Des diatribes homophobes en France au drame de la tuerie de Newtown, cette fin d’année est marquée par le cynisme des adversaires de l’émancipation, sur fond de mollesse, voire de lâcheté, des institutions publiques. Cela nous rappelle que l’émancipation n’est jamais donnée, mais toujours une conquête.
En cette fin d’année 2012, deux mondes très éloignés semblent de plus en plus s’affronter. On peut l’illustrer en citant la violence des propos de Philippe Torreton interpellant Gérard Depardieu (violence qui ne fait qu’exprimer la réalité crue) : « Le problème, Gérard, c’est que tes sorties de route vont toujours dans le même fossé : celui du "je pense qu'à ma gueule", celui du fric, des copains dictateurs, du pet foireux et de la miction aérienne, celui des saillies ultralibérales... (…) On va se démerder sans toi pour faire de ce pays un territoire où l'on peut encore, malgré la crise, faire des films et monter des spectacles grâce à des subventions obtenues en prélevant l'impôt. » Et on peut évoquer le débat sur la mort assistée et l’euthanasie, où l’affrontement se noue autour de la culpabilité : coupable de laisser souffrir ou coupable de tuer, rien de moins !
Propos de Mitt Romney, candidat républicain à l’élection présidentielle américaine, en réponse à l’appel à voter pour lui de National Rifle Association (NRA), puissant lobby pro-armes : « Je suis fier de pouvoir me prévaloir de leur soutien à ma candidature, et quand je serai président, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour défendre et protéger le droit des Américains qui respectent la loi à avoir et porter des armes. »
Mais une telle impression d’affrontement radical se ressent tout particulièrement lorsqu’on scrute ce qui s’exprime à l’occasion d’évènements aussi différents que la tuerie de Newton, aux États-Unis, et que le ‘‘débat’’ sur le mariage pour tous, l’adoption et la procréation médicalement assistée, en France. C’est peut-être que des digues mentales sautent, qui empêchaient que les confrontations s’expriment sans masque. A chaque fois, d’un côté, des défenseurs de l’ordre ancien manifestent ouvertement leur cynisme, de l’autre des citoyens qui demandent que l’on rompe avec le passé. Et dans les deux cas, des réactions institutionnelles d’une timidité confondante, à moins qu’il ne s’agisse d’une invraisemblable lâcheté. Hypothèse : tout se passe comme si des idéologies en crise - idéologie sécuritaire, idéologie xénophobe, idéologie de naturalisation des inégalités… - devaient faire payer cher à la société, et particulièrement aux dominés et aux discriminés, qu’une partie de la société ait déjà tourné la page d’un ordre social désuet, ou envisage de le faire. Et, dans le même temps, comme si les politiques se révélaient incapables de prendre en compte les aspirations au changement.
Cynisme des pro-armes américains, résignation du politique
Les arguments des pro-armes sont alors revenus sur le devant de la scène (de crime), comme à chaque épisode meurtrier. Ainsi, le jour même du drame, Larry Pratt, responsable de l'association Gun Owners of America : « Les lois fédérales et nationales ont permis qu'aucun adulte n'ait le droit d'avoir une arme dans l'école de Newtown, où des enfants ont été tués. Cette tragédie souligne l'urgence qu'il y a à se débarrasser de ces interdictions dans les zones scolaires. » Une pétition était lancée en faveur « des armes dans toutes les classes d'école » : « si les professeurs et directeurs sont armés et entraînés à se défendre en cas d'attaque d'une école, il y aurait moins de victimes et moins de tentatives d'attaques d'école. C'est un fait : le taux de crime diminue quand les gens sont mieux armés. »
Pourquoi les propos cyniques des marchands d’armes et de leurs relais nous étonneraient-ils ? Le plus étonnant n’est-il pas qu’une partie de la société américaine puisse se laisser pervertir par ceux-ci, tandis qu’une autre partie - heureusement - s’y oppose ?
Relatant ces propos, Le Monde s’est attaché à médiatiser les contre-arguments, évoquant par exemple une enquête du magazine américain Mother Jones, qui montre qu'au cours des 61 tueries de ces trente dernières années, aucun civil n’a jamais réussi à arrêter un massacre avec son arme. Et le quotidien du soir, qui fit le choix douteux de titrer ‘‘Après la tuerie de Newtown, l'interdiction des armes à l'école remise en cause’’, d’exprimer sa « surprise » devant une telle logique… Mais, passé l’effet immédiat de scandale de tels propos, qu’est-ce qui, au fond, surprend dans ces positions ? Est-ce le fait que ce sont les propos cyniques de marchands d’armes et de leurs relais dans la société américaine ? Ou n’est-ce pas plutôt qu’une partie de la société américaine puisse se laisser pervertir par de telles logiques, aussi primaires que mortifères, tandis qu’une autre partie de la même société s’y oppose totalement ?
