L'urgence de communisme (1) est le fil conducteur sur deux ans, du séminaire Communisme à Paris et des ateliers organisés dans l'Allier, le Morbihan, par les Communistes unitaires. Voici aujourd'hui des extraits de la soirée du 5 mars 2013 à Aubagne (13) sur le thème "Communisme et Libertés".
Le communisme, ce sont les libertés émancipatrices
Intervention de Laurent Lévy (1)
Pour réfléchir sur ce thème de Communisme et Libertés, je propose de dériver à partir d’une citation d’un auteur communiste s’il en fut puisqu’il s’agit de Lénine, qui écrivait en 1917 : « Tant que l’État existe, il n’y a pas de liberté. Quand il y aura la liberté, il n’y aura plus d’État ». Ce sont deux phrases extraites de L’État et la révolution, un livre écrit en pleine tourmente révolutionnaire, et dont le cœur est la théorie marxiste de l’État. On voit que ces deux phrases s’inscrivent dans deux temporalités différentes, l'une au présent, l'autre au futur. Voilà qui en dit beaucoup déjà sur les rapports entre communisme et libertés, puisque la théorie de l’État telle que Lénine la conçoit est une théorie du dépérissement de l’État avec la révolution. Autrement dit, il y a l’idée que la liberté est dans un futur non pas absolument indéterminé, mais "accompagnant" le dépérissement de l’État qui est l’objet, le cœur même de ce que la révolution doit faire quant à l’État. C’est une conception qui est aujourd’hui souvent mise en cause, un certain nombre d’auteurs contestent le principe même du dépérissement de l’État. Je m’en tiendrai pour le moment à cette formule-là.
Il s’agit de croiser un concept d’une grande abstraction, "liberté", avec ce qui est une donnée concrète : le communisme comme mouvement réel. Le concept de liberté est d’une véritable abstraction, trop grande à vrai dire pour pouvoir se contenter de dire qu’on est "pour la liberté". On est bien sûr pour la liberté, mais de quoi parle-t-on quand on est pour la liberté ? En général, quand on veut pouvoir en parler de manière concrète, on la ramène à des "droits". Vous aurez la liberté d’expression qui va avec le droit de s’exprimer ; la liberté de circulation qui va avec le droit de pouvoir circuler ; les libertés religieuses, le droit d’exercer sa religion, etc. ; les libertés politiques, qui sont le droit de pouvoir s’organiser pour transformer la société, pour contester l’ordre existant, ou pour le conforter le cas échéant.
Qu’en est-il de la liberté d’opinion, qui fait partie de ces libertés auxquelles on ramène assez facilement la notion de liberté tout court ? La liberté d’opinion, ce serait le droit d’avoir l’opinion qu’on veut, mais, comme la liberté de conscience, on pourrait dire que cela ne veut pas dire grand-chose, puisque si personne ne peut vous empêcher d’avoir une opinion, on peut vous empêcher de l’exprimer. Et s'il n’y a pas par ailleurs la liberté d’être informé, la liberté de discuter, de débattre, il est difficile de se forger une opinion. Donc on voit que des libertés peuvent être corrélées les unes aux autres, et rendues vaines si certaines existent et d’autres pas. Cet exemple est particulièrement saillant de ce point de vue : sans liberté de débat et possibilité matérielle de débattre, la liberté d’opinion est une chose relativement vaine. Cela suppose aussi, par exemple, la liberté de la presse ; liberté qui, elle-même, ne peut pas être simplement affirmée, parce que cela suppose la possibilité pour une presse libre, pour une presse d’opinion d’exister, etc.
J’ai ramené la notion de liberté à celle de droit, et on arrive à ce paradoxe que le droit étant plus ou moins lié à la notion d’État, on ramène les libertés à la notion d’État. S'il y a État, il n’y a pas de liberté, mais les libertés sont conçues comme liées à l’État. La solution de ce paradoxe c’est que les libertés entretiennent avec l’État un rapport "contre" ; il s’agit de savoir les droits qu’on a, c’est-à-dire les interdictions qu’on n'a pas. L’État ne confère pas des droits, on peut simplement regarder quels sont ceux qu’il ne confère pas, quels sont ceux auxquels il s’oppose. Par exemple, l’État n’a pas à conférer la liberté de circulation, mais il peut s’y opposer. La liberté, c’est donc, dans sa réalité concrète, quelque chose qui s’impose contre les pouvoirs, contre les pouvoirs d’État en particulier.
Droit et État, ce n’est pas forcément la même chose, mais dans les sociétés développées, il n’y a pas de droit sans État et il n’y a pas d’État sans droit. C’est de ce point de vue, parce que le communisme s’oppose frontalement à l’État, et que les libertés s’expriment contre le pouvoir de l’État, qu’il y aurait coïncidence entre communisme et libertés. Dans les exemples que j’ai donnés, et je crois que cela serait le cas de tous les autres exemples, la notion de liberté renvoie à la notion de liberté individuelle. C’est-à-dire que la liberté, c’est toujours la liberté pour chacun de se déplacer, de s’exprimer, d’avoir son opinion, d’être informé, etc. Et cela aussi renvoie à l’idée communiste de l’émancipation de chacun et chacune comme condition de l’émancipation de tous et de toutes.
