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Billet de blog 20 mars 2016

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Aragon : l'homme et l'oeuvre d'un siècle

S'adossant à l'ouvrage de Philippe Forest, Laurent Lévy retrace l'itinéraire d'un écrivain qui fait corps avec son siècle et ses convulsions, entre ruptures et continuité, entre création littéraire et engagement.

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« Ma vie. Tout le monde croit la connaître. Ça me donne parfois des fous rires. » (Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire ou Les incipit, 1969)

 « J'imagine que rien ne peut révolter un homme comme la considération de sa propre biographie, comme la possibilité laissée aux autres d'établir cette biographie. » (Aragon, Préface pour une édition anglaise d'Une saison en enfer, 1930)

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Peu d'écrivains sans doute ont suscité au XXe siècle des réactions et des attitudes aussi passionnelles – de l'adoration à la détestation – que Louis Aragon. Il avait, dit Daniel Bougnoux, « le don d'exaspérer les passions. »

Il existait jusqu'à la parution du livre de Philippe Forest deux biographies d'Aragon : celle de Pierre Daix, et celle de Pierre Juquin. Une spécificité de la dernière en date est que son auteur n'entretient pas le même rapport à son sujet. Les deux premières biographies étaient écrites par des hommes ayant partagé les engagements d'Aragon, et l'ayant personnellement connu (surtout Pierre Daix sur ce point). Philippe Forest, bien plus jeune (il est né en 1962) Philippe Forest, bien plus jeune (il est né en 1962), croit simplement se rappeler avoir un jour vu Aragon dans une manifestation, au début des années 70, sans être sûr de l'exactitude de ce souvenir.

Surtout, Forest est à la différence des deux autres un "littéraire" : professeur de littérature à l’université, lui-même romancier et essayiste, spécialiste des avant-gardes (il a écrit sur Tel Quel et sur le surréalisme, entre autres), ayant produit sur Aragon de nombreux articles, dont certains on été réunis en volume, et participé à l'édition à La Pléiade des Œuvres romanesques complètes. Il est en outre connu pour avoir pratiqué "l'autofiction", et l'avoir théorisée. Il est donc particulièrement sensible, non seulement à la biographie comme genre, mais aussi aux traces qu'un auteur peut laisser de lui-même dans son œuvre – et Aragon, qui a beaucoup écrit sur son propre travail, a multiplié de telles traces.

Et parmi ces traces, il en est une particulièrement imposante : Aragon est en effet l'auteur d'une véritable autobiographie, Le Roman Inachevé, vaste œuvre poétique de 1956, genre d’œuvre en tant que telle unique dans la littérature, dans lequel il donne autant d'indices que de brouillage de pistes, et qui constitue pour le biographe à la fois un instrument de choix et un piège redoutable. Si l'on ajoute à cela que l'écrivain a multiplié les mises en gardes sur l'impossibilité même de la biographie, on n'en apprécie que mieux le travail accompli par Philippe Forest.

Une somme, une prouesse malgré quelque limite

Mais il y a une chose à laquelle manifestement Forest ne connait ni ne comprend pas grand chose au-delà des lieux communs du discours dominant (bien qu'il ait par ailleurs été élève de Sciences-Po, à moins que ce ne soit de ce fait) : c'est le communisme. Si son livre doit donc être estimé à sa juste valeur, tant pour sa précision biographique que pour ses indications et analyses sur l’œuvre d'Aragon, on peut lui faire un reproche, ou en noter une limite – qui n'est pas négligeable au regard de la manière dont Aragon a fait corps avec son siècle : qu'un auteur de la dimension d'Aragon ait été communiste lui apparaît comme une énigme (ce qui en soi est compréhensible), mais comme une énigme noire, qui mettrait en évidence un côté sombre d'Aragon, et qu'il ne se propose de comprendre que sur la base d'une série de poncifs mal adaptés à cet usage.

