Comme les autres professions de santé, les kiné.es souffrent au travail, en salariat comme en libéral (exercice majoritaire avec 85% des 105000 kiné.es1).Deux études, l'une commandée par l'Ordre (sur les kiné.es libéraux.ales2 et salarié.es3) en 2019 et l'autre par la Carpimko (Caisse de retraites des kiné.es libéraux.ales) sur les libéraux.ales en 20204, concordent sur ce point : de nombreux.ses kinésithérapeutes souffrent d'épuisement émotionnel à des degrés divers et de dépersonnalisation (le développement d’attitudes impersonnelles, détachées, négatives, envers les patient.es).
Les raisons avancées sont nombreuses, mais ressort principalement la charge de travail (soin, administratif....) en volume et en intensité, ainsi que les relations difficiles avec les patient.es, les prescripteurs.ses, les organismes de paiement et/ou de contrôle.
La possibilité la plus évidente pour améliorer nos conditions de travail serait donc de réduire notre charge de travail, en réduisant le nombre d'heures travaillé ou bien l'intensité du travail effectué pendant un nombre d'heures donné.
Cette baisse du temps de travail est déjà une tendance générale, pour se ménager du temps pour des activités de loisirs ou familiales. De plus, notre profession se rajeunit et se féminise5. La division genrée du travail ménager dans les couples hétérosexuels étant toujours en défaveur des femmes, elle les amène à réduire leur temps de travail pour pouvoir effectuer leur double journée de travail.
Il faut analyser les raisons qui expliquent cette surcharge de travail. Une première raison est, de manière assez évidente, le nombre insuffisant de kinésithérapeutes. Malgré une densité en hausse chaque année, les difficultés pour les patient.es pour avoir un rendez-vous chez un.e kiné.e sont importantes. En l'absence d'études spécifiques sur le sujet, on peut supposer que les causes de cette situation sont les mêmes que pour les médecins : numerus clausus (nombre d'étudiant.es admis.es en IFMK, 3036 en 20236), défini chaque année par arrêté ministériel, et vieillissement de la population.
Cette tension démographique a plusieurs effets néfastes : elle exerce une pression sur les kinésithérapeutes à travailler plus, pour ne pas laisser les patient.es sans soins, elle occasionne des retards de soins et donc des pertes de chances et elle crée un climat de conflit entre des patient.es en recherche de soins et des kiné.es obligé.es de refuser.
Nous aurions collectivement tout à gagner à supprimer le numerus clausus, et par la même occasion à enfin faire rentrer les kinésithérapeutes dans le cursus universitaire et supprimer les IFMK privés, qui accueillent 53% des étudiant.es et dont le coût d'inscription moyen en 2ème année est de 6694€7. Cela limitera le tri des étudiant.es par la capacité à payer. Cela évitera aussi de contracter des prêts étudiants (30% des futur.es kiné.es8) qu'il faut rembourser en travaillant «mal» (voir beaucoup de patient.es, pratiquer des dépassements d'honoraires).
Cela fait le lien avec une deuxième raison de la surcharge de travail, ou en tout cas de la difficulté à baisser son activité : nous sommes payé.es à l'acte. Toute réduction de la charge de travail entraîne donc une baisse de revenus. En salariat, la réduction du temps de travail entraîne une baisse de salaire, et la réduction de l'intensité du travail est difficile à envisager dans un contexte de pénurie de kiné.es et en sachant que les structures de soins sont payées en fonctions du nombre d'actes effectués par le ou la kiné.e. Ainsi, même sans être payé directement à l'acte, un.e kiné.e salarié.e subira une pression hiérarchique plus ou moins forte pour réaliser un nombre d'actes suffisant pour que son employeur s'y retrouve.
Il faut aussi voir qu'avant 2024, le tarif conventionné pour les libéraux.ales n'avait pas augmenté depuis 2012. L'avenant 7 à la convention nationale, signé en décembre 2022, prévoit une augmentation de 2,43€ de la séance de base9. Elle se fait de manière échelonnée jusqu'en 2026 et est assortie de contraintes plus importantes à l'installation.
Les revenus des kinésithérapeutes libéraux.ales stagnent donc depuis 2015, même s'ils restent malgré tout dans la moyenne ou au dessus des rémunérations à l'échelle nationale10 11 12. A titre de comparaison, la consultation de médecine générale est passée de 23 à 30€ en 12 ans13. Pour les kiné.es salarié.es, le Ségur de la santé a permis une augmentation de revenus.
Dans ce contexte, la réduction du temps de travail entraînerait, et entraîne déjà, des effets pervers. La pratique des dépassements d'honoraires pour exigence (DE) augmente fortement, comme celle des actes Hors Nomenclature (HN), non remboursés par les Caisses Primaires d'Assurance Maladie (CPAM). Or, comme leur nom l'indique, les DE ne doivent être pratiqués qu'en cas d'une exigence spécifique du ou de la patient.e auquel le ou la kiné.e répond (séances à 22h, un jour férié....). Sinon ils sont illégaux14. Sur ce point, les CPAM, à part quelques courriers de rappel des règles d'application, laisse globalement faire.
