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Billet de blog 19 avril 2013

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La société du libre développement de l’individu - Égalité ET liberté

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Intervention de Roger Martelli (1):

L’étonnant n’est pas dans la question posée, mais dans le fait que nous nous posions la question. Que dit en effet le Manifeste fondateur, celui de 1848 ? Que l’alternative de la société bourgeoise sera « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

Si, malgré tout, nous nous interrogeons sur le lien du communisme et de la liberté, c’est que nos dilemmes actuels sont le fruit d’un vaste et tragique renversement. Nous – les "communistes" – sommes partis historiquement du constat que la liberté du capital se confondait avec cette négation concrète de la liberté qui est l’aliénation du travail. De là est née la conviction que la désaliénation des individus passait par le préalable de la libération collective de la classe compacte des producteurs de l’industrie ; que cette désaliénation supposait le bris de l’État ; que le bris à son tour présupposait la "prise" de l’État et son occupation "provisoire" ; le tout s’inscrivant dans une rupture révolutionnaire dont le signe tangible était simple : l’État change de mains.

On sait que, malgré les mises en garde récurrentes (de Bakounine à Luxemburg) et malgré les intuitions théoriques de Marx (La Guerre civile en France) et de Lénine (L’État et la révolution), cette logique a débouché sur le contraire de son projet libérateur : un despotisme totalitaire. Au mieux, ce n’est pas l’État qui a changé de main, mais le cigare qui a changé de bouche…

En apparence, nous restons condamnés à un choix en forme d’impasse : d’un côté la loi d’airain du capital, de l’autre l’omnipotence de l’État ; d’un côté la dictature des marchés, de l’autre le despotisme de l’anti-marché. Ajoutons que l’on sait, désormais, que les mots protecteurs ne suffisent pas : une dictature peut se vouloir "démocratique", "provisoire", elle n’en reste pas moins une dictature…

La question n’est pas de disserter en général sur "communisme et liberté", mais de savoir à quelles conditions on peut échapper au couple infernal de la pseudo-liberté et de la non-liberté. À mes yeux, cela suppose de suivre quatre pistes de réflexion :

1. Qu’est-ce qui a produit historiquement l’inversion ?

Deux discours longtemps face-à-face : d’un côté, le discours "totalitariste" (Furet) qui veut que le despotisme soit en germe dans le projet subversif (les contre-révolutionnaires du XVIIIe siècle expliquaient déjà que les révolutionnaires de 1789 avaient déchaîné les foudres de la démesure en remettant en question l’ordre pluriséculaire voulu par la Providence divine) ; en face, le discours inverse qui renvoie le "dérapage" au "contexte" ou aux "circonstances". Le stalinisme est une conséquence nécessaire du parti pris communiste ; le stalinisme n’est pas du communisme. Dans un cas, le communisme historique est liberticide par fondation ; dans l’autre cas, il n’a rien à voir avec ce qui s’est commis en son nom.

Je n’accepte ni l’un ni l’autre de ces discours. Je résume seulement mon propos : le stalinisme n’est pas la vérité du communisme, mais une de ses bifurcations historiques ; il y a rupture entre la phase léninienne et la phase stalinienne, la seconde n’étant pas la continuation de la première ; il existe pourtant, dans le bolchevisme et dans le marxisme lui-même, des lignes de fragilité ou de faille ou encore des points aveugles qui ont facilité la bifurcation et l’inversion.

Parmi ces failles, j’en retiens ici trois :

- La classe, tout d’abord. Comment l’entendre ? La classe qui doit se substituer à l’ancienne classe dominante, en utilisant ses instruments, non sans un certain esprit de revanche sociale, dont s’est amplement nourri le pouvoir stalinien ? La classe qui, en affirmant ses droits, se place dès maintenant du point de vue de la dilution nécessaire de toutes les classes ? Classe contre classe, ou lutte de classe pour un projet continu de dépassement des classes ?

