Des réformes de l’école de la IIIème République − comme la loi Paul Bert, de 1879, qui instaure une école normale par sexe pour chaque département métropolitain, ou les lois Ferry et Sée, à partir de 1880 − jusqu’aux conséquences de l’impérialisme et de la Première guerre mondiale, en passant par l’affaire Dreyfus et son antiparlementarisme ambiant, Hussardes noires : des enseignantes à l’avant-garde des luttes (Agone, 2024) détaille les initiatives prises par des intellectuelles pour accompagner l’accès à l’enseignement et à l’égalité des droits.
La ségrégation n’est pas alors que sociale (l’enseignement « primaire » est totalement gratuit, le « secondaire » est quant à lui exclusivement payant) mais aussi genrée. La non mixité prime et les volumes d’enseignements délivrés aux garçons et aux filles ne sont aucunement les mêmes. Ni latin, ni grec, pas de philosophie et trop peu de sciences pour les filles, par exemple, ce qui pénalise d’emblée toute candidate potentielle au baccalauréat. De surcroît, les premiers lycées féminins n’offrent pas, de toute manière, la possibilité de préparer cet examen.
Grâce à cet ouvrage de Mélanie Fabre qui leur fait hommage, leurs tribunes dans la presse, au cours de conférences, de congrès et autres cercles de réflexion illustrent donc comment se pave l’émancipation féminine durant « la Belle Époque », notamment via l’attention qu'elle porte à certaines de ces pionnières. Notre contribution en reprendra l'argumentaire en exposant d’abord leur rapport à l'embryonnaire laïcité. Nous parlerons ensuite d’initiatives à la tête desquelles elles se placent puis aborderons enfin leur engagement pacifiste.
La féminisation balbutiante du débat public et la laïcité
Maîtresse de conférences en histoire à l’Université de Picardie-Jules Verne, Mélanie Fabre nuance par cette thèse une vision historiographique selon laquelle le processus de laïcisation républicaine aurait été le fruit d’une mobilisation exclusivement masculine, en contextualisant d’abord le positionnement de femmes de la communauté éducative pendant l’affaire Dreyfus, qui « sonne […] l’heure de l’entrée en dissidence dans une institution frileuse, craignant de voir ses enseignantes sortir de leur devoir de réserve » (p. 28).
C’est le cas de Marie Baertschi, née en Égypte d’une mère française, qui co-signe une « Lettre ouverte à M. Zola » parue en janvier 1898 dans L’Aurore, peu après le « Manifeste des intellectuel[les] ». Sans traitement suite à son éloignement administratif de l’école normale d’institutrices de Versailles, elle obtient ensuite l'aptitude à l’enseignement des lettres et une agrégation d’histoire, puis intègre le collège payant Sévigné, tout en s’impliquant comme organisatrice, conférencière et comédienne dans une dizaine d’Universités populaires de Paris et de ses banlieues.
Elle y applique sa définition de la laïcité, reprise en 1901 dans « L’Esprit laïque », un texte publié dans Pages Libres : « c’est avoir sur toutes choses […] une conception personnelle et fondée en raison, […] c’est être un esprit sérieux et libre, […] ne le sont pas [ceux] qui attendent leur mot d’ordre […], adoptent sans contrôle la volonté d’autrui [et] obéissent [...] à leur directeur de conscience ». Soit, selon Mélanie Fabre, « une méthode [qui] va de pair avec une confiance en la raison [et] qui exige de mettre ses actions en adéquation avec sa conscience » (p. 79).
Un éclairant regard posé sur cet apport féminin à la laïcisation, observant le rôle de ces pédagogues dans « la construction morale de leurs élèves » (p. 133) : leur acception de l’école laïque est émancipatrice. Leur instruction non religieuse professe « que la justice est supérieure aux considérations de race, de culte, de famille et de patrie » (p. 86), « accueille dans la plus complète égalité les enfants de tous les cultes » (p. 85) puisqu'elle constitue avant tout « une promesse de liberté à destination des femmes » (p. 24).
Des initiatives encouragées par des animatrices pionnières
Des aspirations égalitaires sont aussi motrices dans l’organisation d’universités populaires et patronages laïcs auxquels ces intellectuelles prennent part au début du XXème siècle. Ainsi le patronage Maria Deraismes, créé à destination des filles en son hommage dans le XVIe arrondissement parisien, par Maria Baertschi et Louise Napias. Initiative qui complète « l’enseignement primaire : histoire, littérature, droit usuel, sciences physiques et naturelles », et offre « des colonies de vacances grâce à la caisse de secours et de solidarité » (p. 153).
