Sur la place de la Bastille dimanche soir, les dirigeants socialistes n’étaient pas avares de promesses, à l’instar de Ségolène Royal répétant qu’il allait s’agir de « dompter la finance ». Cependant, le candidat socialiste avait évité tout au long de la campagne de multiplier les annonces et propositions ‘‘irréalistes’’ (du point de vue des socialistes), soucieux de ne pas être soumis en cas de victoire à une rapide interrogation sur la distance entre ses paroles (de campagne) et ses actes (de gouvernement).
D’une certaine manière, c’est bien joué : on ne pourra pas tout de suite contester l’absence de telle ou telle décision, ou mettre le doigt sur des contradictions. Aussi, au lieu de s’en tenir à une appréciation sur l’intensité ou l’intérêt de telle ou telle décision à venir, mieux vaut réinterroger directement les finalités du projet Hollande. Et du coup, mettre à jour rapidement la différence entre une politique d’alternance et une politique alternative. Prenons quelques exemples significatifs.
Dompter les " marchés " et transformer le système financier
ou donner des gages aux " marchés "et adoucir l’austérité ?
En matière européenne, François Hollande a proposé, et vient de réaffirmer, l’exigence française d’un volet croissance, à rajouter au nouveau traité européen. La formule utilisée par le nouveau président est : « modifier et compléter le Traité de stabilité ». Un bras de fer s’engage avec l’Allemagne, la France s’attelant à desserrer le duo franco-allemand car plusieurs pays de l’Union européenne peuvent être des alliés sur ce sujet. Le débat porte désormais sur le contenu du pacte de croissance.
Un éditorial du Monde explique que les Allemands mettent derrière ce terme de croissance l’idée de « libéralisation économique, celle du marché notamment » tandis que François Hollande, lui, envisage la mise en œuvre d’un grand programme d’infrastructures du type de celui adopté par les États-Unis dans les années 30 sous l’impulsion de Roosevelt. Le quotidien du soir appelle au « compromis » entre ces propositions - libéralisation et grands travaux -, ce qui suppose à ses yeux de ne pas commettre « l’erreur » de 1981 : « précipiter la crise » en engageant « une politique massive de relance par la dépense publique ». Et l’éditorialiste, qui choisit toujours ses mots (alternance plutôt qu’alternative, équité à la place d’égalité) de reprendre le leitmotiv : « Pour négocier avec le reste de l’Europe, la France doit faire rapidement preuve de sa volonté et de sa capacité à réduire sa dette et ses déficits ».
Un autre papier explique le double objectif actuel : « donner des gages aux marchés, tout en réorientant la gestion de la crise dans l’espoir d’adoucir l’austérité exigée par la chancelière allemande ». François Hollande va être ainsi mis sous pression : les marchés sont nerveux, renégocier le pacte budgétaire n’est pas possible, dixit Angela Merkel (« très difficile », selon Michel Rocard), « il faut régler au plus vite cette affaire de traité », explique Jean-Claude Juncker, premier ministre du Luxembourg. Les prochaines semaines seront décisives, avant atterrissage prévu au cours du Conseil européen des 28 et 29 juin.
En réalité, si l’objectif de la France est de « dompter la finance », ou de la maîtriser - comme l’envisageait François Hollande à la veille du second tour au cours d’un entretien avec Edgar Morin (Le Monde du 5 mai 2012), il n’existe pas d’autre solution qu’un veto à l’adoption du Traité, assumant de provoquer une crise politique de l’Union en vue d’obtenir une complète réorientation de la politique européenne. C’est là que le bât blesse : François Hollande n’a jamais promis de mettre à bas la règle d’or. Au contraire, rajouter un volet croissance et emploi au pacte budgétaire ne doit-il pas permettre de faire passer la pilule ?
Le Front de gauche, lui, a notamment avancé la nécessité que la politique et la société reprennent le pouvoir sur les banques et la finance. Car dompter la finance, ce n’est pas seulement réhabiliter l’impôt, augmenter les contributions fiscales des plus riches. C’est refuser la règle d’or. C’est considérer que la question de la réduction de la dette n’est qu’une des questions économiques - et non pas la première. C’est taxer les spéculateurs, soutenir l’investissement productif et relocalisé. C’est pénaliser les activités spéculatives. C’est interdire les différentes formes d’exploitation de la misère (subprimes…). Et c’est poser la question d’un autre pouvoir économique.
