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Billet de blog 17 juillet 2023

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Ergonomie du sexe en ligne

En binôme de la conception à la représentation, Maud Madlyn et Andrés Montes Zuluaga portent un projet théâtral polymorphe et expérimental à propos du cybersexe. Une œuvre dont l'origine du fil d'Ariane provient de leur expérience face caméra.

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La Colombie occupe une place de premier ordre dans l'industrie du sexe en ligne, beaucoup de potentielles travailleuses du sexe y sont recrutées pour s'exhiber sur internet. Il s'agit d'un marché dont la croissance est exponentielle, que la pandémie de covid-19 a accrue, et les femmes qui exercent leur activité professionnelle dans des studios ou à leur compte sont de plus en plus nombreuses. Elles seraient environ 100 000, rien qu'en Colombie, à travailler pour des dizaines, voire des centaines d'entreprises locales spécialisées dans ce secteur. Un labyrinthe transactionnel plus ou moins régulé que Camgirl Chronicles propose d'explorer après des années d'évolution, du verbatim au théâtre documentaire en passant, entre autres, par le virtuel et le participatif afin de mettre en lumière les violences difficilement soutenables qui peuvent s'y produire et d'informer sur les conditions de travail que peuvent avoir certaines « cam-girls », mais aussi certains « cam-boys ».

Au plateau, cette immersion se veut à la fois numérique et dramatique, mêlant les matériaux digitaux et le narratif au jeu corporel et discursif. Nous naviguons ainsi en toute vulnérabilité de plateformes en « chats », impuissant·es face aux logorrhées sous pseudonyme, intrusives, souvent violentes et machistes, puis nous voilà, sans doute pas malgré nous, investiguant l'affaire au-delà de la simple curiosité, nous enquérant opportunément de divers points de vue qui démontrent « l'avancée désentravée du patriarcat », lequel rationalise en sous-main l'exploitation cybersexuelle dans l'objectif d'augmenter son emprise psychologique, physique et matérielle sur les corps, sur le Web et donc sur la société... L'aspect ultra-subjectif de l'incarnation de cette aliénation soudain nous rattrape, avec bienveillance mais nous donne quand même le tournis, puisque Maud Madlyn devenue elle-même le document nous miroite finalement l'apparition tentaculaire des désirs réprimés qui s'expriment parfois avec déchaînement en ligne, et que ces salarié·es doivent affronter, dans des « chatrooms » qui peuvent réunir jusqu'à 10 000 personnes, qui commentent, insultent, menacent, etc., mais quelques fois payent.

Ce projet théâtral itinérant, du réel au virtuel et vice versa, de l'Amérique du sud à l'Europe, n'aborde donc pas seulement le questionnement philosophique de l'exploitation sexuelle, de l'organisation transactionnelle et ici majoritairement pyramidale des services sexuels offerts/recherchés/demandés, mais envisage aussi et surtout d'alimenter une réflexion collective sur la manière dont nous pouvons accueillir socialement toute parole misogyne refoulée avant qu'elle n'aboutisse ultérieurement à l'exercice manifeste d'une violence de genre. En effet, recueillir la parole des individus travaillant face caméra implique également d'entendre que nombre d'internautes fréquentant ces tiers-lieux à mi-chemin entre la pornographie et la prostitution adoptent, parfois parce qu'ils y sont encouragés par l'ergonomie des plateformes, des comportements qui présagent en réalité de profondes souffrances psychologiques ; certaines pouvant déboucher sur un caractère criminel car ce canal d'expression peut potentiellement amplifier les violences sexistes et l'émergence de pulsions morbides relevant de la psychiatrie. Cet aspect plus profond dans ce deuxième volet l’œuvre de Maud Madlyn et d'Andrés Montes Zuluaga pourrait d'ailleurs consciemment résonner comme en écho à l'assassinat de Rosa Elvira Cely, dont le corps torturé avait été retrouvé, en 2012, en plein cœur de Bogota, dans le Parque Nacional (la médiatisation, la résolution puis le débat autour de cette affaire avait abouti en Colombie à l'adoption de la première loi qui caractérisait le crime de féminicide, en 2015).

Il n'y a par conséquent dans ce spectacle pas qu'une réflexion argumentée sur la fluctuation de la valeur du corps de ces salarié·es filmé·es, des services proposés ainsi que sur leurs conditions de travail, mais également une exploration du caractère obscur de certains désirs masculins (agressions verbales et physiques, pédophilie, viol, inceste, entre autres), que les modèles intériorisent ou non pour exécuter leurs propres simulacres face caméra.

Illustration 1
Maud Madlyn et Andrés Montes Zuluaga au travail © Leonardo Linares (2019)

Camgirl chronicles

Auteur/autrice, interprètes, mise en scène : Maud Adlyn, Andrés Montes Zuluaga ; Voix off : Guillaume Laloux, Philip North, Andrés Montes Zuluaga ; Texte Docteur Corbeau : Julián Lasprilla ; Animation : María Chalela ; Design sonore et musique : Deflesh et Andrés Montes Zuluaga ; Musique originale : Deflesh, Gideon K et Andrés Montes Zuluaga ; Réalisation masques : Evora Lira ; Vidéo : Andrés Montes Zuluaga ; Design graphique : Angélica Gardeazabal Collazos ; Assistantes de production : Sara Barrales Reyes et Camille Cousin ; Ingénieur du son : Sébastien Castan ; Régie générale : Sasha H. ; Production : Madma Productions ; Coproduction : LACRA – Laboratorio de creación en artes ; compagnie : Madma.

Soutenu par la SPEDIDAM.

1h10

07.07.2022 → 26.07.2022 (22h25) Relâches : 13, 20 juillet

Festival off d'Avignon, Théâtre du Train Bleu.

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