Dans une atmosphère quelque peu irréelle, un homme avance. Il est sur un pont, espace lien, mais aussi espace de l’indécision ou temps d’avant décision. Il avance au ralenti, nimbé d’une lumière pâle dans un flou accentuant l’impression de rêve éveillé. Le voici qui laisse tomber son baluchon, qui enjambe le parapet et après un très court moment d'hésitation, se jette à l'eau. L'eau est moins sombre vue de dedans, couleur bleu pâle. Au dessus de l'homme, un trou de lumière. D'abord l'homme ne lutte pas. Puis il semble se ressaisir et vouloir remonter à la surface, vers ce trou de lumière où des passant, accourus, l'agrippent avant de le hisser sur le pont. Il retrouve ses esprits et la lumière du jour. Presque sans un mot, trempé, il s'éloigne.
C'est sur une scène d'accouchement que s'ouvre le dernier film de James Gray. Suicide puis résurrection sont filmés d'une façon différente du reste du film: lumière, photo et superbe ralenti sont mis à contribution pour accentuer l'irréalité de cette exposition. La même lumière blafarde, on la retrouvera pendant les très belles scènes sur le toit. Même impression d'irréalité, de rêve éveillé, jusqu'à cette étreinte enfiévrée, rapide, urgente. L'étreinte d'un adolescent qui, soudain, embrasse son rêve.
Car c'est bien d'un adolescent qu'il s'agit ici, de son initiation amoureuse (un peu), de son initiation à la vie (beaucoup). Joaquin Phoenix, excellent de bout en bout, incarne, et le mot n'est pas usurpé ici, un faux ado, la trentaine, imagine-t-on, mal dégrossie, qui récupère à peine d'une grande déception amoureuse, d'une passion entravée, on l'apprendra, par les parents de la fiancée pour cause d'incompatibilité physiologique menaçant toute descendance. Une raison irrecevable pour un "ado".
On apprend aussi que Leo(nard), habitant chez ses parents, quelque peu étouffants, depuis son retour de la quête de la bien-aimée disparue, n'en est pas à sa première tentative de suicide.
Brusquement survient (descend proprement d'en haut) Michelle (Gwyneth paltrow) à qui une voix d'outre escalier (son père) s'adresse. Une apparition en véritable rai de lumière dans le clair obscur ambiant. Le trentenaire dépressif, devient vite ado accroché puis amoureux secret. Le voici qui la suit, qui l'épie, qui s'arrange pour la croiser, attirer son regard, se faire inviter. Il fait le "mec cool", se met littéralement en scène. Bref, il sort tout l'arsenal du mâle séducteur. Mais il doit accepter le rôle ingrat qu'on veut bien lui accorder, celui de meilleur ami.
Mais la passion explose et notre Chérubin se met à réclamer son dû. Quitte pour cela à dénigrer son rival. Et dans une scène sublime de trio amoureux, James Gray filme comme un thriller un épisode digne du meilleur Beaumarchais. La maîtresse, alitée, congédie l'amant coupable de négligence, alors que le jeune amoureux est caché derrière la porte ouverte. Scène de vaudeville, donc, n'eussent été la fausse couche de Michelle et la caractérisation des personnages : elle désespérée et droguée à ses heures perdues, l'amant marié et père de famille et le jeune amoureux dépressif et suicidaire. Ce dernier sortira d'ailleurs de sa cachette et commentera la scène pour le spectateur: c'est horrible !
On était plus proche de "Blue velvet" (le jeune Kyle MacLachlan fasciné par Isabella Rossellini, elle même dominée par le pervers Denis Hopper) que du Mariage de Figaro.
Mais la passion est brûlante. Et Leo, pourtant encore convalescent, prend des risques à s'approcher autant de la blondeur irradiante de Michelle. Tel un phalène, le voici fasciné par la lumière qu'elle incarne dans la cadre de sa fenêtre, en icône inaccessible, avec la cour intérieur en gouffre infranchissable entre deux mondes. La fenêtre est en hauteur, ce qui accentue l'attitude de dévotion du héros, nouveau converti transfiguré, tantôt dépressif, soudain capable de toutes les audaces. S'aventurant ainsi dans les lumières de la ville, sous les stroboscopes d'une discothèque où il exécutera un véritable rituel amoureux se terminant en coitus interruptus. Dans un restaurant, ensuite, où il est plus que jamais hors de son monde.
