Le 18 juin dernier, le Comité d'alerte sur les dépenses de l'Assurance maladie a notifié un risque sérieux de dérapage de l'ONDAM 2025, ce qui a entraîné automatiquement la suspension des revalorisations conventionnelles prévues au 1er juillet 2025. Cela concerne certains médecins spécialistes, les dentistes et les kinésithérapeutes. Pour les kiné.es c'était une revalorisation de 1.33€ de la séance la moins chère et la plus courante (rééducation d'un membre, ou du rachis), la faisant passer de 16,57€ à 17,9€. Cette augmentation faisait suite à une revalorisation de la lettre clé de 0,06€ (qui, multipliée par un coefficient, donne le tarif d'une séance) le 22 février 2024. Cela interrompt la première vraie revalorisation du tarif conventionné depuis 12 ans.
L'Objectif National de Dépenses de l'Assurance Maladie (ONDAM)est voté chaque année dans la Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale (PLFSS). Il a été créé par le plan Juppé de 1995 et a acté une rupture fondamentale dans la gestion de l'Assurance Maladie : avant on évaluait les besoins et on adaptait le budget en conséquence, depuis on adapte les besoins à une limité budgétaire imposée au préalable. L'ONDAM est donc un outil de pilotage budgétaire très efficace pour réduire les droits et les remboursements. Il est toujours sous dimensionné par rapport aux besoins.
Ce mardi 1er juillet, les trois syndicats des kinésithérapeutes appellent à une manifestation pour protester contre ce report des revalorisations. Elles étaient très attendues, nous verrons si la mobilisation est au rendez-vous. Par contre il n’est pas certain que tous.tes les kiné.es qui participeront sachent bien quels sont les mots d’ordre portés par les syndicats. Ils reprennent les revendications d’une lettre ouverte adressée au directeur général de la Caisse Nationale d'Assurance Maladie :
- L'ouverture de nouvelles négociations conventionnelles
- L'accès direct pour les kinésithérapeutes, c'est à dire la possibilité d'aller chez le kiné sans passer par le médecin
- L'ouverture d'un espace de liberté tarifaire encadré
Cette lettre pose plusieurs gros problèmes. D'abord, elle ne remet pas en cause le principe même de l'ONDAM. Pluton que de s’attaquer au fait qu'un "risque de dérapage" de 0,5% stoppe les revalorisations des tarifs conventionnés, les syndicats de kinés préfèrent dire que les dépenses "excessives" ne sont pas de leur fait. Ils renvoient même, dans une vidéo tournée par les 3 présidents des syndicats et diffusée sur les réseaux sociaux, au contrôle des Indemnités Journalières (IJ) et des Établissements Publics de Santé, c'est à dire les hôpitaux publics (qui sont pointés par le comité d'alerte comme sources du "risque de dérapage"). Les hausses de salaire du Ségur et l'inflation n'ont pas été compensées par le gouvernement, comme promis et creusent le déficit hospitalier ? Pas leur problème. Le fait que les arrêts de travail (et donc les IJ payées par l'Assurance Maladie aux salarié.es en arrêt) soient justifiés et sont le reflet des dégradations des conditions de travail depuis des années ? Ça ne leur traverse pas l'esprit. L'hôpital public est la variable d'ajustement de l'ONDAM depuis des années sans que ça n'émeuve les kiné.es libéraux.ales, mais aujourd'hui il faudrait couper nets dans les dépenses pour que nous soyons épargné.es. L'ONDAM est construit pour réduire les dépenses de l'Assurance Maladie, et c'est contre cela qu'il faut s'insurger.
La revendication d'un "secteur de liberté tarifaire encadré" est l'autre scandale de cette lettre. Il s'agirait de créer la possibilité pour les kiné.es de pratiquer un dépassement d'honoraires sur leurs séances, comme le secteur 2 pour les médecins libéraux, avec certaines limites (un certain montant à ne pas dépasser, pas de dépassements sur tous les actes, exemption pour les patient.es en Affection Longue Durée (ALD) ceux bénéficiant de la Complémentaire Santé Solidaire (C2S)...). Cela est présenté comme une menace par les syndicats, alors qu'il y a de grandes chances que l'Assurance Maladie profite de cette revendication pour régulariser une situation où la liberté tarifaire existe déjà de fait. En effet, celles et ceux qui ont été chez un.e kiné.e récemment en région parisienne (ou dans une autre grande ville de France) ont eu de grandes chances d'avoir à payer de leur poche sans être sûr d'être remboursé par la Sécu et leur complémentaire santé. Les dépassements d'honoraires sont de plus en plus pratiqués, en toute illégalité, mais tolérés par l'Assurance Maladie. Un secteur 2 permettrait d'officialiser la situation. On verra si l'"encadrement" est au rendez-vous. C'est gagnant-gagnant : les kiné.es peuvent augmenter leurs tarifs (ou ne plus enfreindre la loi en le faisant), et l'Assurance maladie ne voit pas son budget augmenter. L'ONDAM est sauvé.