Il convient toutefois de dire d'abord et surtout qu'au-delà de cette limite, il réalise une prouesse. C'est un livre très informé (il mobilise peu de sources primaires comme aurait pu le faire le livre d'un historien, mais une quantité impressionnante de sources secondaires, outre une connaissance tout aussi impressionnante de l’œuvre d'Aragon), en même temps que bienveillant. S'il est sans complaisance aucune, il jette sur l'homme Aragon et sur son œuvre un regard équilibré, et sympathique. Forest aime Aragon, sans se trouver pour autant tenu d’encenser chacune de ses œuvres. Il dit par exemple à plusieurs reprises que Le Paysan de Paris est l'un des plus grands livres du XXe siècle (insistant entre autres sur l'influence profonde qu'il a eu sur Walter Benjamin), mais il considère comme mineur l'un des romans les plus salués d'Aragon, Aurélien. Cela n'est pas pour autant qu'il ferait le choix du "jeune Aragon", celui du surréalisme, au détriment du "vieil Aragon", celui de l'engagement communiste et des œuvres de maturité. Il semble même qu'il ait une estime particulière pour le "dernier Aragon", celui de La Mise à mort ou de Blanche ou l'oubli, et même de Théâtre/Roman, comme celui de Le Roman Inachevé, de Les Poètes et de Le Fou d'Elsa.

Ruptures et permanence

Forest distingue –  et cette typologie est assez classique – quatre périodes dans l’œuvre et la vie d'Aragon. Il y a d'abord le Aragon de la première jeunesse, depuis l'enfance jusqu'à la première guerre mondiale. Ici, il est plus question de biographie proprement dite que de l'analyse d'une œuvre à peine entamée. Le contexte familial est brossé à grands traits, mais de façon assez précise tout de même. Il y a ensuite l'immédiat après guerre, avec les aventures dada et surréaliste. 1926 marque un tournant, avec l'adhésion au Parti communiste et deux ans plus tard la rencontre d'Elsa Triolet. Les trente années qui suivent constituent une troisième période, que l'on peut d'ailleurs diviser en sous-périodes, avec sur le plan littéraire la rupture avec le surréalisme, l'adhésion à des formes littéraires plus classiques (vers réguliers, roman...). Après 1956, c'est le "vieil Aragon", qui commence avec Le Roman inachevé, et se poursuit jusqu'à la mort, en 1982 – avec un nouveau tournant dans sa vie marqué par le décès d'Elsa Triolet en 1970.

En réalité, et Forest le fait bien comprendre, il y a des entrecroisements, des recoupements, des superpositions, et aussi des ruptures entre ces périodes et à l'intérieur de chacune d'elles. Et au total, il y a un véritable continuum aragonien, aucune rupture n'étant absolue ni surtout instantanée, et la mémoire de son passé étant une permanence envahissante sans laquelle on ne peut rien comprendre, ni de l'homme, ni de l’œuvre.

Il y a trois questions qui reviennent régulièrement lorsque l'on évoque la vie d'Aragon : la première concerne ses origines ; la deuxième sa sexualité ; et la troisième son engagement communiste.

De l'enfant mal nommé à l'homme en questions

Sur le premier point, il n'y a sans doute plus guère de révélations à faire : la seule énigme, sans grande importance, est le lieu de sa naissance - Paris ? Toulon ? la Bretagne ? Mais quant au reste, la vérité est bien connue. Aragon a été élevé comme un enfant adoptif, qui serait né à Madrid, dans une famille de femmes : sa mère (adoptive) et ses trois grandes sœurs (adoptives). Ce sont ces dernières qu'il évoque, « Marguerite Marie et Madeleine/Il faut bien que les soeurs aillent par trois », dans plusieurs passages du Roman inachevé. En réalité, il a appris en 1917, au moment de partir à la guerre de l'une de ces "sœurs" (Marguerite) qu'elle était en réalité sa mère. Quant à son père, il était l'homme qui passait pour être  son parrain (et l'avait de fait porté sur les fonts baptismaux), Louis Andrieux, ancien préfet de police et homme politique trouble, par ailleurs marié, et qui entretenait avec Marguerite une relation au long cours. C'est lui qui avait exigé que la vérité fût dite à son fils-filleul avant son départ pour la grande boucherie, dont il était probable qu'il ne reviendrait jamais. Sans vouloir toujours tout expliquer de quelqu'un par ses origines ou son enfance, le mensonge dans lequel il a grandi, et auquel il a plus ou moins fait semblant de croire, ne compte sans doute pas pour peu dans certains traits de l'homme et de l'écrivain que sera Aragon.

