Du cinéma à la BD, la danse est abordée ces derniers temps à travers deux œuvres qui ont connu un certain retentissement. Black Swann, tout d'abord, a obtenu l'oscar de la meilleure interprète féminine pour Natalie Portman. Toutes proportions gardées, Polina a reçu un accueil enthousiaste, complètement mérité, de la part des critiques, et le site même de Mediapart n'y a pas échappé avec une interview du jeune auteur.
A propos de Bastien Vivès, Polina, KSTR.Darren Aronofsky, Black Swan.
Avertissement : l'article comprend des éléments qui dévoilent l'histoire des deux oeuvres, ne le lisez pas tout de suite si vous souhaitez conserver le suspense
Les deux œuvres ont en commun de suivre le parcours d'une jeune danseuse prometteuse. Alors que Black Swan est centré sur sa participation, en tant que danseuse vedette, à un ballet, Polina retrace la vie de son héroïne pendant plusieurs années, de son enfance et de l'apprentissage jusqu'à ce qu'elle devienne une danseuse reconnue. Dans le film comme dans la bande dessinée, l'accent est mis sur la dureté du métier de danseuse. Cette dureté est d'abord physique : la danseuse interprétée par Natalie Portman souffre tout au long du film de blessures aux pieds, dans le dos, dont on ne sait parfois si elles sont imaginaires ou réelles. Polina, dès six ans, lors d'une audition pour entrer dans une école de danse classique en Russie, se voit reprocher de ne pas être suffisamment « souple ». Dans un article consacré aux métiers de la danse, le sociologue et danseur Pierre-Emmanuel Sorignet soulignait comment la souffrance du corps peut apparaître comme un « stigmate électif » pour les danseurs (« Danser au-delà de la douleur », Actes de la recherche en sciences sociales, 2006/3, n° 163, p. 47-61) : « Endurer des atteintes à l'intégrité physique participe des réassurances narcissiques nécessaires à l'entretien et au maintien de la vocation de danseur ». La souffrance est également psychologique : concurrence à outrance, jalousies, jugements définitifs portés par les chorégraphes. Le personnage de Natalie Portman se voit reprocher de danser de manière trop « scolaire », n'utilisant que sa technique sans réellement puiser au plus profond d'elle-même jusqu'à en faire ressortir son côté le plus sombre. Polina est critiquée vivement par une professeure car sa danse n'a pas « grand sens », elle dispose d'un « génie » dont elle ne sait pas « quoi faire », fait preuve d'une grande « prétention ». Les deux danseuses sont soumises à des répétitions incessantes du même mouvement, elles subissent des humiliations multiples et parfois publiques. La pression vient aussi de leur famille : des deux héroïnes, on ne connaît que la mère dans les deux histoires. Celle de Black Swan, frustrée d'une carrière de danseuse, est omniprésente. Celle de Polina est tout juste esquissée au début, n'apparaissant que dans l'enfance du personnage, pour trouver quand même le temps de lui donner ce conseil révélateur alors qu'elle n'a que six ans : « Même si tu as mal, surtout, ne le montre pas ».
