Alors que des enquêtes d’opinion venaient de témoigner d’une "crispation" antimusulmane, le ministre de l’Intérieur soulignait en février 2013 sa ferme détermination à «interdire le port du voile là où il y a des enfants ». Face au racisme, à l’islamophobie et à la domination masculine, comment éviter les pièges de combats morcelés ?
Une énième polémique agite le landerneau féministe, à propos du livre publié par Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem, Les féministes blanches et l’empire. C’est une nouvelle étape du conflit qui opposent les tenants du féminisme, disons, traditionnel et les militants qui se revendiquent de la cause des femmes issues de l’immigration postcoloniale. Un clivage majeur a concerné le vote de la loi du 15 mars 2004, « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Depuis, les parties prenantes mêlent confrontation savante, tribunes virulentes et épithètes ravageuses.
"Les féministes blanches et l’empire" - Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem - Editions La Fabrique - 110 p., 2012. 12 €.
Si l’ambiance de ces débats a malheureusement conduit beaucoup de militants à renoncer à comprendre les arguments des uns et des autres, un débat d’orientation stratégique devrait se nouer. D’une part parce que la lutte féministe doit chercher un nouveau souffle si elle veut peser dans la société et face aux institutions. Ensuite, parce qu’aucune orientation en présence ne peut prétendre apporter une contribution satisfaisante à la relance globale du combat pour l’émancipation, alors même que l’apport féministe en est une condition nécessaire.
Ainsi, pris isolément, le féminisme, combat large puisqu’il concerne tous les individus, hommes et femmes, n’en est pas moins le combat contre une (seule) des grandes aliénations historiques. Et le combat pour les droits des femmes issues de l’immigration postcoloniale et contre l’oppression raciste n’est lui aussi qu’un des combats nécessaires. Or, dans leur opposition actuelle, ce qui finalement réunis les féministes traditionnels et les autres, c’est qu’ils minorent l’enjeu de l’insertion de ces luttes, larges mais partielles, au sein du combat pour l’émancipation en général. Et ils affaiblissent ainsi à la fois leurs combats propres et le combat général. Bref, plutôt qu’une improbable paix des braves, c’est peut-être le dépassement de la conception séparée du combat féministe, détaché du combat global pour l’émancipation, qui permettra de surmonter l’actuelle guerre de positions.
En attendant, Les féministes blanches et l’empire est pris dans cette guerre de positions. Sa tonalité générale est accusatoire et, après tant d’années où l’islamophobie a été ignorée par la "gauche", on peut le comprendre. Tout l’espace du livre, ou presque, est pris par la critique radicale de la vision du féminisme classique. Nous en verrons d’abord les réflexions stimulantes, puis les propos problématiques.
Une réflexion fondée, argumentée, qu’il faut entendre
La critique de « l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes » entend mettre à jour comment la politique raciste de l’Etat - raciste en ce qu’elle vise par une loi spécifique à stigmatiser une catégorie de la population (loi sur le voile) - a pu rencontrer la stratégie féministe traditionnelle. Il ne s’agit pas simplement de la récupération par l’Etat d’exigences telles que "l’égalité hommes - femmes" ou le "respect des homosexuels", mais d’après les auteurs d’une « convergence d’intérêt » lorsque les exigences des féministes traditionnelles profitent d’« opportunités stratégiques » permettant de faire avancer leur cause. En somme, ces convergences se produisent sur fond d’ignorance des laissés pour compte de ces avancées, que sont les femmes "non blanches".