Sur le second, Forest est des plus prudents. Il insiste sur le fait que le rôle du biographe d'un écrivain n'est pas de s'interroger sur les secrets d'alcôve ; l'intime n'est pas son objet. Mais il n'esquive pas la question, dont les termes sont de notoriété publique. Après la mort d'Elsa Triolet, qui partageait sa vie depuis depuis 42 ans, Aragon a publiquement laissé savoir qu'il était homosexuel, multipliant les relations avec de jeunes hommes, avec lesquels il n'hésitait pas à s'afficher dans une indifférence totale aux réactions que cela pouvait susciter. On s'est beaucoup intéressé à la question de savoir si cette homosexualité active était déjà présente dans sa vie antérieure. On a évoqué une liaison avec Drieu La Rochelle – ce dernier, qui avait été son ami à l'époque du mouvement Dada auquel ils participaient tous deux, le laissant entendre non sans complaisance. Pour Forest, aucun élément matériel ne viendrait confirmer cette thèse, qu'il n'écarte pas pour autant, mais sur laquelle il fait planer un doute sérieux. Un des éléments de ce doute n'est pas sans importance : il a dépouillé en détail le dossier de police d'Aragon, qui depuis le milieu des années 20 jusqu'aux années 50 a fait l'objet d'une surveillance permanente, et aucun rapport n'évoque même comme hypothèse (ce qui aurait pourtant fait les délices des enquêteurs) le fait qu'il aurait pu avoir des "mœurs douteuses".

Certains traits de personnalité attirent toutefois l'attention. La correspondance d'Aragon avec Cocteau ou Breton pendant la guerre, montre qu'il a quelque chose d'exclusif et de passionnel dans ses amitiés masculines, et qu'il y a à l'occasion quelque chose d’homo-érotique dans ces relations. Par ailleurs, contrairement à un André Breton dont on qualifierait aujourd'hui volontiers le côté viriliste d'homophobe, Aragon n'a jamais exprimé d'hostilité ou de répulsion, ni d'ailleurs aucune attitude de jugement, à l'égard de l'homosexualité et plus généralement de la vie sexuelle. Mais quant à sa vie sentimentale et sexuelle, il était dans sa jeunesse, et jusqu'à sa liaison avec Elsa Triolet, ce qu'on appellerait un "homme à femmes", connu pour son pouvoir de séduction et ses nombreuses aventures féminines. Quant à celles de ces aventures qui ont eu une importance dans sa vie et/ou dans son œuvre, on peut citer Eyre de Lanux (qui venait de se séparer de Drieu La Rochelle), Nancy Cunard (riche héritière anglo-américaine qui fréquentait toutes les avant-gardes), et Denise Lévy (qui devait épouser Pierre Naville, et dont la relation avec Aragon semble avoir été platonique et surtout épistolaire).

L'engagement communiste : fidélité et déchirements

S'agissant de l'engagement d'Aragon, c'est donc le point faible du livre de Forest. On sait qu'Aragon a adhéré en 1926 au Parti communiste, avant les autres surréalistes, mais alors qu'ils en discutaient entre eux, et que contrairement à la plupart (Breton, Péret, Eluard...) il y est resté, non sans déchirements intimes (« Je quitte le parti chaque soir, et je reprends ma carte chaque matin », lui fait dire la tradition). Il racontera ainsi cet engagement :

