
Entretien avec Pierre Villard, président du Mouvement de la paix.
Coordinateur pour la France de la Campagne internationale pour abolir l’arme nucléaire, il est l'auteur de Pour en finir avec l’arme nucléaire (La dispute, 2011).
Pourquoi l’abolition de l’arme nucléaire doit-elle être au cœur du combat pour lapaix ?
L’arme nucléaire est une arme effroyable, àlaquelle personne ne réchappe. Elle est la seule arme capable d’éliminer la viesur la planète et en un temps très court. Depuis bientôt 70 ans, l’armeatomique fait des victimes longtemps avant son utilisation (test), beaucouppendant et longtemps après. Nous en sommes à la troisième générationd’Hibakusha, c’est-à-dire que ce sont les petits enfants des personnes vivanten1945 qui développent des maladies suite aux bombardements de Hiroshima et deNagasaki.
Mais au-delà de la dimension humaine - qui estessentielle - la possession de l’arme nucléaire par une poignée d’États conduità une hiérarchisation du monde, faite de dominations par les possesseurs de labombe. On ne peut donc pas envisager construire un autre monde sans remettrefondamentalement en cause l’arme atomique.
Pour en finir avec l’arme nucléaire, pourquoi faut-il mettre en question la théorie dela dissuasion nucléaire ?
La dissuasion nucléaire n’est en effet qu’unethéorie. Elle est certes bien ancrée, mais cela reste une théorie. D’ailleursle représentant de la France à la Conférence du désarmement le reconnait enconsidérant que nous ne pouvons en rester qu’à de l’affirmation à ce sujet.L’arme nucléaire a-t-elle ou non empêché des guerres ? Et combien deguerres sont dues à l’arme nucléaire ? Par exemple, combien de régimesautoritaires la France a-t-elle tenus à bout de bras en Afrique, grâce à sonstatut de puissance nucléaire intouchable ?
Je conteste fermement cette notion de dissuasiondans le premier chapitre de mon livre, car l’accepter est d’une violenceextrême vis-à-vis des très nombreuses victimes de l’arme atomique. Elles secomptent par millions. Il y a les victimes directes des bombardements au Japon,toutes les victimes survenues depuis pour lesquelles il n’existe aucunestatistique et toutes les victimes civiles et militaires des essais nucléaires.Rien qu’en France, ce sont plusieurs milliers de personnes recensées parl’Association des vétérans des essais nucléaires. Et puis il faut rajoutertoutes les victimes indirectes, victimes du détournement de fond queconstituent les richesses englouties dans ces armes, richesses économiques maisaussi intellectuelles. Pour une arme de dissuasion, cela fait beaucoup devictimes depuis 1945.
Finalement, la situation actuelle est essentiellement liée au fait que pour les États nucléaires la question du développement humain est secondaire par rapport au maintien de leur domination. Comment le dévoiler aux yeux du plus grand nombre ?
C’est en effet toute la question. Je pense qu’ilfaut allier toutes les problématiques, c’est-à-dire l’immoralité de l’armeatomique, son illégalité, son coût et même son inefficacité militaire. C’est laraison pour laquelle il y a nécessité de dénoncer le mensonge de la théorie dela dissuasion nucléaire. Il y a usurpation de valeurs.
C’est à force de préparer les guerres qu’on finitpar les faire. Aussi, le sujet de l’arme atomique est à mettre en relation avecle choix de société que nous voulons construire. On ne prévient pas lesconflits par la culture de guerre. Celle-ci nous amène au contraire à rendresans cesse plus précaires les conditions de vie et de sécurité des habitants dela planète. Le Mouvement de la paix a fait sien le concept de Culture de lapaix, comme ensemble des valeurs, des attitudes et des comportements destinés àprévenir les conflits par l’action sur leurs causes. Nous disons « Empêcherles guerres, cultiver la paix ». Cela veut dire lier la paix avec lajustice, avec la démocratie, avec les droits, avec l’accès à la culture, àl’éducation, … La culture de la paix, c’est une conception révolutionnaire.C’est faire de la paix le moteur des transformations sociales. Ainsi le gâchisdes dépenses militaires mondiales - qui ont presque doublé en 8 ans – n’est-ilpas responsable de nombreuses sources de violences et de conflits ? C’esten mettant ces sujets dans le débat public qu’on pourra permettre à la foisleur appropriation par les citoyens, leur dénonciation et leur refus.