Dans les universités populaires naissantes, certaines conférencières sont comédiennes, dramaturges engagées, comme Véra Starkoff ou Nelly Roussel, professionnelles de santé, −comme Mélanie Lipinska, Docteure en médecine et autrice d’une Histoire des femmes médecins (1900), Blanche Edwards-Pilliet, doctoresse et professeure de soins infirmiers−, ou sont juristes, telle Jeanne Chauvin, première avocate française, autrice d’une Étude historique sur les professions accessibles aux femmes (1892). Elles mettent donc leur expertise au service de l'éducation populaire.
En effet, « un bilan des oratrices [...] permet de recenser trente-trois femmes, […] dont huit évoluent dans les rangs de l’Instruction publique, six ont un diplôme en médecine et deux sont diplômées en droit » (p. 171). Elles sont pionnières dans leur domaine de compétence, à l’instar de Jeanne Desparmet-Ruello, −devenue directrice du lycée pour filles de Lyon après que la ville de Bordeaux lui ait d’abord confié la direction d’une école supérieure, en 1872, avant même leur mise en place par la République−, fondatrice et présidente de l’Université populaire lyonnaise.
Cette dernière se prononce plus tard en faveur d’initiatives pédagogiques en plein air, comme « des patronages scolaires [où] à l’éducation physique s’ajouteraient des cours de zoologie [et] d’herboristerie » (p. 228), exemple d'investissement éducatif défendu par des praticiennes, comme entre autres la coéducation et le tutoiement prônés dans une perspective remettant en cause le régime disciplinaire dans Les Surprises de l’école mixte (1905), par Marguerite Bodin, institutrice et justement directrice d’une école laïque mixte.
Des intellectuelles en lutte pour le pacifisme
L’ouvrage à plusieurs reprises signale d’ailleurs que l’enseignement laïc de ces intellectuelles émancipe les jeunes et les encourage à développer une pensée critique « dans tous les domaines […] dans la perspective d’une société plus démocratique et fraternelle » (p. 24). En cela, « leur approche de la laïcité est […] teintée de féminisme : pour elles, [elle] est indissociable d’une promesse de liberté [notamment] à destination des femmes ». Dans cette optique, La Fronde est le journal qui porte le plus fidèlement leurs voix et leurs revendications.

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Il est l’écho de leur contestation de la misogynie et de l’essentialisation des genres, de leurs mobilisations pour la Liberté, l’Égalité et la Paix. Dans ses « Choses de l’enseignement », Pauline Kergomard (née Reclus), −directrice d’une école normale puis inspectrice générale des écoles maternelles pendant presque 40 ans−, ancienne élue au Conseil supérieur de l’Instruction publique, y dénonce par exemple l’embrigadement militaire de l’enseignement primaire. Elle y oppose aussi l’enseignement des langues vivantes, comme vecteur de « paix universelle » (p. 277).
Dans cet élan, Mathilde Salomon, directrice de Sévigné, −« modèle » pour les lycées féminins publics depuis 1880−, « dépose en 1899 au Conseil supérieur une proposition pour que l’italien et l’espagnol soient ajoutés au choix des langues vivantes offert aux candidats au baccalauréat » (p. 279). Marguerite Bodin et Madeleine Carlier inaugurent à leur suite la Société de l’éducation pacifique, en 1901, dont l’impact est logiquement transnational. Avec Odette Laguerre, Carlier publie d’ailleurs après Pour la paix (1905), manuel d’histoire à rebours du courant belliciste.
Ce mouvement pour l’éducation pacifique se maintient par la suite mais si Mathilde Salomon instaure, dès 1905, une préparation au baccalauréat dans son établissement pour filles (qu’imitent ensuite l’École normale catholique et l’École normale libre), il faut attendre que passe la guerre pour que le gouvernement harmonise les programmes et que les filles puissent enfin recevoir cette préparation, en 1924, après plus de deux décennies de débats infructueux autour de la question cardinale de leur accès à cet examen.
Hussardes noires : des enseignantes à l’avant-garde des luttes. Mélanie Fabre. Agone (2024). 431 p. 23€.