On pourrait presque en rire, car il y a évidemment quelque chose d’absurde dans cette information qui se répète en boucle pendant trois jours : « La France a perdu son troisième A ! » Quelle langue parle-t-on ? A quelle époque ? Dans quel pays sommes-nous ? Il y a seulement dix ans, on se souciait peu de ces agences de notation. On en ignorait bien souvent l’existence. Et voilà que, parce que l’une d’entre elles a décidé de "dégrader" notre pays, nous vivons un déshonneur national. En soi, le fait que cette "dégradation", décidée par une officine américaine sortie de nulle part, soit perçue comme un événement considérable met en évidence la crise de notre démocratie. Cette incongruité résulte d’un processus entamé voilà une trentaine d’années. Celui-ci a consisté à placer peu à peu nos pays dans la dépendance des marchés. Les États ne se gouvernent plus selon les lois de la démocratie. Ils se "gèrent" comme des multinationales. Standard and Poor’s est notre conseil de surveillance. Au fond, ce n’est pas l’agence de notation qu’il faut critiquer, ce sont les politiques néolibérales qui nous ont placés peu à peu sous leur dépendance. Pourquoi ont-ils agi ainsi ? La réponse est hélas évidente. Les gouvernements de droite - mais la gauche socialiste n’a jamais osé ni voulu rompre avec cette orientation - n’ont eu de cesse de réduire le champ politique pour imposer le néolibéralisme comme une fatalité. Les grands traités européens sont allés dans ce sens.
Le transfert du pouvoir aux marchés est allé de pair avec un autre transfert : celui du travail vers le capital, et de l’enrichissement des actionnaires aux dépens des salariés. Aujourd’hui, l’impératif de désendetter l’État n’a pas d’autre signification. L’endettement a été aggravé par les privilèges fiscaux accordés aux riches ; le désendettement devrait se faire aux dépens des salariés… L’avantage pour les néolibéraux, c’est qu’ils ont de moins en moins à justifier leur politique, puisque celle-ci leur est dictée par les marchés. Et il ne s’agit pas seulement d’une turpitude. C’est en partie devenu une réalité. La preuve : les marchés ont le pouvoir de nous sanctionner ! Le capitalisme, dans sa phase de financiarisation, ne fait pas seulement que creuser les injustices sociales, il assassine aussi la démocratie.
Un mot quand même, pour finir, de l’ironie de la situation. Cette "dégradation"», que Nicolas Sarkozy aurait aimé faire planer comme une menace sur toute la campagne, est intervenue à un très mauvais moment pour lui… Un effet boomerang en quelque sorte.
Denis Sieffert, Directeur de l’hebdomadaire Politis (politis.fr)