Ainsi, derrière le débat sur l’hypothèse qu’un adulte armé aurait pu empêcher le massacre, ou en limiter l’ampleur, il y a bien sûr toute la logique à l’œuvre dans une société où dominent la logique de l’auto-défense, l’idée de faire justice soi-même, le rejet de la solidarité, etc. A l’inverse, Michael Moore dénonce : « La manière d'honorer ces enfants morts est de demander un contrôle très strict des armes, un traitement gratuit pour les maladies mentales et la fin de la violence comme politique publique. (…) Il est trop tôt pour dénoncer une nation folle des armes ? Non, il est trop tard. Il y a eu au moins 31 fusillades dans des écoles depuis Columbine ». Et encore : « Les politiques disent que ce n'est pas le moment pour en parler. Vraiment ? Et quand est-ce-que ce sera le bon moment. ? »
Ainsi, comme en Europe, il y a dans la société américaine des rapports de force concernant non seulement la place de l’État mais aussi le rôle de la loi, les possibilités de régulation, les règles de la vie en société. En France, l’idée de vivre ensemble, et que cela suppose des institutions publiques fortes, des règles communes, et l’idée que la justice doit être rendue par la Justice, reste centrale. Aux États-Unis, à côté du drame des victimes de Newtown, l’autre drame est bel et bien qu’une partie importante des citoyens n’a plus dans son horizon l’idée d’une société pacifique (on n’ose pas imaginer ce qu’il peut en être d’une perspective d’émancipation…). Cependant, n’ayons pas une vision unilatérale : dans le même pays, des États légalisent, au suffrage universel direct, le mariage pour tous et dépénalisent l’usage de cannabis. Notons aussi combien la puissance du lobby pro-armes se maintient au prix d’un combat idéologique très actif depuis des décennies, avec des campagnes de communication et des actions de proximité qui entretiennent constamment le conditionnement général en leur faveur. Reste à savoir si le président Obama s’en tiendra à un projet de loi comportant des évolutions au millimètre (« porter des armes dans des limites responsables »), ou s’il s’appuiera sur les enquêtes d’opinion où une forte proportion de répondants se déclare favorable à une réforme plus radicale.
Tout se passe comme si des idéologies en crise - idéologie sécuritaire, idéologie xénophobe, idéologie de naturalisation des inégalités - devaient faire payer cher à la société qu’une partie d’elle-même ait déjà tourné la page d’un ordre social désuet, ou envisage de le faire.
Les organisateurs de manifs contre le mariage pour tous ont beau faire des efforts pour ne pas donner prise à l’accusation d’homophobie, le fond transparait sans cesse : si l’exigence d’égalité ne peut être satisfaite, c’est que le mariage pour tous est un attentat contre la société. Dès lors, quelle autre possibilité que celle de faire ‘‘disparaître’’ les homosexuels ?
Le vrai combat des hypocrites anti-mariage pour tous
Prenons maintenant l’exemple du débat en France sur le mariage pour tous, sur l’adoption et sur la procréation médicalisée assistée. Deux courants principaux sont en concurrence à droite. Civitas représente l’option de l’extrême droite et des catholiques intégristes, avec une expression publique ignominieuse. Lors de récentes manifestations, des affiches ont ainsi souligné : ‘‘Aujourd'hui, le mariage homo, demain la polygamie’’, et en accompagnement d’une photo d’hommes nus défilant à la gay pride : ‘‘Confieriez-vous vos enfants à ces gens-là ?’’. Et d’assimiler l’homosexualité tantôt à une perversion, tantôt à une maladie ou à une tare (‘‘Oui à la famille, non à l'homofolie’’). Dans le même registre, mais évitant d’évoquer la pédophilie – sujet qui semble mettre mal à l’aise les responsables catholiques - le cardinal Barbarin avait considéré précédemment que « le mariage pour tous mènerait à la polygamie, voire à l'inceste ».