Cette pratique des DE est une réponse des kiné.es à la stagnation de leurs revenus et à la charge de travail qui s'alourdit, pour se ménager du temps pour soi. C'est également un moyen de gagner beaucoup d'argent quand on est dans des territoires où les patient.es peuvent payer. C'est une réponse catastrophique car elle crée ou accentue les inégalités d'accès aux soins. Les personnes qui ne peuvent pas payer une complémentaire santé avantageuse ne peuvent pas se permettre de payer des DE sur chaque séance.
Cela pose un problème éthique majeur et rentre en contradiction avec le code de Déontologie des Kinésithérapeutes15. Les DE pénalisent aussi les kiné.es qui ne veulent ou ne peuvent pas en faire, pour des raisons éthiques ou parce que la population alentour n'en a pas les moyens.
Cela diminue également les capacités collectives de faire pression sur la CNAM pour négocier une augmentation du tarif conventionné, ce qui est une revendication des syndicats de la profession. En effet, actuellement, l'objectif principal de la CNAM n'est pas de répondre aux besoins de santé mais de maîtriser les dépenses. Laisser les kinésithérapeutes "fixer" leurs tarifs grâce aux DE permet donc de ne pas augmenter le tarif conventionné, et donc les dépenses. Le secteur 2 pour les médecins sert également à cela.
Pour pouvoir réduire notre temps de travail, nous devrions en réalité sortir de cette focalisation sur le tarif de la séance (DE, HN, augmentation du tarif conventionné...) pour remettre en question le principe même du paiement à l'acte (qui a pleins d'effets pervers : trop de patient.es en même temps, facturation d'actes non effectués, surcharge administrative...). Un salaire fixe, indépendant de la quantité de patient.es vu.es , associé à des congés payés, maternité et paternité conséquents, serait une grande avancée.
Nous devrions revendiquer l'obtention d'un salaire à vie, tel que défini par Bernard Friot et Réseau Salariat16. C'est à dire un salaire qui serait versé par les caisses d'Assurance Maladie à l'entrée en formation de kinésithérapie et ce jusqu'à la mort. Le montant serait décidé démocratiquement au sein des caisses, au niveau national ou plus local (régional ou départemental) pour tenir compte des spécificités du territoire d'exercice. Il doit garantir notre indépendance thérapeutique, et être intégralement public, c'est à dire ne provenir que des caisses d'Assurance Maladie et non des complémentaires santé (mutuelles, assurances, prévoyances).
Ce salaire serait associé au droit de décider de l'organisation des soins, en commun avec les autres travailleurs.ses de la santé et les usager.es. L'organisation du temps de travail serait alors décidées démocratiquement par les kiné.es et autres professionnel.les au sein de structures locales autogérées, avec pour objectifs principaux le bien-être des soignant.es et des patient.es. Bref il faut que nous demandions l'intégration dans un véritable Service Public Territorial de Santé, tel que proposé par le Syndicat de la Médecine Générale (SMG)17, géré démocratiquement par les professionnel.les et les usager.ères.
Cette indispensable démocratisation du système de soin et de la Sécurité Sociale, c'est revenir, en les poussant plus loin, aux principes fondateurs du Régime Général de la Sécurité Sociale de 1946, qui étaient la socialisation par la cotisation d'une partie de la richesse produite, la gestion démocratique des caisses par les représentant.es des travailleurs.ses eux-mêmes, et la réponse aux besoins en augmentant l'offre de soin. Ces principes révolutionnaires n'ont cessé d'être attaquée depuis 194618, charge à nous de les réactualiser et de les approfondir.
Nous ne devons pas lutter contre la Sécurité Sociale, mais pour en reprendre le contrôle. La gouvernance en a été, depuis 1946, l'enjeu principal et aujourd'hui c'est l'Etat, avec sa logique comptable, qui a pris le pouvoir19. La priorité est accordée à la limitation des dépenses et plus à la satisfaction des besoins.
Le PLFSS (plan de financement de la sécurité sociale) et l'ONDAM (objectif national de l'assurance maladie),créé en 1995, instaurent un budget à ne pas dépasser fixé par l'Etat, et ce budget est toujours inférieur à l'augmentation des besoins20. Les conséquences en sont catastrophique, comme on le voit à l'hôpital, et sortir de cette logique est une condition indispensable pour envisager une refonte globale de la Sécu sur des bases démocratiques et de satisfaction des besoins.
Pour cela, nous devons sortir des petites luttes étriquées pour notre profession et nous associer à tous les mouvements de défense des urgences, de l'hôpital public, de la psychiatrie, des maternités.... qui ont lieu depuis plusieurs années. Le mouvement contre la réforme des retraites en 2023 a été une occasion manquée, pour les syndicats de kinésithérapeutes, de s'associer à une mobilisation massive pour la défense d'une des branches de la Sécu.