Quelle est votre appréciation de la politique de la France dans ces domaines ?
Rappelons que la France est la troisième puissanceatomique mondiale. C’est le dernier État doté d’armes nucléaires[1]à avoir signé le Traité de non-prolifération[2]des armes nucléaires. Notre pays est tenu par le contenu de ce traité, danslequel tous les États s’engagent à œuvrer de bonne foi au désarmementnucléaire, à une date rapprochée. Or la France modernise actuellementl’ensemble de son arsenal, nouveaux sous-marins, nouveaux missiles, nouvellestêtes nucléaires. Le Mouvement de la paix dénonce cette violation de la loiinternationale. Aujourd’hui, malheureusement, notre pays est celui qui freine leplus tout processus de désarmement. La France refuse toute avancéemultilatérale. Même au sein de l’Otan, où les ministres des Affaires étrangèresdes pays qui disposent d’armes atomiques des USA sur leur sol demandent unprocessus de retrait, c’est la France qui empêche toute discussion sur lesujet. Cela nous donne, comme citoyens français, une grande responsabilité.
Quelles sont les prochaines échéances majeures du combat contre l’arme atomique ?
Depuis 41 ans qu’existe le TNP, il y a plus d’Étatsqui ont renoncé à l’arme atomique que d’États qui s’en sont dotés. C’est unacquis considérable mais qui n’est pas suffisant. L’objectif ne doit plus êtreseulement le désarmement nucléaire et la non-prolifération, mais bienl’abolition de l’arme atomique. C’est l’objectif zéro que nous visons.
Aussi, ce qui nous mobilise aujourd’hui, c’estl’adoption d’une Convention d’élimination des armes nucléaires. Cetterevendication est portée par la Campagne internationale pour abolir l’armenucléaire, dont l’acronyme anglais donne ICAN. En France, 62 organisations sesont engagées dans un collectif national appelé ICAN - France. Nous organisonsles 24 et 25 mars une mobilisation nationale autour des 25 sites de la force defrappe française. Cette journée vise à ce que ce sujet ne soit pas ignoré dudébat public pour les échéances électorales de 2012. Elle portera l’exigenced’engagement de la France dans la Convention, de la réduction des dépensesmilitaires et de la prise d’initiatives immédiates.
2012 devrait être l’année de la tenue d’uneConférence internationale pour la création d’une zone exempte d’armesnucléaires au Proche et Moyen Orient. Plus de la moitié des pays du globe sontmembres d’une zone exempte d’armes nucléaires. Tout l’hémisphère sud estconcerné. Ces zones se sont accompagnées du renoncement à l’arme atomique parde grandes nations (Brésil, Argentine, Afrique-du-Sud, Kazakhstan…). Imaginonsce qu’induirait une nouvelle zone au Proche et Moyen Orient concernant Israël,l’Iran, le Pakistan… N’est-ce pas la meilleure manière de prévenir l’avènementde toute nouvelle puissance nucléaire ?
Enfin, les 5 puissances nucléaires ditesofficielles se sont engagées à rendre compte en 2014 de la manière dont ellesappliquent l’article 6 du TNP qui les engage au désarmement.
On peut imaginer que le combat pour la paix avance de multiples façons : grâce à des avancées multilatérales, par des avancées unilatérales, par la pression des opinions publiques… Dans une telle dynamique, exiger une décision unilatérale de la France de renoncement à l’arme nucléaire ne serait-il pas pertinent ?
C’est toujours l’intervention populaire qui faitavancer les choses, y compris par les représentants politiques que les citoyensse donnent. Il faut donc se demander comment convaincre et mobiliser l’opinionpublique. Je ne pense pas qu’aujourd’hui la revendication du renoncementunilatéral de la France à l’arme nucléaire soit de nature à rassemblermajoritairement nos concitoyens. Il y a beaucoup de questions sur la confiancevis-à-vis des autres pays, sur les mesures de contrôles. Ces sujets sontsensibles et importants. L’action pour un processus multilatéral de Conventiond’élimination me semble beaucoup plus mobilisatrice. D’autant plus qu’on peutgagner. Dans le même temps, nous exigeons que la France prenne des initiatives.Ces quinze dernières années, nous avons obtenu que la France ferme son centred’expérimentations du Pacifique, qu’elle renonce à sa composante terrestre(missiles Pluton, missiles Hadès…). Aujourd’hui nous demandons le gel duprogramme de renouvellement des missiles M45 par les M51, et le renoncement àsa composante aéroportée. Ce sont des mesures unilatérales.