Quel est donc cet ordre qui risquerait d’être mis en question par un changement des règles matrimoniales, par une transformation des conditions de la procréation et de la filiation ? La réponse est simple : c’est celui de la famille sous domination patriarcale.
L’Église officielle et une partie de la droite réactionnaire utilisent eux une autre rhétorique, mais toujours la référence de l’immuabilité de la règle selon laquelle enfantement, filiation et parentalité forment un continuum naturel, et qu’il ne serait pas sain d’admettre que, dans la réalité de la société d’aujourd’hui, les choses sont différentes. Au-delà des différences de tons et de vocabulaire, peut-on discerner une même logique qui traverserait ces discours, par-delà leurs différences et leurs oppositions par ailleurs ? La réponse est oui. Cette logique est qu’il existe un ordre du monde régi par la loi selon laquelle la famille normale se compose d’un homme et d’une femme, que cette famille procrée, ce qui contribue à perpétuer l’espèce, que les exemples non-conformes à ces règles doivent rester des exceptions et qu’elles doivent rester marginales afin de ne pas déstabiliser la société.
Et quel est donc cet ordre qui risquerait d’être mis en question, anéanti, par un changement des règles matrimoniales, par une transformation des conditions de la procréation et de la filiation ? La réponse est tellement simple qu’elle ne vient pas spontanément : cet ordre est celui de la famille sous domination patriarcale, qui répartit les rôles entre femmes et hommes, dans le foyer aussi bien que dans la vie économique. De fait, l’idée de l’égalité entre femmes et hommes est étrangère aussi bien à Civitas qu’aux représentants de la religion catholique.
Avec leurs dérapages homophobes et discriminatoires, ils font d’une pierre deux coups : d’une part ils occupent des créneaux idéologiques qui fédèrent la partie de la société qui se réfère à un ordre ancien plus ou moins magnifié, plus ou moins rassurant ; d’autre part, ils obtiennent un effet de diversion par rapport au débat qu’ils ne peuvent assumer : celui sur l’égalité entre femmes et hommes. Et le piège fonctionne : beaucoup de partisans des droits nouveaux les combattent sur le seul terrain de l’homophobie, rarement sur leurs fondamentaux patriarcaux, et plus rarement encore sur leur conception des rapports sociaux en général. Est-il permis de souligner ici qu’une approche communiste, qui par nature décloisonne les problématiques de dominations et globalise les enjeux, peut être un précieux apport ? N’y aurait-il pas une piste à envisager pour que le combat contre l’homophobie et celui pour l’égalité entre hommes et femmes se rapprochent beaucoup plus et se renforcent mutuellement ?
Du côté des timides, sincèrement hostiles à l’homophobie et qui parfois se revendiquent de l’égalité entre hommes et femmes, c’est le débat sur l’enfant qui soucie. Mais cela n’a rien de ‘‘normal’’, car la mise en cause de l’aptitude des homosexuels à la parentalité devrait être rangée aux rayons des discriminations homophobes, puisque l’on sait bien que des dizaines de milliers d’hommes et de femmes en couple avec des personnes du même sexe exercent d’ores et déjà leurs rôles, assurant leurs enfants de l’amour et de l’éducation dont ils ont besoin. La société est en avance sur la loi sur ce point puisque ces familles existent déjà.
Beaucoup de partisans des droits nouveaux combattent sur le seul terrain de l’homophobie, rarement sur la conception des rapports sociaux. Une approche communiste, qui décloisonne les problématiques et globalise les enjeux, peut être un précieux apport.
À travers ces deux débats d’actualité, où s’exprime la grande violence des cyniques, dans l’adversité face à une société qui ne correspond plus aux valeurs qu’ils souhaitent maintenir ou promouvoir, c’est encore une fois la question clef qui pointe son nez : dans quelle société voulons-nous vivre ? Au-delà de thématiques ‘‘sociétales’’, comme on dit parfois, demandons-nous si les mêmes affrontements ne sont pas nécessaires sur les questions économiques traditionnelles, par exemple lorsque dominent les politiques visant à réduire les aides sociales pour mieux lutter contre la pauvreté, ou à laisser s’enrichir les plus riches en promettant plus d’égalité. « L’hypocrisie est un vice à la mode », écrivait Molière dans la bouche de Don Juan. Le cynisme aussi.
dossier établi par Gilles Alfonsi, 21 décembre 2012
Paru dans Cerises N° 164
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