On peut ici retenir deux éléments. D’une part, la question des discriminations spécifiques subies par les populations issues de l’immigration postcoloniale, qui ne sont pas prises en charge par le féminisme traditionnel, européano-centré. D’autre part, l’incapacité « de penser la possibilité même d’une collusion d’intérêt » entre mouvements progressistes et politique réactionnaire, et les conséquences d’une « mise en miroir » entre racisme et sexisme, elle-même liée la volonté positive de « dénaturalisation de l’oppression sexiste ». Les auteurs soulignent la continuité d’un « point aveugle au sujet des femmes non blanches, c’est-à-dire opprimées par le système raciste comme par le patriarcat ». Sont posées des questions de fond : sur l’imbrication des dominations et en creux sur les divisions entre dominés… Ainsi se légitime, pour permettre la reconnaissance des spécificités d’un groupe, une parole singulière.
Il est reproché au féminisme classique d’une part d’ignorer la situation spécifique des femmes issues de l’immigration postcoloniale, d’autre part, lorsque le silence est rompu, de se focaliser sur les aspects les plus stigmatisants de leur vécu : polygamie, mutilations génitales, excision, mariages forcés… Entendons la rage des auteurs, qui critiquent cette focalisation sur les aspects les plus victimisants de la situation des personnes, et non par exemple (c’est nous qui précisons :) sur leurs mobilisations, leurs expériences sociales positives, en prenant en compte leurs cultures et leurs valeurs... D’une certaine manière, on trouve ici le problème classique de l’intervention sociale ou du militantisme, qui pour intervenir prend toujours le risque de conforter certains effets stigmatisants. Depuis bien longtemps, les acteurs de terrain font face à ce type de difficultés : d’une part en développant des actions qui s’appuient sur la mobilisation des personnes concernées, d’autre part en situant leur intervention au-delà des questions spécifiquement abordées ou en articulation avec d’autres. Cependant, si l’on veut passer d’une démarche qui ne considère les personnes que comme des victimes, destinataires passives d’une offre d’accompagnement social ou d’un secours, à une démarche où elles sont actrices, cela pose la question des exigences (spécifiques non…) des femmes "non blanches", à propos desquelles les auteurs sont plutôt silencieux.
Reste que, sans nul doute, les discours centrés sur des éléments stigmatisants, surtout s’agissant des habitants des quartiers populaires, ont pu servir les politiques répressives. Les habitants de ces quartiers vivent quotidiennement la discrimination, tout particulièrement les jeunes, Beurs et Noirs, qui font l’objet de la part de la police de contrôles au faciès incessants. Par ailleurs, expliquent les auteurs, les féministes se focalisent souvent sur des exigences larges, avec l’idée illusoire que « la réalisation de (leurs) revendications bénéficiera nécessairement à l’ensemble des opprimé-e-s », alors que ce n’est pas le cas. Par exemple, des avancées en matière de parité peuvent ne rien modifier des inégalités sociales.
Pour les auteurs, les plus invisibles, les plus opprimés, seraient à même de « radicaliser » les luttes ou de leur « donner un nouveau souffle ». On reste cependant sceptique sur ce schéma, qui donne un rôle d’avant-garde aux invisibles et aux opprimés, ou à certains parmi eux, les plus engagés. Plus largement, faut-il croire, ou même souhaiter, que les voies de l’émancipation seront redéfinies « à partir des débats soulevés par les fronts plus minoritaires », ou envisager qu’elles soient plutôt redéfinies par des mouvements qui décloisonnent les fronts partiels et dépassent les notions de "minoritaires" et "majoritaires" ?
Les auteurs en viennent à l’homosexualité. Ils n’évoquent pas la situation des homosexuels de culture arabo-musulmane, mais la « racialisation de l’homophobie », qui aurait conduit à « faire des non-Blancs la première menace contre les "homosexuels" ». Nous y reviendrons de manière critique. Cependant : « les nouveaux Etats capitalistes et coloniaux n’ont pas manqué d’imposer aux pays colonisés leurs propres catégories liées aux genres et aux sexualités ». Il faut entendre la mise en garde contre une vision européano-centrée des rapports sociaux et des modes de vie possibles, contre une vision impérialiste, que pour notre part nous ne confondons pas avec l’émergence - déjà-là ? contradictoire ? souhaitable ? utopique ? - de valeurs communes universelles (expression certes risquée).