Il faut faire la différence entre agir pour desmesures unilatérales, comme actes nécessaires et crédibles pour aller vers unprocessus contrôlé d’élimination, et l’exigence d’un renoncement unilatéral àl’arme atomique, qui serait mal compris par l’opinion publique, et donc nousferait repartir en arrière dans la mobilisation.
Comment expliquez-vous que les enjeux liés à l’arme atomique soient largement ignorésdes politiques (y compris souvent des partisans de l’émancipation), des médias et du grand public ?
L’inculture et la méconnaissance de la réalité sontsans doute la première explication. Les politiques sont globalement ignorantsde ces questions-là. Et on retrouve cette ignorance à peu près sur toutl’échiquier politique. Les médias, à quelques exceptions près, n’abordent quetrès peu le sujet. Pourtant, avec un budget militaire représentant 20 % dubudget national, on pourrait s’attendre à ce que les uns et les autress’emparent du sujet. Nous pourrions nous en plaindre, mais c’est plutôt à nous,les pacifistes, de nous questionner sur pourquoi nous n’arrivons pas à êtreplus présents dans la sphère publique. Même ceux qui devraient y être attentifsont une vision désuète du mouvement pacifiste qui ne répond pas à la réalité.
Dans l’opinion, il y a le souvenir de la reprisedes essais nucléaires français et leur arrêt en 1996. Nombreux s’en sont arrêtéslà, persuadés que la France a désarmé, voire qu’elle n’a plus de bombeatomique. Reconnaissons que la fin de la Guerre froide semble avoir éloigné lamenace, alors que le danger est bien plus probable aujourd’hui, notamment àcause des accidents, de la puissance des armes et de la précision des vecteurs(missiles).
Le Mouvement de la paix fait un important travaild’éducation populaire au désarmement, expositions, débats, délégations dans lesévènements internationaux. L’accueil très positif que reçoit mon livre Pour en finir avec l’arme nucléairemontre en tout cas qu’il y a une forte demande d’éducation populaire. Je l’aiconçu comme un ouvrage de référence permettant de disposer d’éléments deconnaissance pour donner confiance aux citoyens dans leur capacité d’agir.
Votre livre montre qu’au cours des dernières décennies, des avancées substantielles ducombat pacifiste ont eu lieu : conventions sur les armes biologiques, surles armes chimiques, d’interdiction des mines antipersonnel, sur les armes àsous munitions… Comment ces avancées ont-elles été possibles, alors que, dansle même temps, le monde semble moins sûr et que l’idée du « choc des civilisations » a été imposée ?
La réalité du monde n’est pas une science exacte.Il y a eu, par exemple, moins de conflits durant cette décennie que durant laprécédente. L’information en donne pourtant une toute autre idée. Les solutionsde force sont majoritairement refusées par les opinions publiques. Mais depuisla guerre en Irak, en 2003, ce refus majoritaire des solutions militaires n’estpas visible. Pourtant, comme vous le notez, de grandes avancées ont étéréalisées. Elles l’ont été par la conjonction de l’action des citoyens, decertains États et des institutions. Elles concernent différents types d’armesde destructions massives. Il nous reste à obtenir une dernière Convention,celle sur les armes nucléaires.
Vous soulignez avoir changé de point de vue concernant la possibilité pour la société civile, des États et des organismes internationaux de peser ensemble en faveur de l’abolition de l’arme nucléaire. Pouvez-vous expliquer votre expérience ?
Dans l’histoire du mouvement social, la notion decoopération n’est pas toujours vécue comme positive. Le compromis est parfoistaxé de compromission. Le tout ou rien a eu de belles heures de gloire.Discuter, voire agir, avec un État dont on peut contester le gouvernement,n’est pas le premier chemin que nous empruntons. Mon propre passé desyndicaliste m’a sans doute influencé dans ce doute. Et pourtant, nous nepouvons avancer qu’en discutant avec nos adversaires. Et ce n’est pas fairepreuve de faiblesse, bien au contraire. La faiblesse, c’est la violence et laguerre. Le dialogue et la non-violence, c’est de la force.
