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Billet de blog 18 janvier 2013

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La Poétique du bonheur

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Le bonheur a une histoire. Une histoire antique (sur laquelle il faudra revenir) et une histoire moderne. Celle-ci commence sans doute au 18e siècle, avec les philosophes des Lumières et la Révolution française. La Constitution de 1793 pour la première fois assignait comme but à la société d'assurer le bonheur commun. « Le bonheur est une idée neuve en Europe », disait Saint-Just... Elle a fait du chemin depuis. Et elle a connu pas mal de vicissitudes auxquelles sont liées l'histoire des révolutions, l'histoire de l'utopie et celle du communisme...

 La « magique étude du bonheur que nul n'élude », comme disait Rimbaud, est l'affaire quotidienne des individus et des peuples. C'est aussi la grande affaire de quelques philosophes, de quelques penseurs révolutionnaires et de nombreux poètes. Et il n'est pas inintéressant d'étudier comment elle chemine, à travers quelles contradictions...

Je vous propose de nous engager ensemble dans ce parcours qui aura souvent des allures vagabondes mais qui s'efforcera de ne pas perdre en chemin son but. (Perdre le but en chemin est une aventure que nous avons déjà connue et vagabonder n’empêche pas d’arriver à bon port.) Et, si certains veulent réagir et discuter mes propos, ils sont les bienvenus.

Le thème de cette déambulation est de réfléchir à la "poétique du bonheur". Un mot d'explication sur l'usage que je fais du mot "poétique". Il ne s'agit pas ici principalement de définir une théorie de la poésie, mais plutôt d’espérer dégager la part poétique dans le mouvement même de la société.

Il y a une poétique des sociétés. Une poétique des mouvements sociaux, culturels, politiques ou religieux... Ainsi, dans le Génie du Christianisme, Chateaubriant parle-t-il de la « poétique du christianisme ». Il y a eu (et il y a peut-être encore) de la même façon une "poétique du communisme".

 Cela pour dire que l'idéologie (dominante ou non) n'est pas faite que d'idées et de représentations. Elle est aussi faite d'images, d'émotions, de sentiments. Les individus et les peuples n'ont jamais agi seulement mus par leur conscience, claire ou fausse. Ils agissent aussi toujours selon leurs passions, leurs croyances, leurs émotions, leurs sentiments. Et une politique qui perdrait toute dimension symbolique et poétique serait menacée de dégénérer en technique de gouvernement, ou de simple gestion de l'économie, et à perdre ainsi sa force d'utopie, d'espérance. C'est la critique que le philosophe marxiste allemand Ernst Bloch adresse, dans le Principe Espérance, à l'histoire réelle du socialisme à l'Est. Mais chacun voit bien qu'il en va de même pour la politique dans nos sociétés, y compris pour ceux qui se sont voulus révolutionnaires.

Le sujet qui peut paraître léger (et doit le rester) a donc quelque importance.

Pour entrer sans plus tarder dans le vif, tout me semble basculer vers la fin du 19e siècle. A ce moment s'inaugure ce qui a souvent été défini comme la "modernité". Si l'on veut bien prendre pour symptôme de cette histoire la figure du poète et sa place dans la société, on peut constater un renversement.

Jusque-là, le poète était un homme intégré à la société. Poète de cour ou va-nu-pied, sous l'ancien Régime, il appartient à un groupe pour lequel il écrit et il en épouse souvent les querelles. L'image du poète qui en découle est parfois celle d'un courtisan qui fait le joli coeur ; parfois celle d'un esprit libre qui se bat et prend des risques. (Ceux-ci peuvent d'ailleurs le mener loin. Je pense à un poète pour qui j'ai de la tendresse : Claude Le Petit, jeune poète brûlé en Place de Grève au début du règne de Louis XIV pour avoir écrit des sonnets licencieux, le Bordel des Muses, dans lesquels il s'attaquait en fait à la Couronne et à la religion.)

                                                                         

                                                                  Pour Victor Hugo, le poète pense et dit le futur.

Dans l'élan des débuts du romantisme (porté par l'onde de choc de la Révolution et de l'épopée napoléonienne), cet engagement prend une nouvelle dimension. Pour Hugo le poète n'est pas seulement un chanteur. Il est un mage (un vates, en latin... lequel est plus que poeta). Il pense et il dit le futur (Rimbaud dira un « voyant ».) Et c'est aussi un lutteur. Il est porté et il porte l'espérance de son temps dans le progrès... Sa poésie, même quand elle actionne les grandes orgues d’une musique noire, repose sur une solide santé, un goût de vivre et un appétit de bonheur formidables (dont Les Chansons des rues et des bois ou L'Art d'être grand-père donnent l'idée.) Le grand artiste qui est ainsi emporté par un projet qui le dépasse doit être fort, debout, capable de tenir bon dans les combats de l'art et dans ceux du siècle.

Cette dimension "épique" de la figure du poète se retrouve outre-atlantique chez Whitman, le barde du rêve démocratique américain, qui déclare dans le premier poème des Feuilles d’herbe  :

                                                                       

                                                              Walt Whitman, le barde du rêve démocratique américain

« Je chante le soi-même, une simple personne, séparée,

Pourtant je prononce le mot démocratique, le mot En-masse.

Je chante la physiologie de la tête aux pieds.

La physionomie seule, ou le cerveau seul ne sont pas dignes de la Muse, je maintiens que le corps en est beaucoup plus digne

Je chante la Femme à l’égal de l’Homme.

C’est la vie dans l’immensité de ses passions, de sa force et de sa puissance,

Joyeuse, formée par les lois divines, pour la plus libre action,

C’est l’Homme moderne que je chante. »

Même adhésion à l’anima mundi, au souffle du monde, (qui n’exclut pas la critique) chez le poète socialiste belge Emile Verhaeren, l'homme des Villes tentaculaires et des Campagnes hallucinées.

Mais en France, le ton change. Le pouvoir de la bourgeoisie qui s'est consolidé, après les révolutions de 1830, 1848 et l’écrasement de la Commune, montre un visage qui n'est plus fait pour susciter l'espérance dans le Progrès, ni même dans la liberté, l'égalité ou la fraternité. C'est le visage du tiroir-caisse. La médiocrité de la vie du rentier ou du rond-de-cuir comme idéal de vie imposé. Et voici que des poètes se retournent contre le bonheur.

« Faut-il qu'un homme soit tombé bas, écrira Baudelaire dans un projet de lettre à Jules Janin, pour se croire heureux... »

Voici que s'inaugure l'histoire de la conscience malheureuse qui va dominer la culture du 20e siècle. Et nous n’en sommes peut-être pas encore sortis...

Francis Combes, 18 janvier 2013

Paru dans Cerises N° 166

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