Démarcation caricaturale ou travail sur les contradictions ?
Venons-en maintenant aux aspects, selon nous, problématiques du livre, et au-delà de l’ouvrage lui-même d’une certaine orientation destinée à défendre les personnes issues de l’immigration postcoloniale. Le premier concerne la radicalité parfois caricaturale du propos. Exemple : si on met dans le même sac les partisans de la loi sur le voile et ceux qui y étaient opposés mais qui considèrent le voile comme l’expression d’une domination patriarcale, on assimile les seconds à l’orientation répressive, voire raciste, qu’ils combattent pourtant. Tout en constatant qu’une certaine position féministe peut être en convergence avec le pouvoir, un enjeu politique ne consiste-t-il pas à travailler les contradictions pour qu’émerge un féminisme prenant en compte les spécificités des femmes issues de l’immigration postcoloniale ?
Or, les expressions "femmes blanches" et "femmes non blanches" créent une ligne de démarcation redoutable. Le risque d’une telle approche est de contribuer à diviser les femmes des quartiers populaires entre elles, par exemple. Et aussi : elle ignore, ou minore (de fait), les affrontements et les luttes de classes qui traversent toute la société. Au moins cette question mérite d’être traitée. Ainsi, il faudrait sans doute, travailler à faire reconnaître les exigences spécifiques des femmes d’origine arabo-musulmanes, mais aussi, en même temps, relativiser leurs spécificités, et travailler sur les articulations entre exigences spécifiques et globales. Le problème est que c’est mission impossible si le débat reste strictement borné entre deux orientations féministes, au lieu d’impliquer aussi d’autres dimensions du combat pour l’émancipation, en particulier si n’est pas élaborée et pleinement investie la convergence d’intérêt entre les femmes face au capitalisme.
Un deuxième axe est que la critique légitime de la focalisation du discours féministe sur la stigmatisation des femmes "non blanches" conduit parfois à un manque de clarté sur les problèmes posés par certaines pratiques qui devraient être critiquées, prévenues et/ou combattues. Pourquoi faire l’économie d’une position claire et nette contre les mariages forcés, en tant que formes de domination, ou contre l’excision, en tant qu’atteinte à l’intégrité physique et morale de la personne ? Et, par ailleurs, pourquoi ignorer l’existence et l’influence des courants islamiques radicaux ? Peut-être les auteurs pensent-ils nécessaire de donner l’impression, ainsi, de ne rien céder à leurs adversaires, mais ce faisant ils prêtent malheureusement le flan au soupçon de complaisance à l’égard de ces pratiques.
Un troisième axe critique concerne des affirmations mal fondées. Un seul exemple : est citée, au titre des focalisations qui stigmatisent et posent un problème politique, l’action contre les mariages forcés de l’Observatoire des violences envers les femmes du Département de la Seine-Saint-Denis. Or, s’il est vrai que cet Observatoire mène une mobilisation contre les mariages forcés, il le fait dans le cadre d’une mobilisation tous azimuts et d’une politique riche, qui aborde de nombreuses dimensions : prévention des comportements sexistes, accompagnement des femmes victimes de violence, travail éducatif sur les représentations, soutien aux acteurs locaux, dimension internationale etc. Ce qui mène à la question : des politiques publiques doivent-elles, ou non, être menées pour prévenir les mariages forcés, de même que des campagnes sont menées contre les violences intrafamiliales en général, ainsi que sur d’autres questions spécifiques ? Pour notre part, nous répondons oui.