« Il s'est produit un fait capital pour nous tous, et pas seulement pour moi. La guerre, que nous considérions comme un crime, et dont on nous avait prédit sur tous les tons qu'elle ne se reproduirait plus, la guerre cette fois, c'était la France qui la faisait. Le jour où la France a entrepris la guerre du Rif, cela a été pour nous un grand choc. C'est l'opposition à la guerre du Rif qui nous a rapprochés des communistes, de Barbusse, et du groupe Clarté, qui était un peu en marge des communistes. Et ce qui a fait de moi un communiste, j'ai l'habitude de le dire, c'est la guerre du peuple marocain contre l'impérialisme français. Nous avons commencé, les uns et les autres, à nous intéresser passionnément à un certain nombre de textes. Et, au bout de deux ans, j'ai adhéré au Parti, le premier des surréalistes, suivi par Breton, Eluard et d'autres comme Georges Sadoul par exemple, qui, comme moi, y est toujours demeuré. Tandis que Breton et Eluard en sont sortis trois semaines après y être entrés. Ce que je comprends fort bien car à cette époque la vie dans le parti, pour des gens comme Breton, n'était guère possible. » (Entretien avec Jean-Jacques Brochier, 1967)

Mais Forest se représente assez mal la chose ; à la limite l'adhésion d'Aragon, comme un geste esthétique, mais pas sa fidélité ultérieure à cet engagement. Il dit par exemple que l'engagement d'Aragon dans la Résistance s'est faite contre son parti, ce qui n'a aucun sens. Il s'étonne aussi, voire s'émeut de l'aveuglement ou du silence d'Aragon devant les crimes du stalinisme – mais c'est un aveuglement – et un silence – qu'il a partagé avec assez de monde pour éviter les quolibets.

Sur un classique lieu-commun, Forest rétablit la chronologie : Aragon était engagé dans le Parti communiste deux ans avant de rencontrer Elsa Triolet, laquelle n'était pas particulièrement politisée, même si elle était, lorsqu'elle a décidé de faire la conquête d'Aragon, très amoureuse de Maïakovski et sensible à ce qui se passait dans sa Russie natale. Au demeurant, Elsa n'a jamais été membre du Parti communiste, et a plutôt contribué aux rares moments de résistance d'Aragon à la direction d'un parti auquel il était lui-même fidèlement soumis.

Un survivant de l'enfer

Né en 1897, Aragon appartient à la "Classe 17" (c'est le titre d'un chapitre du Roman inachevé) et est mobilisé cette année là pour la guerre. Une guerre à laquelle il s'oppose mais qu'il va faire avec un courage un peu suicidaire, comme médecin auxiliaire (il est alors étudiant en médecine, comme Breton). C'est une expérience éprouvante, où il côtoie la mort – et sauve des vies.

« Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez lentement vos jambes condamnées
 »

(Le Roman inachevé, 1956)

Il sera décoré de la médaille miliaire pour des actes de bravoure, et ne sera démobilisé qu'en 1919, après avoir servi dans les armées d'occupation. Son poème autobiographique Le Roman inachevé  (1956) rend compte de cette expérience traumatisante, qui accessoirement l'éloigne du bouillonnement littéraire parisien dans lequel il commençait avant guerre à jouer un rôle non négligeable. Il met néanmoins ce temps à profit pour écrire son premier livre, Anicet ou le Panorama, roman (qui ne paraîtra qu'en 1921, après Feu de joie, son premier recueil de poèmes, paru en 1920). Anicet est un livre pré-surréaliste, un "roman à clés" dans lequel le monde littéraire est décrit à travers des personnages. On n'y trouve pas un mot qui exprimerait l'enfer au cœur duquel il a été écrit.

La guerre marque pour lui la fin de la première partie de sa vie, et il se considérera toujours comme un survivant (d'autant qu'il avait été – tel est du moins un souvenir, en fait incertain, qu'il rapportera – déclaré mort), comme si les plus de 60 ans qui lui restent à vivre étaient une anomalie, un supplément plus ou moins factice. Il l'écrira dans Le Roman inachevé :

« Il n'y a jamais eu rien de cela ni des ans qui suivirent
Je vous dis que nous sommes morts dans nos vêtements de soldats
(...)
Compagnons infernaux nous savons à la fois souffrir et rire
Il n'y a jamais eu ni la paix ni le Mouvement Dada
 »

Anticipation, distance et fidélité

Sur la première partie de la vie littéraire d'Aragon – disons jusqu'à sa rupture avec le surréalisme, avec une production assez abondante qui comporte, outre Feu de Joie et Anicet, les livres Les Aventures de Télémaque (1922), Le Libertinage (1924),  Une Vague de rêves (1924), Le Mouvement perpétuel (1926), Le Paysan de Paris (1926), Traité du style (1928), et La Grande gaîté (1929)  –  Forest apporte des éclairages intéressants.