Il y aura quand même des perdants. Premièrement, les patient.es. En abandonnant la lutte contre les dépassements d'honoraires, qui passait par la demande de revalorisation conséquente des actes et donc la remise en cause du dogme budgétaire, les syndicats montrent leur désintérêt pour l'égalité de traitement de ces dernier.es. Le secteur 2 pour les médecins accentue les inégalités d'accès aux soins, ce sera pareil pour celui des kiné.es. Les patient.es bénéficiant de la C2S seront censés être exemptés, mais les refus de ces soins moins rentables pourraient augmenter. Et les patient.es qui ne peuvent pas en bénéficier, ou qui pourrait mais n'en bénéficie pas, vont avoir du mal à payer 10€ de dépassement par séance pour se soigner s'ils n'ont pas une complémentaire généreuse (et chère). Ensuite cela créera une inégalité entre kiné.es. Celles et ceux qui, par éthique professionnelle ou par impossibilité de faire payer plus cher leurs patient.es, ne rentreront pas dans ce secteur de liberté tarifaire verront leurs revenus stagner et l'espoir d'une revalorisation s’envoler.
Il y aura aussi un troisième gagnant que les syndicats de kiné.es ne voient pas, ou ne veulent pas voir : les complémentaires santé. Si le secteur 2 s'officialise pour les kinésithérapeutes, cela accentuera la proportion des soins qu'elles remboursent. Elles vont s'empresser de revaloriser leurs cotisations ou de créer de nouveaux contrats plus chers qui remboursera ces nouveaux dépassements. Le risque, c'est qu'à trop vouloir s'émanciper de la tutelle jugée trop encombrante de l’Assurance Maladie (les "contraintes conventionnelles"), les kiné.es finissent sous celle des complémentaires santé qui pourraient demander aux kiné.es de signer des conventions avec des tarifs préférentiels en échange d'une garantie de remboursement.
Il est grand temps pour les kinésithérapeutes libéraux de se rendre compte que c'est le conventionnement avec la Sécu qui a permis l'essor de notre profession. Pour garantir l'accès aux soins à toutes et tous et de bonnes conditions de travail pour les kiné.es il faut remettre en cause le dogme budgétaire de l’Assurance Maladie.
Il faut réclamer :
- La suppression de l'ONDAM et des PLFSS : on doit adapter les dépenses aux besoins et non l'inverse
- Un contrôle démocratique sur l'Assurance Maladie et sur la Sécu dans son ensemble : ce sont nos cotisations et celles de nos patients qui financent, ce n'est pas à l'Etat de décider
- Se placer en solidarité avec tout le système de santé (hôpital public, infirmière médecins, sage femmes, psy, centres de santé...) tout en refusant les dépassements d'honoraires : on soigne des gens, on ne s'intéresse pas à leur portefeuille.
- Une revalorisation nette de la rémunération. Pour tous.tes les kiné.es mais aussi pour les infirmières, aides-soignantes.... il faudrait même se poser la question de la sortie du paiement à l'acte, sources de dérives et de moindre qualités des soins. Les professions libérales de santé devraient réclamer un salaire, avec les droits associés,qui permettrait de vivre dignement sans se soucier de la quantité d'actes effectués.
- Il faut une vision globale : encadrement des loyers pour les locaux commerciaux, fin des coûts de formations pour les kiné.es....
- Augmentation de tous les salaires du privé comme de la fonction publique : en plus d'améliorer les conditions de vies de nos patients, cela permet la hausse du budget de la Sécu.
Malheureusement, les syndicats de kinésithérapeutes ont choisi leur camp :ne rien changer et profiter de la vision purement budgétaire pour promouvoir une kinésithérapie inégalitaire.