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Billet de blog 13 mars 2022

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68-95 Alain Krivine, passeur révolutionnaire

Alain Krivine vient de mourir, et pour nous, celles et ceux qui se sont engagés dans les années 1990, il représentait quelque chose.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 En novembre-décembre 1995, j’étais lycéen, les fumigènes colorés des cheminots avaient éclairé de nouveaux espoirs. Ça n’était plus 36 ou 68, on ne remportait plus des acquis, on limitait les dégâts, on retardait les échéances mauvaises.

On nous disait que c’était la fin de l’histoire, le mur de Berlin était tombé, l’URSS, c’était fini. Pourtant on voyait bien le chômage qui montait, la pauvreté qui persistait, la montée du Front national. Les années Mitterrand, notre génération, comme disaient les affiches avec un bébé, avaient aussi été celles du fric, de la reddition devant le monde des affaires, auquel de nombreux dirigeants socialistes s’étaient ralliés avec gourmandise. Le parti communiste n’était plus très attractif à l’heure de la fin du « socialisme réel ». On avait des réserves de révolte, on ne savait pas très bien où les diriger. Arlette Laguiller avait bien fait 5%, mais les militants de ses fameuses caravanes, l’été suivant, semblaient trop rigides.

J’avais vu sur les murs des affiches avec ce nom, Alain Krivine, pour un meeting à la fac. Il y avait une force dans ses sonorités de dirigeant bolchevik, dans son histoire liée à Mai 68. A chaque manif, on se le rejouait, ce joli mois de mai, parce qu’on a tendance à copier ce qui a précédé. Beaucoup d’anciens soixante-huitards, parmi les dirigeants, passaient sur les plateaux télé pour raconter leur version de l’histoire, il fallait bien que jeunesse se passe. Alain Krivine, lui, se battait toujours. Il était aux côtés des sans-papiers de Saint-Bernard, quand la police avait forcé la porte de l’église. La LCR, son organisation, on disait la Ligue, investissait de nouveaux combats en plus de ceux traditionnels du mouvement ouvrier : antifascisme, antiracisme, renouveau féministe, droits des gays et lesbiennes (on ne disait pas encore LGBTQI +), altermondialisme, droit des chômeurs, droit au logement, écologie. Il y avait deux jambes au militantisme, le parti et les mouvements sociaux. C’était aussi une manière de ne pas se couper du monde, de ne pas rester dans un entre-soi de convaincus.  

Alain Krivine était de ceux qui avaient voulu « venger leurs pères », selon les mots de la chercheuse et documentariste Florence Johsua : leurs familles d’origine juive avaient connu l’antisémitisme et la Shoah, ils se voyaient en mélange de révolutionnaires russes et de nouveaux résistants. Ils avaient défendu l’indépendance de l’Algérie, combattu l’impérialisme pendant la guerre du Vietnam, été de toutes les luttes de la décennie 1970, ces « années 68 » d’insubordinations diverses. Cette histoire, Alain Krivine faisait partie de celles et ceux qui la transmettaient, à nous, jeunes militantes et militants de 95. Avec assez d’ouverture d’esprit pour prêter attention aux nouveaux combats, aux nouvelles façons.

Il était très bon orateur, très bon pédagogue, on aimait l’entendre dans les réunions publiques. Il avait de l’humour. Il était débonnaire et assumait des positions radicales. Il était exaspérant, parfois, parce qu’il était aussi un homme de son temps, les vieux réflexes sont durs à dépasser. D’un activisme qui laissait beaucoup de choses de côté. Mais il était simple dans ses rapports aux autres, modeste, dévoué, collectif. Il ne rechignait devant les tâches les plus subalternes, il multipliait les déplacements, sans jamais être exigeant sur ce qu’on lui donnait à manger, sur les endroits où il dormait. Il avait su passer la main sans hésiter à Olivier Besancenot pour représenter l’organisation, quand tant d’autres, même dans de petits groupes, s’accrochent à une position.

Il est resté fidèle à ses convictions. Il a mené, toute sa vie, un combat pour la justice sociale. Il a cherché, à tâtons, comment on peut être révolutionnaire dans une période sans révolution. Il a su transmettre un flambeau, celui de l’émancipation, la volonté de lier questions démocratiques et questions sociales, dans la lignée de l’opposition de gauche au stalinisme - quand bien même nous avons suivi ensuite, celles et ceux de 95, des voies différentes au gré des accords et des désaccords politiques.

Il meurt alors que de nouvelles menaces s’imposent dans le monde, le regain de l’impérialisme et du militarisme avec la guerre en Ukraine, l’autoritarisme et les antiféminismes, le djihadisme, les inquiétudes sur le climat, la destruction de plus en plus systématique des conquêtes sociales. Ce n’est qu’un début, continuons le combat. C’est un des slogans qu’il a souvent scandés, et même si la situation semble parfois désespérante, c’est un programme plus que jamais nécessaire.

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