Les premières fois que le Mouvement de la paix m’ademandé de représenter les pacifistes français dans des évènementsinternationaux, j’ai eu à côtoyer des représentants d’États et d’institutions.Je me suis rendu compte que nous pouvions agir ensemble sur des objectifs biendéterminés. C’est le cas pour l’abolition des armes nucléaires. Nous sommesmajoritaires sur la planète pour défendre et gagner cet objectif, pourquoi nepas agir ensemble ? Mais ce partenariat nécessite que chacun reste à saplace. Les organisations non gouvernementales et les associations de solidaritéinternationale ne sont pas des gouvernements, ni des institutions.
Quel est votre point de vue sur la sortie du nucléaire civil ?
Je n’ai aucun point de vue sur cette question. Lesbombes atomiques ont existé avant que ne soit produit un seul kilowattd’électricité provenant de l’industrie nucléaire. Ce n’est pas avec lescentrales que l’on produit le combustible des armes nucléaires. Par contre, ily a nécessité de renforcer les contrôles publics, citoyens et internationauxsur les activités sensibles du nucléaire.
Pourquoi estimez-vous que le combat pour l’abolition de l’arme nucléaire et l’exigenced’une sortie du nucléaire civil doivent rester distincts ?
Pourquoi devrait-on les lier ? La décision defaire une arme atomique est d’abord un choix politique de domination ; cen’est pas une question de capacité technique. Faire croire à un lieninextricable revient à dédouaner le politique de ses responsabilités.
Et puis attendre une sortie hypothétique dunucléaire civil pour se préoccuper du militaire est suicidaire pour l’Humanité.Pourrons-nous nous passer du nucléaire civil dans 25 ans ? Je n’en saisrien. Mais nous pouvons initier un processus d’élimination des armes nucléairestout de suite.
Ma conviction, c’est que nous devons rassemblerdans l’action pour éliminer l’arme nucléaire les citoyens opposés au nucléairecivil, ceux qui y sont favorables, et la grande masse des citoyens quis’interrogent, se sentant souvent pris au piège d’un débat dogmatique dont ellen’a pas toutes les clefs pour faire un choix.
Entre la lutte face au réchauffement climatique et la lutte pour l’abolition de l’armenucléaire, vous semblez considérer qu’il est nécessaire d’établir une priorité. Qu’en est-il ?
Je n’établis pas de priorité. Je note que lescitoyens sont sensibilisés au réchauffement climatique et qu’ils ne le sont quetrès peu face à la menace atomique. Or celle-ci est plus grave, avec uneéchelle de temps beaucoup plus courte. La planète se sera-t-elle réchauffée de4 ou 5 degré dans 50 ans ? Je n’en sais rien ; mais je veux agir pourque dans 50 ans quelqu’un puisse faire la mesure.
Questions posées par Gilles Alfonsi
[1] Cette terminologie est celle contenue dans le TNP. Ce sont les cinq États qui avaientréalisé des tests d’explosions atomiques au moment des premières négociations en vue de la signature d’un traité, c’est-à-dire au 1er janvier1967.
[2] LeTraité a été signé le 1er juillet 1968. Il est entré en vigueur le 1erjuillet 1970.
Le Mouvement de la paix
Fondé au lendemain de la seconde guerre mondiale par des personnalités issues des différents courants de la Résistance, le Mouvement de la paix est une association pacifiste française. Mobilisé depuis ses débuts en faveur de la paix dans le monde, il fut à l’initiative de nombreuses campagnes, par exemple au moment de la guerre du Vietnam, lors de la crise des euromissibles dans les années 80 et, en 1995, contre les essais nucléaires à Mururoa. Depuis les années 2000 le Mouvement de la paix anime en France les larges réseaux d'opposition aux guerres (Afghanistan, Irak, Proche-Orient...).
Auteur de Pour en finir avec l’arme nucléaire (La dispute, 2011), Pierre Villard préside le Mouvement de la paix depuis 2002.
Site du mouvement de la paix : www.mvtpaix.org
Site de la Coordination française de la Campagne internationale pour l'abolition de l'arme nucléaire : www.icanfrance.org