Relancer les services publics
ou maintenir l’austérité en l’appelant rigueur ?
C’est annoncé, le gouvernement socialiste va, au cours de ces 100 premiers jours, « arrêter » la Révision générale des politiques publiques (RGPP) et lancer le « Projet de refondation et de modernisation de l'action publique ». Mais dans le même temps, il a prévu de présenter au Parlement, avant de le transmettre à la Commission européenne de Bruxelles, le « programme de stabilité et du projet de loi de programmation pluriannuelle des finances publiques, fixant la trajectoire de retour à l'équilibre budgétaire en 2017 ». Dans ce domaine aussi, on peut pointer, sans grand risque de se tromper, des contradictions à mettre à jour entre des objectifs très généraux et plutôt flous - sauf pour l’Éducation - et la politique à venir.
D’ailleurs, la priorité donnée à l’Éducation en matière de postes, avec le programme des 60 000 postes à recréer après la saignée Sarkozy, est présentée comme une exception. Devra-t-elle en fait être compensée par des suppressions d’autres emplois publics, et lesquels ? S’agira-t-il de mettre en œuvre de nouvelles décentralisations vers les collectivités territoriales, avec les mêmes problèmes de compensations financières des dépenses générées, qui étouffent aujourd’hui les Départements ? En fait, on ne peut pas prétendre diminuer, ni même limiter la dépense publique dans les conditions fixées par l’Union européenne sans diminuer l’emploi public, qui en représente une part significative. Et l’Union a déjà pointé les transferts de charges de l’État vers les collectivités, ce qui avait conduit Sarkozy à mettre celles-ci sous pression, en prétendant les contraindre à limiter leurs dépenses (bafouant le principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales).
Dans ce domaine, la question de l’objectif qui doit prévaloir est centrale. Pour le Front de gauche, le développement des services publics, donc de l’emploi public car il n’existe pas d’action publique sans agents pour la mettre en œuvre, est une des réponses majeures aux enjeux de développement humain. Dans les années qui viennent, outre les emplois dans l’Éducation (qui représente un gros quart des effectifs de la Fonction publique), de nombreuses créations de postes seront nécessaires, par exemple dans le secteur de la Santé (qui représente un autre quart de la Fonction publique). Là non plus, il n’existe pas d’alternative possible sans rupture avec les objectifs fixés par l’UE et il faudra que François Hollande choisisse : réduire ou développer le service public ?
Engager le processus global de la transition énergétique
ou occuper un seul créneau
Dans les 100 premiers jours du quinquennat de François Hollande figure le lancement du « débat national sur la transition énergétique préalable à la loi de programmation, avec notamment "plan massif" de rénovation thermique des logements ». Là aussi, les contradictions risquent d’apparaître crument, et bientôt. D’une part, il faut bien partir du constat que les questions écologiques ont été sinon absentes, du moins fort secondaires dans la campagne Du candidiat socialiste. Ensuite, l’action pour une transition énergétique suppose une mobilisation sociale et une implication de l’État considérables, des moyens importants sans lesquels elle restera largement un vœu pieu. De fait, si le seul projet structurant concernait l’habitat, alors il serait inexact de dire que la France s’engage dans la transition énergétique : celle-ci suppose un effort global, multidimensionnel, sans quoi les économies d’énergies réalisées dans un secteur ont de fortes chances d’être compensées, au mauvais sens du terme, dans d’autres domaines. Ainsi, la rénovation thermique des logements est certes un enjeu majeur, dans la mesure où les logements constituent une part importante des gâchis d’énergie. Mais les questions de transports et d’aménagement du territoire, de place de la route et du fret ferroviaire le sont autant.