- La démocratie, ensuite. Qui est au fond le communiste ? Celui qui combat la démocratie bourgeoise, dite formelle, au nom de la primauté des contenus sur les formes ? Ou bien celui qui perçoit en elle une valeur universelle qui dépasse le cadre social étriqué de ses origines ? Celui qui porte déjà en lui l’image achevée d’une autre démocratie, radicalement différente de celle qu’assuma la bourgeoisie triomphante ? Ou bien celui qui tente déjà de la faire exister, partout où c’est possible, le plus loin possible, pour qu’elle ne soit pas une abstraction ou une institution séparée ? Dans un cas, on substitue ; dans l’autre cas, on dépasse. Dans un cas, on oppose une autre démocratie (prolétarienne) à la démocratie existante (bourgeoise), ou on installe des embryons de démocratie alternative (contre-pouvoirs) à l’intérieur des dispositifs institués ; dans l’autre cas, on subvertit l’existant, tout en expérimentant d’autres possibles.

- Le parti, enfin. Qu’est-ce que le parti révolutionnaire ? L’avant-garde porteuse de la connaissance ou de la raison, éclairant de ses lumières le peuple aliéné, bafoué, trompé, aveuglé ? L’intégrateur politique, culturel, éthique, de toutes les potentialités et contraintes qui naissent du réel ? Le groupe soudé par un discours univoque et perpétuellement contrôlé, parce qu’il ne veut pas des faux-semblants de la politique installée ? Le collectif volontaire et ouvert rassemblé autour d’un but et d’une morale, et qui cherche sans relâche, à plusieurs voix, à expérimenter l’avenir ?

Sur tous ces points, la totalité du discours fondateur se révèle fluctuante, incertaine ou muette. S’il y a des failles dans ce corpus, le retour à la situation d’avant toute bifurcation est impossible. Il ne suffit pas de revenir au "vrai" Lénine ou au "vrai" Marx. Il n’est pas plus pertinent de s’en débarrasser : dans l’absolu, par exemple, la vérité de l’anarchisme n’est pas supérieure à celle du communisme de la souche Marx. La seule méthode possible consiste donc à repenser, c’est-à-dire à nier et à continuer dans un même mouvement.

2. Que faut-il dépasser, pour retrouver la dynamique vertueuse de la liberté ?

a. Il faut retravailler des pôles antithétiques classiques :

* Individu et collectif. Souvenons-nous de la phrase initiale (la liberté de chacun comme condition du libre développement de tous) : elle a été lue exactement à contre-sens (la liberté de tous comme condition de la liberté de chacun). Pourquoi le contre-sens ? Parce qu’on a confondu l’individuation (forme anthropologique de long souffle) et l’individualisme (forme sociale contingente). Or l’individuation est constitutive de l’humanisation. Donc le conflit n’est pas entre l’individu et le collectif, mais entre deux conceptions de l’individu : l’individu monade du capitalisme, concurrent de tous les autres sur la scène du marché, d’un côté ; de l’autre côté, l’individu solidaire, personne irréductiblement distincte de toutes les autres et rattachée à elles par la conscience du bien commun. Si l’on choisit le second terme, la liberté se confond avec l’autonomie, qui n’est ni la fusion ni la séparation. Alors, les valeurs se déplacent et se complexifient : la différence n’est pas séparable de la ressemblance ; l’uniformité (tous égaux parce que tous ressemblants) ne se confond pas avec l’égalité (tous égaux dans la dissemblance). Le moteur n’est pas la compétitivité des agents, mais la capacité des personnes. Quant au collectif, il n’est ni la fusion des individus (je dois tout au parti, je ne peux pas avoir raison contre le parti…), ni leur simple juxtaposition (à la limite de ce que l’on appelle "l’individualisme méthodologique", il n’y a pas de société, mais une collection d’individus) : il devrait se penser comme leur libre association.

 * Étatisme et libéralisme. Depuis le XIXe siècle, on a pris l’habitude de les opposer en pratique. L’idée révolutionnaire, périodiquement, a redécouvert le caractère aliénant, non pas de l’État en général, mais de l’État "séparé", de l’appareil qui se distingue de la société pour proclamer et gérer en son nom "l’intérêt  général". Mais, dans la pratique, on n’a pas trouvé d’autre alternative globale à la régulation du marché que la régulation par l’État.