Mais dans les deux cas, c'est surtout le personnage du chorégraphe est primordial. Darren Aronofsky en fait un peu trop avec un Vincent Cassel à la fois charismatique, craint et séducteur, qui désigne les danseuses décalées d'une simple pression sur l'épaule, qui n'hésite pas à embrasser sa danseuse vedette pour la provoquer. Dans Polina, la jeune fille est fortement influencée par le professeur Bojinski, qui dirige l'école de danse dans laquelle elle est formée. Dans un autre genre, la directrice du théâtre représente une autorité à la fois extrême et malveillante envers elle. Polina est choisie par le professeur Bojinski pour interpréter un solo imaginé par lui-même, proposition inédite de sa part ; Natalie Portman, malgré ses insuffisances, est choisie par Vincent Cassel pour le rôle principal du Lac des Cygnes. A chaque fois, le chorégraphe est doté d'un pouvoir de démiurge, il est celui qui fait la danseuse, qui lui offre une carrière ou au contraire la laisse dans l'ombre. Dans son article, Pierre-Emmanuel Sorignet met directement en lien les souffrances physiques et psychologiques supportées par les danseurs et l'influence du chorégraphe : « Parfois, être prêt à faire subir à son corps des contraintes violentes s'inscrit plus profondément dans la soumission à la dimension « révolutionnaire » de la révélation du travail d'un chorégraphe ». Il souligne son pouvoir et son autorité, surtout sur les jeunes danseurs et danseuses, qui repose sur une adhésion consentie : « Le chorégraphe a souvent besoin de « croyants » qui donnent les signes d'une participation absolue au projet artistique et peut rejeter les comportements visant à désacraliser la relation qui unit le « créateur » à son interprète ». Le regard du groupe des pairs participe à de tels comportements, puisque la danseuse adoubée par le chorégraphe en retire des gratifications symboliques qui la conduisent à ne pas tenir compte des difficultés endurées. Dans Black Swan, le personnage principal dispose de sa loge personnelle et suscite l'animosité de nombreuses autres danseuses. Polina a la fierté d'être l'élue de Bojinski et elle est conduite à travailler deux fois plus quand elle est admise dans la troupe du théâtre. Si ses parents apparaissent au début, elle est ensuite entourée exclusivement de danseurs et de danseuses parmi lesquels elle trouve ses ami-e-s et son petit ami. Ce sont les discussions au sein de ce groupe de pairs qui la conduisent à quitter le théâtre et à stopper tout travail avec Bojinski pour rejoindre une troupe de danse contemporaine.
Il faut en effet aborder la différence fondamentale entre les deux œuvres, malgré un thème qui pourrait sembler similaire. Black Swan est l'histoire d'un éloignement progressif du réel à travers les tendances schizophrènes du personnage joué par Natalie Portman, qui s'imprègne, à la demande du chorégraphe, du côté « cygne noir » alors qu'elle était trop naïve au départ. On peut reprocher au cinéaste d'être un peu excessif visuellement, même si l'aspect thriller psychologique fonctionne bien : mais les nombreuses scènes volontairement effrayantes ou sanguinolentes alourdissent le propos et tournent presque parfois au ridicule. L'héroïne révèle son talent en s'enfonçant irrémédiablement dans la folie, jusqu'à un final qui lui est fatal. Bastien Vivès choisit un autre parti pris : son histoire est celle d'une progressive émancipation. Polina quitte l'académie et le théâtre qui l'ont formée ; elle trahit son mentor, Bojinski, et la professeure du théâtre qui l'avait tant humiliée. Ce faisant, elle passe de la danse classique à la danse contemporaine en rejoignant, avec son petit ami, une troupe à la mode. Mais elle poursuit son chemin en abandonnant son petit ami et en rejoignant, à Berlin, une troupe hybride qui pratique à la fois danse et théâtre, dans laquelle elle s'épanouit et devient célèbre. Ce faisant, elle revient en Russie comme la fille prodigue, et renoue avec son ancien maître qui lui pardonne. Présentée ainsi, l'histoire pourrait ressembler à un mauvais mélo. C'est loin d'être le cas. Le récit, contrairement à Black Swan, fonctionne à l'économie de moyens, tout comme le dessin, en noir et blanc, et les sentiments exprimés n'en sont que plus justes. Bastien Vivès sait saisir le mouvement de la danse et son histoire navigue entre les filets d'un milieu très dur, dont il ne nie pas les caractéristiques, et les courants d'une libération progressive à travers la construction de soi d'une jeune fille. Là où Black Swan, véritable descente aux enfers, se tourne vers les passions tristes de l'enfermement et de l'autodestruction, Polina, tout en nuances, est le récit de l'envol du cygne, à la fois blanc et noir. Polina échappe à ses carcans initiaux, ceux d'un enseignement rigide, ceux d'un groupe de pair qui l'enferme, ceux des usages d'une discipline où sortir de la norme est déconseillé. Elle s'envole mais elle revient sans rancœur et en sachant ce qu'elle doit à son passé. Elle a su se libérer, trouver au sein d'un autre collectif les pistes de son épanouissement personnel. En ce sens, Polina est une sorte d'anti-Black Swan.