Les propos de Marie-Hélène Aubert, responsable du pôle "Environnement, développement durable et énergie" dans l’équipe de campagne du candidat socialiste ne sont guère rassurants. Certes, elle promet « la sobriété énergétique » et « l’essor des énergies renouvelables », mais elle renvoie le vote d’une loi, pour des raisons de concertation, à l’été 2013, puis souligne : « Mais il ne s'agit pas de grever les finances de l'État ». Enfin, en réponse à une question sur le poids de la FNSEA contre les contraintes environnementales, elle explique : « Les choses bougent sur le terrain. Il faut s’appuyer sur les initiatives locales pour faire évoluer les états d'esprit. Le monde agricole a besoin de reconnaissance. (…) ».
Alors, certes, la transition énergétique ne se joue pas sur un seul quinquennat… Mais l’enjeu est d’engager rapidement la France - et pas seulement elle - sur cette voie. Pour le moment, dans les réformes concrètes envisagées par le nouveau Président, il manque d’abord une finalité générale de diminution et de dépassement des énergies fossiles et nucléaires, avec l’étape décisive du développement massif des énergies alternatives. De fait, la transition énergétique n’est pas possible sans mouvement global dans les différents champs énergétiques et sans transformation simultanée des modes de production et de consommation.
Le Front de gauche, avec la proposition de la planification écologique et celle aussi du débat public sur le nucléaire, sanctionné par un référendum, pose le problème d’une transformation sociale et écologique globale. Là aussi, c’est bien l’ambition portée qui pourra être rapidement interrogée.
Promouvoir l’égalité
ou compenser à la marge Les inégalités ?
Un élément central du creusement des inégalités est la croissance exponentielle des revenus des plus riches, tandis que les classes moyennes se sont appauvries et que huit millions de citoyens vivent en France sous le seuil de pauvreté. Coup de pouce au SMIC et aux minima sociaux, mesures de justice sociale… le gouvernement socialiste devrait rapidement prendre quelques décisions symboliques - abrogation de la TVA sociale (que Sarkozy vient de promulguer), mesure partielle sur les retraites (150 000 bénéficiaires potentiels), tandis que le fameux blocage pour trois mois des prix des carburants est désormais incertain. Dans les cercles du nouveau pouvoir, on pense que ce qui est possible immédiatement sans grands frais est efficace politiquement (pour les élections législatives)...
Cependant, au cœur de la campagne de François Hollande figuraient les idées de justice et d’équité - le soir de la Bastille, les orateurs parlaient d’égalité -, notamment avec des propositions importantes en matière de fiscalité : création d’une tranche à 45 % pour les personnes gagnant plus de 150 000 euros par an, relèvement de l’ISF, suppression de certaines niches fiscales, suppression de l'exonération sur les grosses successions, « taxation des revenus du travail comme ceux du capital »…
C’est peut-être dans ce domaine que la gauche socialiste va pouvoir trancher par rapport au pouvoir précédent, en reprenant un peu aux riches. Mais là se pose un autre problème : si ces moyens ont vocation à boucher le trou de la dette, et non à promouvoir le développement humain, à favoriser le désenclavement des quartiers populaires et la dérive du monde rural, et si elle ne dessine pas un mouvement d’ensemble pour une autre répartition des richesses, la finalité de l’égalité restera une utopie lointaine. Plus largement, on est évidemment bien loin d’une approche posant les questions de propriété et d’appropriation des moyens de production par la société.
Au total, François Hollande va se trouver rapidement face à une difficulté majeure. A force de ne pas multiplier les promesses, pour ne pas créer d’illusions susceptibles d’être déçues par la suite, il a prêté le flan aux interrogations sur les buts essentiels qu’il poursuit. Lorsqu’Edgar Morin l’interpelle sur la responsabilité de la « gauche au pouvoir » dans « la conversion de la société au néolibéralisme » et dans le « développement du capitalisme financier », il répond ainsi : « Ne soyons pas trop sévères avec la gauche des années 80 : elle a permis de moderniser notre pays, de l’adapter, d’opérer des mutations qui ont vaincu l’inflation et rétabli la croissance »… avant de reprendre l’idée d’initier « une transformation de la société à long terme qui puisse convaincre au-delà même de la gauche ». Disons que c’est assez loin de son clip de campagne, des références à la Nuit du 4 août, au Front populaire, à la création de la sécurité sociale, à 68… Alors, quel changement, maintenant ?
* Gilles Alfonsi
Ce dossier est paru le 11 mai dans les gâteaux de Cerises