D'abord, par un effort de prise en considération permanent de la date des textes écrits par Aragon (et pas seulement de la date de leur publication ou de leur reprise en recueil). On voit ainsi que les textes "dadaïstes" de Feu de joie ont été écrits avant l'éclosion en France du mouvement Dada (ils relèvent plus d'un genre de "cubisme poétique" influencé par Apollinaire et Reverdy que d'autre chose...) ; que les textes "surréalistes" de Le Mouvement perpétuel sont antérieurs à l'élaboration du surréalisme par Breton (et par Aragon lui-même) ; ou que le texte Une Vague de rêves (1924) est antérieur au premier Manifeste du surréalisme, mais qu'on y trouve dans son entier le programme surréaliste lui-même. On pourrait citer ici ce que disait Breton d'Aragon en 1952 : « nul ne s'entend comme lui à prendre le vent ; vous n'avez pas décidé, même contre son avis, de gravir une colline qu'il est déjà au sommet… »

Sur la rupture elle-même, Forest montre à quel point elle est loin d'être un acte soudain, comme une apostasie ou une révélation par laquelle Aragon répudierait d'un coup le surréalisme au profit d'une esthétique dictée par le mouvement communiste auquel il avait adhéré. On date parfois la rupture du congrès de Kharkov, en 1930, où Aragon aurait abdiqué devant le thème naissant du "réalisme socialiste". L'affaire est plus compliquée et la rupture avec Breton n'est en réalité consommée que deux ans plus tard.

Aragon se trouvait bien à Kharkov, mais presque par hasard. Il était allé avec Elsa Triolet en URSS pour voir sa belle-sœur, Lili Brick, dont le compagnon, Maïakovski (qui, à Elsa, avait donc finalement préféré sa sœur…), venait de se suicider.

« Hélas il est vraiment parti Pourquoi Le saura-t-on jamais »
(Le Roman inachevé, 1956).

C'est le premier de nombreux séjours qu'il effectuera en Union Soviétique. Elsa lui sert d'interprète. Plus tard, déjà polyglotte (il maîtrise l'allemand, l'anglais, l'espagnol…), il apprendra le russe. Il évoquera plus tard ce séjour.

« J'ai connu les appartements que l'on partage comme une faim
(…) J'ai connu le manque de tout qui dure depuis des années
(…) Et les souliers percés l'hiver dans une ancienne odeur de choux
Et les bassesses qu'on ferait pour s'acheter des caoutchoucs
Pourtant c'est dans ces heures là cette crudité d'éclairage
Je ne m'explique aucunement comment s'est produit ce mirage
Que j'ai pour la première fois senti sur moi des yeux humains
Frémi des mots que prononçaient des inconnus sur mon chemin 
»

(Le Roman inachevé, 1956)

C'est à l'improviste qu'on lui a proposé, ainsi qu'à Georges Sadoul également présent à Moscou, de participer au congrès international des écrivains, qui se tenait à ce moment là. Aragon y est allé dans le souci de défendre le surréalisme et d'éviter sa condamnation. Sa correspondance avec Breton, longuement citée par Forest, montre qu'il a voulu passer des compromis acceptables, pour préserver à la fois l'identité surréaliste et l'unité, qu'il jugeait nécessaire, des écrivains révolutionnaires. À la fin du congrès, c'est sur un ton victorieux qu'il écrit à Breton, certain d'avoir fait ce que son ami aurait voulu. Au demeurant, Aragon affirmera toujours – et plus encore à la fin de sa vie, mais il est vrai qu'on peut jeter un regard critique sur ces reconstructions rétrospectives – sa longue fidélité au surréalisme, même s'il a très peu pratiqué l'écriture automatique qu'il évoque pourtant dans Le Roman inachevé :