Le même type d’interrogation - où veulent en venir les auteurs ? - se pose, à propos de l’homosexualité et de l’homophobie, ce qui constitue un quatrième axe critique. Citons à nouveau : « Comme dans le cas du féminisme, la réaction contemporaine n’a eu de cesse ces dernières années de faire des non-blancs la première menace contre les "homosexuels" ». Ce n’est pas vrai, et le débat sur le mariage pour tous vient de témoigner de tout autre chose : l’affrontement met aux prises les milieux conservateurs cornaqués par l’Eglise catholique, bien blancs, contre la multitude des partisans de l’égalité en général. La question de l’homophobie des "non blancs" a été, sinon absente, du moins très secondaire, dans ce débat.
Il faut ensuite aborder « l’absence d’analyse des disparités tant sociales qu’historiques à travers le monde dans la production des identités sexuelles ». Certes… pourvu, cependant, que le relativisme historique n’aboutisse pas à créer un tabou sur la mise à l’amende de tous les pays qui répriment les pratiques sexuelles entre personnes du même sexe. Et pourvu aussi qu’il n’aboutisse pas à nier pas le fait que l’homosexualité reste un tabou puissant parmi les populations musulmanes, notamment en raison des discours religieux sur le sujet. On ne peut pas taire que nombre de jeunes hommes et jeunes femmes vivent ainsi des situations parfois très douloureuses de culpabilité, de haine de soi et de peur des parents.
Ce n’est pas tout. « En vérité, l’identification même des pratiques homoérotiques dans le monde arabe comme "homosexuelles" peut être attribuée à l’Occident ». En fait, selon les auteurs, la condamnation et la répression des pratiques homosexuelles auraient été le fruit d’une importation occidentale, à travers l’importation de la vision binaire homosexuels / hétérosexuels. Trêve d’explications alambiquées : comme dans toutes les sociétés, il existe dans les sociétés arabes et musulmanes des désirs et des pratiques sexuelles entre personnes du même sexe ; il existe dans ces pays des pédés et des gouines, et ceux qui refusent de le reconnaître sont ou des homophobes ou des lâches. Que les tabous qui continuent de gouverner dans les pays du Maghreb, par exemple, continuent d’interdire à des homosexuels de s’assumer en société, devant leur famille notamment, est démontré par moult exemples et témoignages. Bref : que les auteurs s’attachent à nommer "pratiques homoérotiques" ce que nous appelons pratiques homosexuelles, cela nous paraît noyer le poisson.
Au total, à force de focalisation sur la seule question postcoloniale, ne risque-t-on pas de converger objectivement, et contre toute attente, avec l’approche intégrationniste ? Le sociologue Saïd Bouamama explique : « Les difficultés subies par les citoyens issues de la colonisation, qu’ils soient français ou étrangers, ne sont pas expliquées dans l’intégrationnisme par les inégalités qu’ils subissent ou leurs conditions matérielles d’existence. Ce sont au contraire des facteurs culturels qui sont mis en avant : obstacles culturels à l’intégration, intégration insuffisante, islam comme contradictoire avec la république et la laïcité, inadaptation culturelle, etc. Dès lors les objectifs de l’action ne sont pas l’éradication des inégalités mais la transformation des personnes c’est-à-dire qu’il s’agit de les civiliser en les assimilant ». Précisément, pour rompre vraiment avec cette idéologie, ne faut-il pas s’abstraire de la distinction-division entre "blancs" et "non blancs", surinvestie par les auteurs ? Et ne faut-il pas souligner surtout que l’émancipation sera l’œuvre des personnes concernées elles-mêmes ?
Gilles Alfonsi, 28 mars 2013
A lire sur le sujet de ce dossier (liens ci-dessous) :
- Le rapport Tuot sur la refondation des politiques d’immigration (lire notamment le chapitre "Laissons prier les musulmans"), février 2013
-Les féministes blanches et l’empire ou le récit d’un complot féministe fantasmé, de Josette Trat
-Les Indigènes de la République contre l’ "homosexualité imposée", de Robin Angelo
- Les Indigènes et l’homosexualité : du procès d’intention à la calomnie, de Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem
-Les fondements historiques et idéologiques du racisme "respectable" de la "gauche" française, de Saïd Bouamama
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