James Gray filme ces séquences autrement : la lumière est plus criarde, loin de ton presque monochrome de la maison et du quartier familiaux. Loin aussi du choix familial : la brune, douce et protectrice Sandra (Vinessa Shaw) en mission téléguidée par une maman (Isabella Rossellini) ayant tout de suite vu le danger représenté par cette apparition à la chevelure blonde et aux mœurs trop libres.
Mais Leo n'en a cure, qui n'a d'yeux, doublés d'un appareil photographique, que pour sa voisine. Même si, soucieux sans doute de ne pas insulter l'avenir, se vengeant plus sûrement d'une première déception avec Michelle, il cède à la douce à Sandra. Pour s'en désintéresser tout de suite après.
A l'heure du choix, James Gray nous gratifie d'une des plus belles séquences du film. Dans la pénombre d'une cour soudain lugubre, il fait monter la tension de l'attente. Puis c'est une Michelle spectrale qui apparaît en haut de l'escalier (la deuxième fois dans le film. A souligner aussi que pour la rencontrer, Leo devait souvent monter les escaliers et la retrouver sur le toit). Statue du commandeur ? Non, plutôt une Eurydice revenant dire à son amoureux qu'elle ne le suivra pas. Car, oui, comment ne pas établir ce lien, esquissé dans le film, entre l'ancienne fiancée disparue car "incompatible" pour une maternité envisagée et la fausse couche de Michelle ? La stérilité menace.
Les thèmes de la filiation, de l'héritage, omniprésents dans les trois autres films du cinéaste sous-tendent également l'intrigue de celui-ci. Filiation impossible, passation du patrimoine au sein de la communauté, célébration du fils lors du baptême, choix de la bonne fiancée et mariage arrangé pour assurer le renforcement du patrimoine, etc. Mais ce thème vient également brouiller le parcours initiatique du héros. Ou l'éclaire d'un autre jour. L'individu Leo ne semble en effet rien réussir. La communauté est là, présente, d'abord par l'entremise des deux seuls parents, ensuite se multipliant jusqu'à occuper l'écran et nécessiter un traitement en mode documentaire lors de la séquence du baptême. Leo a beau alors la tenir à distance, utilisant son appareil photo, elle finira par occuper tout l'appartement familial, l'obligeant à une fuite rocambolesque.
Alors que le rapport aux siens, la communauté juive de New-York, semblait problématique dans ses autres films, James Gray semble, ici, le voir comme solution crédible, voire l'unique recours pour un Leo tourmenté.
Le poids de cet héritage pèse sur les épaules du héros. Quand la fuite avec l'aimée n'est plus possible, il reste l'eau comme remède radical, espace propice à la flottaison, espace suspensif. C'est un objet banal, voire ridicule, qui l'en dissuade. Un gant, de mauvais goût de surcroît, de goût petit bourgeois, offert par Sandra, la douce et maternelle Sandra. C'est ce qui le ramène à la réalité. C'est ce qui l'amène à "reconsidérer" les choses.
Si l'accès à l'âge adulte, c'est l'apprentissage du réel, de la nécessité de composer, d'accepter le compromis avec les choses de la vie, voire de réintégrer la communauté, alors Leo devient adulte. De la plus cynique des manières : le cadeau destiné à l'aimée puis jeté sera récupéré sur la plage et changera de destinataire.
Sous le regard, qu'on devine rasséréné, de la mère, Léo retrouve l'amante à la douceur... maternelle. La caméra est à distance, Leo est parmi les siens, il n'est plus qu'un élément d'un tout. Contre le sein de Sandra et au sein d'une communauté où l'avenir est déjà tracé, Leo pourra s'abandonner. Comme dans l'eau, au début du film.