Donc aucune liberté n’est assurément négligeable, mais il y a lieu d’examiner celles qui concourent concrètement à l’émancipation et celles qui n’y concourrent pas. Par exemple, qu’en est-il de la liberté d’entreprendre ? Est-ce qu’il y a une liberté d’entreprendre, est-ce que cela signifie quelque chose de concret, est-ce que cela rentre dans le cadre de ce que l’on appelle "les libertés" ? J’ai tendance à penser que oui. Mais cela pourrait se discuter. Et puis, on pourrait imaginer la liberté de tuer ? Est-ce que cela fait partie de la liberté ? Donc, il y a des libertés qui sont émancipatrices, des libertés dont la conquête contribue à l’émancipation et qui sont celles pour lesquelles le combat communiste a un sens. Et puis il y a bien sûr des interdictions, des ordres, des droits refusés par la société sans que, pour autant, cela soit une atteinte à la recherche de l’émancipation.
L’essentiel des libertés qui intéressent le communisme, ce sont les libertés qui permettent d’agir sur le présent, d’intervenir dans la société, d’intervenir dans la vie politique au sens large, mais aussi l’ensemble des droits qui permettent à chacun de s’approprier la vie politique.
On ne peut donc pas dire que de ce point de vue le communisme soit du côté de toutes les libertés. Le communisme, ce sont les libertés émancipatrices. Est-ce qu’il est du côté de "la liberté" en général ? Ce que j’ai dit laisse entendre qu’il n’y a pas de notion de liberté en général. Que la liberté se conjugue toujours au pluriel, ou n’existe qu’à travers des exemples concrets, qu’à travers des cas particuliers. En tout cas, il y a dans tout cela les libertés politiques, au sens très large.
Pourquoi est-ce nécessaire au communisme lui-même, pris, cette fois, comme combat et non pas seulement comme mouvement réel qui transforme notre existant, ni comme émancipation de tous et de chacun ? Eh bien, parce que l’exercice des libertés politiques est une école de politique. C’est ce que disait Rosa Luxemburg pour justifier que la liberté, cela ne pouvait pas être la liberté seulement de ceux qui pensent comme nous. Elle disait que non seulement on a besoin de débattre politiquement, mais on ne peut avancer dans ses propres opinions politiques que dans le débat avec ceux qui à priori ne sont pas d’accord ; si ceux qui ne sont pas d’accord avec moi n’ont pas le droit de s’exprimer, je perds la possibilité d’aiguiser mes propres conceptions. Si on se trouve dans cette situation où l’apprentissage de la politique est restreint par la limitation des libertés politiques, alors la politique ne peut être appropriée que par les privilégiés qui peuvent débattre, qui disposent, qui jouissent des libertés politiques.
Tout cela semble très rose : je semble dire qu’il n’y a aucun problème entre le communisme et la liberté et qu’au contraire communisme et libertés vont forcement d’un même pas. On pourrait alors se demander pourquoi il y a ce contentieux historique dans le débat public entre communisme et libertés ? Ce contentieux, ce reproche fait au communisme de s’opposer à la liberté, n’est pas limité à la question du stalinisme. C’est d’abord une question beaucoup plus ancienne, les libertaires s’opposaient aux marxistes à la fin du XIXe siècle ; il y a toute une rhétorique qui tend à dire que les communistes seraient des ennemis des libertés parce qu’ils seraient les amis de l’égalité. C’est une question qui est effectivement posée, mais c’est d’abord une accusation qui est faite aux communistes, et plus généralement aux égalitaristes. On leur dit : « L’égalité suppose des atteintes à la liberté. » C’est-à-dire que la liberté elle-même devrait aboutir à des situations inégalitaires, devrait naturellement et normalement aboutir à des situations inégalitaires.
On en revient là à "de quelle liberté parle-t-on ?" Et il est certain que la liberté d’exploiter est ramenée par la pensée émancipatrice au même rang que la liberté de voler ou la liberté de tuer ; c’est-à-dire à des libertés dont il est naturel - je veux dire normal, compréhensible, admissible - qu’elles soient restreintes par le droit. Alors l’ensemble de ces questions-là se posent et continuent de se poser d’autant plus dans le cadre qui est le nôtre, d’un néo-libéralisme autoritaire, dans lequel l’État - même s’il se décharge de plus en plus des services publics, etc., - est absolument hypertrophié. Car s'il n’y a pas de libertés tant que dure l’État, l’État néolibéral est un État particulièrement hostile aux libertés, est un frein aux libertés et peut-être que l’existence d’un État hypertrophié est l’une des caractéristiques des situations dans lesquelles il est porté atteinte aux libertés.
411 pages, 28 €. Voir l'entretien avec Laurent Lévy, Cerises n°150
dossier établi par Michèle Kiintz, 19 avril 2013
(1) "Face à l’aliénation capitaliste l’urgence de communisme", titre du dossier de Cerises n°167
(2) Cette intervention comme l'encadré en page XXX résultent d'une première transcription de l'enregistrement de la soirée. L'intégralité des échanges de la soirée seront mis en ligne sur le site www.communistesunitaires.net, rubrique "Ce que nous entendons par communisme".
Laurent Lévy, Politique Hors champ, éléments de critique communiste, Éditions Kimé, Coll. Philosophie en cours
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