J'ai grandi dans les Hautes-Alpes. Je suis plein de la mémoire de ma famille, des odeurs, des rythmes, des saisons. Je sais conduire sur la neige, avoir la main verte. J'ai vu mon grand-père vendre ses dernières vaches et continuer sa journée. Je sais "faire" du bois et le fendre. Je connais des chemins, les noms des parcelles. Les gens m'appellent ici le "petit" Eyraud, car il y en a eu d'autres avant moi.
Vous êtes tous comme moi : porteur d'un bout de monde, d'un morceau d'humanité. Vous sentez tous la beauté de certains matins, la joie d'une rencontre. Nous sentons tous aussi ce sol qui s'effrite sous nos pas, ce sentiment de fin d'un monde.
Ce qui est effrayant c'est de devoir choisir sans cesse entre ce que nous devons défendre et ce que nous devons construire. Dans la même journée, qui, elle, aura toujours 24h, défendre la retraite et construire un dépassement du salariat.
Si j'ai parlé de "mon" monde pour commencer cette chronique, c'est que j'ai le sentiment que c'est en racontant nos parts d'humanités que celles-ci existent. Non pour défendre une mémoire idéalisée, un territoire clos de traditions, je raconte, je parle pour poétiser et pour rencontrer, comme une carte de visite éternellement réécrite qui ouvre au dialogue et parfois à la confrontation. Dans les multiples coups qui nous sont donnés, la tentative d'uniformisation de nos imaginaires est une attaque anthropologique qui nous laisse sans voix. Les mots, usés jusqu'à épuisement, semblent vides. Et pourtant, quand je regarde cette campagne électorale, quand j'observe le "milieu" culturel, je me dis qu'il faut défendre un rapport à la langue, aux mots comme outils d'émancipation. Je me dis que le temps de la politique doit être celui de la parole retrouvée. Je me dis que la sur-représentation de la langue anglo-saxonne dans les groupes de musiques émergents n'est pas qu'une question d'esthétique. Je me dis enfin que sans les mots et leurs magnifiques complexités pas de révolution possible.
C'est évidemment assez difficile à intégrer dans un programme, même partagé. La force de la poésie et du récit, de la musique et des chants, est un outil au service d'un monde profondément humain. Ne laissons pas le court terme et la rentabilité nous voler ce capital aussi précieux que celui de nos entreprises.
Laurent Eyraud