Or le libéralisme et l’étatisme sont deux faces d’un même processus d’aliénation. L’émancipation suppose donc de penser un double mouvement de dépassement, du libéralisme et de l’étatisme. Il ne s’agit plus de jouer l’État contre le marché, mais d’opposer l’appropriation sociale à l’appropriation privée. Il convient ainsi de promouvoir une logique publique, à la fois contre la logique marchande-concurrentielle et contre la logique étatique-administrative. L’ambition s’élargit : on passe d’une régulation par l’échange ou par la contrainte à une régulation par les droits.

Dès l’instant où l’on s’engage dans cette voie, le concept de liberté s’étend. Elle n’est plus une question à part, mais une logique cardinale de la société elle-même. La société du libre développement de l’individu ne repose pas sur l’accumulation infinie des biens, des marchandises et des signes abstraits de richesse, mais sur le développement durable des capacités humaines. Elle ne se fonde pas d’abord sur l’édiction hétéronome de la norme, mais sur la construction de l’autonomie, dans le cadre général d’un réseau des droits individuels et collectifs. Elle ne nous contraint pas à choisir entre l’égalité et la liberté, mais à penser indissolublement les deux termes : l’horizon, c’est donc "l’égaliberté".

b. Plus généralement, nous voilà tenus de passer d’une pensée des essences (ou des entités absolues) à une pensée des processus : moins la liberté que la libération ; moins la libération collective des groupes que l’émancipation des individus. On a voulu libérer les peuples et on a oublié l’auto-émancipation des personnes : au bout du chemin, la liberté est perdue.

Pensée des processus, donc pensée des contradictions : la démocratie n’est ni bourgeoise ni prolétarienne en bloc ; les structures historiques de politisation (les partis) ne sont ni aliénantes ni libératrices en bloc. Proclamer l’obsolescence de la "forme parti" ne suffit pas, si l’on ne décèle pas ce qui en a fait la force et la fonctionnalité. Le révolutionnaire n’abolit pas ; il crée les conditions du dépassement. Le dépassement n’est pas le grand bond ; en cela, il peut se rapprocher du gradualisme des petits pas. Mais il ne partage avec le gradualisme que la forme (la progressivité) ; il s’éloigne de lui sur la dynamique : toute société est complexe mais elle est à dominante ; on ne change que si l’on passe d’une dominante à une autre ; le passage, pour être graduel, n’en est pas moins global ; c’est donc la cohérence transformatrice qui est la clé de la distinction fondamentale de la rupture et de l’accommodement ou adaptation, du "réformisme" et de la "révolution".

3. Dans un processus, ce qui compte c’est à la fois le but et le mouvement qui y conduit.

À la fin du XIXe siècle, pour "réviser" Marx, Édouard Bernstein disait que le but (le communisme) n’est rien et que le mouvement est tout, ce qui a longtemps été la justification théorique du réformisme social-démocrate. Il avait tort, mais l’affirmation contraire n’est pas plus vraie : le but sans le mouvement est une abstraction ; le mouvement sans le but peut se retourner en son contraire. En adaptant le capitalisme, on reproduit à l’infini ses mécanismes ; en retournant contre le capitalisme ses armes, on le reproduit aussi. L’étatisme absolu de la méthode soviétique n’a pas débouché au final sur du post-capitalisme, mais sur du capitalisme… sauvage et primitif. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? À terme, cela revient à : pas de liberté pour les opprimés ; partant, pas de liberté du tout.

Le mouvement et le but ou, si l’on préfère, la fin et les moyens. Passer d’une pensée des essences à une pensée des processus, c’est aussi passer d’une culture de "l’anti" à une culture du "post". L’étatisme peut-être un antilibéralisme ; il n’est pas un post-capitalisme. De même, le contre-pouvoir n’est pas la subversion du pouvoir ; il peut en être même la soupape de sécurité.

4. Limite du recours à la tradition. Elle est nécessaire : pas d’avenir sans passé assumé. Par exemple, celui du communisme historique (pas seulement théorique). Mais il ne suffit pas de passer d’un totem à une autre : de Staline à Lénine, de Lénine à Luxemburg, de Marx à Proudhon.

Ni négation, ni répétition. S’enraciner dans une histoire ; la penser et la vivre autrement. Pour ma part, mon choix dans la durée est irréversible : mon parti pris est celui de la refondation.

dossier établi par Michèle Kiintz, 19 avril 2013

(1) Synthèse établie par Roger Martelli

Voir l'entretien avec Roger Martelli dans Cerises n°165

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