Émilie était une jeune fille de 16 ans qui avait des allures de petit mec. Sweat à capuche et pantalon de jogging été comme hiver. Cette petite avait été renvoyée de tous les foyers de la région et était prise en charge par la PJJ pour des faits de violence sur une éducatrice de son dernier foyer.
Quand elle est arrivée dans notre service pour une évaluation psychiatrique (faux prétexte; en fait elle avait épuisé toutes les équipes qui la prenaient en charge) elle revendiquait, provoquait, insultait et se battait avec les autres patients. En lisant son dossier, j'avais remarqué qu'un évènement était "minimisé" dans son histoire tant elle s'était volontairement montrée détestable. En prenant connaissance de ce moment tragique de sa vie, je lui avais laissé le choix de m'en parler si elle le désirait et je n'avais pas évoqué ce drame avec elle avant qu'elle-même ne l'eut fait.
Je savais que cette gamine avait un énorme besoin d'être écoutée alors, sans lui passer ses caprices ou ses accès de violence, j'ai saisi les moments d'accalmie pour amorcer un lien. Par petites doses, je lui parlais de ce que je ressentais en la voyant ruiner son avenir. Je lui parlais d'elle et de ce qu'elle avait de positif (son intelligence, son empathie, sa gentillesse parfois...). Elle était un petit animal sauvage qu'il fallait apprivoiser pour qu'elle reprenne confiance dans la vie et qu'elle règle définitivement son traumatisme.
Lorsque nous accompagnions les patients en randonnée, j'étais toujours volontaire pour rester hors du groupe avec Émilie car je savais qu'elle pouvait profiter de ne plus être dans une structure cadrante pour déraper. Je mettais à profit ces instants privilégiés pour renforcer le lien et l'amener progressivement à accepter l'aide que nous lui proposions. À plusieurs reprises (pendant ces sorties), j'ai dû gérer ses agressions envers les autres patients mais je gardais espoir.
Un soir, après notre petite réunion quotidienne que l'on appelait "l'humeur du soir" et qui servait aux patients à régler les problèmes rencontrés dans la journée ou évoquer leurs sentiments du moment, Émilie est venue me voir pour discuter. Elle m'a parlé de ce que son père lui avait fait et du procès qui devait bientôt avoir lieu. De fil en aiguille elle en est venue à me demander si "mettre un doigt" c'était du viol ou bien une "simple" agression sexuelle. Je lui ai expliqué que l'introduction d'objet ou d'organe dans le corps d'une personne non consentante était un viol et je lui ai proposé de le vérifier sur un site officiel. J'ai senti, ce jour là, que cette jeune fille reprenait peu à peu confiance dans la société qu'elle rejetait depuis toujours.
Après quelques mois, le diagnostic est "tombé"; elle était border-line et devait être transférée dans un autre service puisque nous ne nous occupions que de patients sans pathologie psychiatrique avéré. Peu de temps avant de partir, elle m'annonça que sa mère ne lui avait sciemment pas transmis sa convocation au tribunal ce qui permit à son père de s'en tirer.
Par la suite hospitalisée dans un ancien service où j'avais travaillé, Émilie montrait, malgré tout, une volonté de s'en sortir. Malheureusement, un infirmier malintentionné ne cessait de la fustiger et mettait en péril tout le travail que nous avions réussi à faire avec elle en lui disant qu'elle vivait aux crochets de ceux qui travaillent, que c'était nos impôts qui lui payaient son indemnité (alors qu'elle était en réinsertion par le travail). Un jour, elle est rentrée chez elle et quelques temps après, elle est venue se pendre dans les sous-sols du bâtiment où elle fut hospitalisée. Geste dramatiquement symbolique...
Quand je repense à Émilie, je ne peux pas m'empêcher de penser que l'hôpital a sa responsabilité dans la mort de cette gamine. Cette histoire tragique a été le déclencheur (entre autre) de mon départ de la psychiatrie.
Fin de l'histoire.