Les relations avec les patient.es sont aussi une source potentielle de souffrance, comme pour tous les métiers recevant du public. Pour pacifier la relation de soin, nous devrions aussi lutter pour améliorer les conditions d'accès aux soins des patient.es. En effet, l'assurance d'être pris.es en charge, sans être confronté.es à des DE ou des cabinets-usines, avec un travail administratif simplifié et moins intrusif sur leurs conditions de ressources leur permettrait d'aborder plus sereinement le fait de se soigner, en rentrant moins dans le conflit.
Pour ce faire, plus de kiné.es est une condition nécessaire mais pas suffisante car les inégalités d'accès aux soins sont aussi financières. Globalement, les personnes les plus pauvres ont le plus besoin de soins et y accèdent le moins facilement. Les nombreuses situations différentes des patient.es vis à vis de la Sécu (Affection Longue Durée (ALD), Exonération, Aide Médicale d'Etat (AME), Complémentaire Santé Solidarité (C2S), régime classique avec ou sans complémentaire santé....) créent des inégalités entre elle et eux, du ressentiment envers celles et ceux qui « n'ont rien à payer » et des discriminations de la part des soignant.es libéraux.ales, notamment à l'encontre des bénéficiaires de l'AME ou de la C2S.
De plus les complémentaires santé coûtent cher et ont des frais de fonctionnement plus élevés que l'Assurance Maladie21. Une harmonisation, en prenant par exemple la proposition du SMG pour une Assurance Maladie Obligatoire Universelle Remboursant à 100% 22(en gros les séances prises en charge à 100% par la Sécu pour toute personne résidant en France) permettrait plus d'égalité et un meilleur accès au soin.
Récapitulons : plus de kiné.es, formé.es dans des IFMK à frais universitaires, salarié.es de leur études jusqu'à leur mort par des caisses d’Assurance Maladie gérées démocratiquement, travaillant moins et mieux dans des centres de santé ou des hôpitaux autogéré avec les autres professionnel.les de la santé et du social, libéré.es de la logique du profit.
Un travail administratif grandement réduit, des patient.es ayant un accès bien plus égalitaires aux soins, sans distinctions de revenus et donc une relation de soin bien plus apaisée. Une Sécu dont l'objectif premier redevient la prise en charge des besoins. En somme la possibilité pour nous de bien soigner, dans de bonnes conditions : il y a de fortes chances pour que la souffrance au travail des kiné.es ne soit plus qu'un mauvais souvenir.
1 https://www.ordremk.fr/wp-content/uploads/2024/11/rapport-de-la-demographie-des-kinesitherapeutes-2024_page_a_page.pdf
2 https://www.ordremk.fr/wp-content/uploads/2019/10/truchot-mudry-article-mk-liberaux-02-2020.pdf
3 https://www.ordremk.fr/wp-content/uploads/2019/10/truchot-mudry-article-mk-salaries-02-2020-article.pdf
4 https://www.caducee.net/upld/2021/03/etude-carpimko-penibilite.pdf
5 https://www.ordremk.fr/wp-content/uploads/2024/11/rapport-de-la-demographie-des-kinesitherapeutes-2024_page_a_page.pdf
6 https://www.ordremk.fr/wp-content/uploads/2024/11/rapport-de-la-demographie-des-kinesitherapeutes-2024_page_a_page.pdf, op cit.
7 https://www.fnek.fr/wp-content/uploads/2024/09/Dossier-de-Presse-FNEK-Entrer-en-etudes-de-kine-mais-a-quel-prix.pdf
8 Ibid.
9 +3% à la lettre clé = 2,21€ puis +0,3 et +0,6 point à l'AMS7,5= AMS8,4 ; 8,4x2,21€=18,56€ au lieu de 16,13€ précédemment .
10 https://www.unasa.fr/statistiques-details/?annee=2015&code_profession=851GAF&profession=851GAF§eur=NULL&decoupage_statistique=national®ion=NULL&departement=null
11 https://www.unasa.fr/statistiques-details/?annee=2022&code_profession=851GAF&profession=851GAF§eur=NULL&decoupage_statistique=national®ion=NULL&departement=null
12 https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/tableau/30_RPC/31_RNP
13 https://www.sudouest.fr/sante/medecins-generalistes-16-50-euros-en-1996-comment-a-evolue-le-cout-d-une-consultation-depuis-30-ans-14913644.php
14 https://www.ordremk.fr/je-suis-patient/honoraires-des-kinesitherapeutes/
15 file:///C:/Users/sylvain.mongabure/Downloads/https___deontologie.ordremk.fr_wp-content_uploads_2023_06_code-de-deontologie-avec-sommaire.pdf, Article R. 4321-59
16 https://www.reseau-salariat.info/articles/2021-07-14_1/
17 https://syndicat-smg.fr/inegalites-territoriales-d-acces-aux-soins-que-faire#nh5
18 Da Silva, La bataille de la Sécu, 2022
19 Ibid.
20 Ibid
21 Batifoulier, Da Silva, Domin, Economie de la Santé, 2018
22 https://syndicat-smg.fr/pour-l-assurance-maladie-obligatoire-universelle-remboursant-a-100