« Car l'un d'entre nous avait inventé pour les mots
Le piège à loup de la vitesse »
Il écrira aussi, toujours dans le même livre de 1956 :
« Malgré tout ce qui vint nous séparer ensemble
Ô mes amis d'alors c'est vous que je revois
Et dans ma mémoire qui tremble
Vous gardez vos yeux d'autrefois
 »

Vers une autre esthétique

Quoiqu'il en soit, l'écriture d'Aragon change radicalement dans les années 30 – qu'il s'agisse de l'écriture poétique ou de l'écriture romanesque. Sa poésie se veut toujours iconoclaste, mais plus politique : c'est plus dans le fond que dans la forme que va se manifester la volonté de révolte d'Aragon. Il cherche (sans vraiment trouver : « Les vers maladroits que j'écrivais d'une nouvelle manière » - 1956) à imiter Maïakovski, à composer des poèmes de propagande, etc., mais conserve son goût de la provocation :

« Descendez les flics
Camarades
Descendez les flics

(...)
Feu sur Léon Blum
Feu sur Boncour Frossard Déat
Feu sur les ours savants de la social-démocratie 
»
(Front rouge, dans Persécuté Persécuteur, 1931)

Ces vers lui vaudront des poursuites pour incitation au meurtre. On peut pourtant se représenter ce genre de provocation littéraire comme un excès volontaire d'un homme qui, depuis 1919, s'amuse avec sa propre vie. Il s'agit aussi de l'adoption par Aragon de la rhétorique de la "troisième période" de l'Internationale communiste : il se plaît dans les excès gauchistes de cette rhétorique où il retrouve les accents de ses propres révoltes. Au demeurant, il n'est pas certain qu'Aragon regarde dès cette époque son engagement avec sérieux. Évoquant cette période de sa vie, il écrira plus tard : « Je feignais lire l'Imprekor » (Le Roman inachevé). Il y avait de la posture dans le communisme du jeune Aragon.

C'est donc, pour la poésie, le temps de Persécuté Persécuteur (1931), publié (ce détail n'est pas anodin, au regard surtout du style littéraire nouveau qu'il y adopte) aux éditions surréalistes, Aux Enfants rouges (1932, publié par les éditions du PCF, et qui donnera lieu pour Aragon à une leçon de politique à travers de fraternelles remontrances de la part de Maurice Thorez, qui déjà se sent mal à l'aise dans la "troisième période" et envisage des politiques de larges rassemblements), et Hourra l'Oural (1934). Quant au roman, il abandonne le genre inauguré avec Anicet ou le Panorama, roman, et qu'il avait cherché à poursuivre avec la gigantesque Défense de l'infini, dont il a détruit le manuscrit dans des circonstances dramatiques lors de sa séparation d'avec Nancy Cunard. Sous l'influence d'Elsa Triolet, il se lance dans la composition d'un cycle romanesque aux allures plus classiques, avec Les Cloches de Bâle (1934), puis Les Beaux quartiers (1936), cycle intitulé Le Monde réel.

Quant à sa vie matérielle, elle change aussi du tout au tout. Dans la période surréaliste, il avait vécu en dandy, soit aux crochets de Nancy Cunard, soit à ceux de Jacques Doucet, riche couturier qui se constituait une bibliothèque de manuscrits rares, au prétexte de petits travaux, de confidences, et d'un peu d'écriture. Rompre avec cette vie le conduit à vivre chichement, en jouant les représentants de commerce pour placer auprès de couturiers les colliers fantaisie fabriqués par Elsa. Puis il devient journaliste à L'Humanité – rubrique des faits divers, des "chiens écrasés", avant de se voir confier par le PCF le lancement (au moment du Front Populaire) d'un nouveau quotidien, Ce Soir, dont il assurera la direction jusqu'à sa disparition dans les années 50.

* Laurent Lévy

 À suivre dans un prochain numéro : la deuxième partie de ce texte – réécrit à partir d'une présentation dans le cadre de la Société Louise Michel.

Dossier de Cerises n° 284, 18 mars 2016

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