co-auteurs et les co-acteurs de la gratuité des transports. L’expérience montre que la gratuité ‘‘fabrique’’ de la convivialité, de la citoyenneté et ouvre la voie à des droits nouveaux. Il faut sortir de cette opposition stérile entre ceux, - les élus, l’administration - qui seraient uniquement dans la ‘‘gestion’’ et ceux qui seraient dans la production d’alternatives, d’idées. Nous démontrons, à notre échelle, que l’on peut travailler l’alternative au niveau d’une collectivité et, du coup, le rapport des forces politiques aux institutions s’en trouve ébranlé, questionné. Mais il est vrai que la culture administrative, très verticale, peut être un frein. C’est pourquoi nous tentons à Aubagne, depuis des années, de travailler ensemble : citoyens, techniciens et élus. Ce n’est pas un chemin aisé mais la démocratie n’a de sens que si elle est en mouvement, des-institutionnalisée si je puis dire.

Vous expliquez que la gratuité ne s’attaque pas d’abord à la propriété du Capital : elle subvertit le principe de consommation marchande, prenant « le capitalisme par la queue ». Mais vos exemples concernent des transports et l’Éducation nationale, où le statut public est (plus ou moins) acquis. Dans une optique de transformation sociale et écologique, ne doit-on prendre le capitalisme par la tête et par la queue ?

 J.-L. S.-D. : Prendre le capitalisme par la queue, en aval de la production d’un bien, présente un puissant avantage démocratique. L’aval, c’est nous, ce sont les milliers de passagers des bus gratuits qui ont fait leur cette sortie du marché qu’on ne leur reprendra pas de si belle. Une nationalisation décidée en conseil des ministres prend le capitalisme par la tête et change la tête du conseil d’administration. Mais si on en reste à ce tête à tête, la mesure peut très bien ne rien changer aux modalités du travail, ni à la façon dont la société use du bien produit. Considérés en eux-mêmes, la propriété et le contrôle publics d’un conseil d’administration peuvent se couler dans le système du marché, du management capitaliste, des politiques impériales, et passer inaperçus. L’histoire a montré la forte réversibilité de telles nationalisations et au contraire la ‘‘viscosité’’ des gratuités, leur résistance. La gratuité déboussole la logique capitaliste. Cet étourdissement qu’elle introduit dans la logique capitaliste est favorable à d’autres avancées. Par exemple, le dogme central de la main invisible du marché, indépassable providence de l’activité humaine, prend un coup derrière la cravate. En profiter pour lui couper la tête ? Si l’occasion se présente (ou si nous nous présentons à l’occasion), on ne va pas se gêner ! Prenons le capitalisme par où il nous passe à portée de main, mais n’oublions pas que ‘‘prendre le capitalisme’’ n’est pas un but en soi, que c’est une des voies de l’émancipation humaine. Quand elle a lieu, il faut que cette ‘‘prise de tête’’ se traduise en libertés nouvelles, sinon elle n’est qu’un jeu de chaises musicales entre propriétaires du pouvoir.

Quel lien faites-vous entre l’avancée locale, partielle, de la gratuité dans les bus du pays d’Aubagne et de l’Étoile et le courant historique en faveur de l’émancipation ?

J.-L. S.-D. : Le marché a participé à l’émancipation. Il a libéré les forces productives, nous a proposé une grande variété de biens utiles et agréables qui adoucissent et élargissent nos existences. L’histoire s’arrête-t-elle avec lui ? Les bus d’Aubagne nous prouvent que non, qu’on peut répartir autrement ces biens, à profusion, sans distinction de fortune, sans peur du gendarme, sans les entourer d’un fétichisme qui font de la marchandise et de l’argent les maîtres de nos imaginaires, en abolissant les vertigineuses inégalités qui concassent la société, en adoucissant l’empreinte de l’activité humaine sur notre planète. L’émancipation n’est pas un aboutissement – ni pour aujourd’hui comme le proclame le libéralisme, ni pour après-demain comme l’a imaginé le mouvement ouvrier du 20ème siècle. L’émancipation, c’est le mouvement vers davantage de liberté. Aimer le mouvement plutôt que la destination ? C’est un peu ce que ressentent ceux d’entre nous qui ont la chance de pouvoir affirmer : « J’ai eu une belle vie ». Leur jugement ne porte pas sur l’aboutissement chronologique de l’existence, qui est la mort. Il ne dit pas non plus qu’ils ont tout le temps nagé dans le bonheur. Ça n’existe pas. Il ne font pas les comptes, mais emploient un adjectif esthétique, qualitatif : une « belle » vie. Leur jugement porte sur le chemin de la vie. Faire de notre vie sociale une belle histoire de liberté, de créativité, inventer notre humanité au lieu de la subir ? C’est repérable dans le passé. Pourquoi nous en priver pour demain ?

Entretien réalisé par Françoise Verna, Bernard Calabuig et Gilles Alfonsi, 12 octobre 2012

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Article paru dans Cerises N° 155, rubrique "Les gâteaux"

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