Depuis George Romero, on sait que les films de zombies sont le prétexte à une réflexion directement politique sur ce qui fait lien dans les communautés humaines. Mélanges de films d’horreur et de films catastrophe, de tels films posent la question du devenir de l’humanité face à un bouleversement tel que les règles de fonctionnement de la société changent du jour au lendemain, que les individus se retrouvent livrés à eux-mêmes et confrontés à la douloureuse question de la survie. Malheureusement, des événements récents aussi graves que l’ouragan Katrina en Louisiane, le tremblement de terre en Haïti ou le séisme, le tsunami et la catastrophe nucléaire au Japon montrent que de telles problématiques ne sont pas de purs produits de l’imagination. Il y a sans doute, au delà des questions sociales et des contingences, un questionnement métaphysique sur l'existence qui interroge aussi le rapport au sacré, aux arrières mondes, aux croyances. A travers les zombis, Romero a toujours posé des questions subversives : celles des marges de la société, des inégalités, des rapports entre groupes et individus. Ainsi, La Nuit des morts-vivants (1968) dénonçait le racisme et le conformisme de la société américaine, Zombie (1978) s’attaquait à la société de consommation avec ses héros enfermés dans un supermarché.
Tout comme il est difficile de faire un film de mafia après Le Parrain ou Les Affranchis, Romero a fixé les codes du genre et réalisé des œuvres difficiles à dépasser, y compris par lui-même puisque ses derniers films de zombis ont été en général considérés comme beaucoup moins intéressants et subversifs que les premiers (notamment Chronique des morts-vivants [Diary of the Dead], 2008). Les cinéastes qui sont parvenus à apporter quelque chose au genre ont eu au recours au détournement, avec la très réussie parodie du britannique Edgar Wright, Shaun of the Dead (2004). Difficile, au cinéma, de faire mieux que Romero dans son genre. L’univers des séries, en revanche, parce qu’il ne s’inscrit pas dans la même temporalité, parce qu’il permet de construire sur la durée des personnages, offre des possibilités pour renouveler un genre. C’est ce qu’a parfaitement réussi David Chase avec Les Soprano (1999-2007), parvenant à renouveler la manière de filmer et raconter la mafia.
En ce qui concerne les zombis, la forme série permet de ne pas saisir uniquement le moment de la catastrophe, ou une tranche de vie post-apocalypse, mais de suivre des personnages, plongés dans une telle situation extrême, sur la durée. Elle crée un espace-temps singulier qui en est la spécificité et pose la question de la représentation des corps. Tel est l’intérêt primordial de la série en bande dessinée imaginée par Robert Kirkman et prolongée à la télévision par Frank Darabont. AMC, chaîne câblée gratuite américaine, qui a produit la série, est parvenue à faire ses preuves en la matière avec Mad Men, rejoignant ainsi HBO (Les Sopranos, The Wire…) au panthéon des séries. Le personnage principal est Rick, policier dans une petite ville américaine, blessé par balles par des voyous, qui se réveille du coma dans un hôpital laissé à l’abandon et dans un monde envahi par les morts-vivants. Ces derniers, que les survivants appellent « marcheurs », ne sont plus mus, selon la loi du genre, que par le désir de dévorer de la chair humaine, transformant irrémédiablement les malheureux touchés par leurs blessures en zombis eux-mêmes. Rick parvient à retrouver son épouse et son fils et devient le chef d’une bande de survivants qui tentent de trouver un refuge dans un monde désormais hostile.
Durant treize tomes, et on en attend d’autres, Robert Kirkman se plaît à imaginer en bande dessinée toutes les conséquences possibles de la catastrophe : villes envahies par les monstres, difficultés à trouver des subsistances et des endroits sûrs, disparition de l’Etat et des institutions. Mais surtout, comme dans toute bonne œuvre sur les zombis, les survivants se rendent compte que leurs pires adversaires ne sont pas les zombis mais les humains eux-mêmes : tensions internes au groupe, jalousies, pillards, formation de communautés nouvelles de type dictatorial, conflits violents pour des ressources forcément limitées. Pas pour autant de pessimisme exacerbé, pas de prétendue nature humaine foncièrement mauvaise, puisque la solidarité et l’abnégation sont aussi des ressorts mis en avant. Mais Robert Kirkman se plaît à soumettre ses personnages à toutes les avanies : mort, omniprésente, disparition des proches, violence, folie, torture, amputations. Si certains discours des personnages peuvent paraître quelque peu moralistes ou clichés, la série tient la route et le lecteur en haleine, d’autant que l’auteur ne fait pas de sentiment et n’hésite pas à laisser disparaître quelques-uns des personnages principaux, victimes de ces temps troublés.
On ne peut que se féliciter de l’adaptation de ce comic en série télévisée. En effet, Frank Darabont ne se contente pas de plaquer le récit de Robert Kirkman mais lui donne une nouvelle dimension et une véritable esthétique. La nouvelle dimension, ce sont de nouveaux personnages, des libertés avec le récit, une émotion plus forte dans les images que sur le papier. La mise en image permet aussi de mettre en place une esthétique de fin du monde et de souligner des aspects de la BD qui n’étaient pas forcément évidents : le personnage de Rick, qui rejoint sa famille à cheval, coiffé de son chapeau de shérif, devient un cow-boy justicier, dérisoire dans sa volonté de remettre de l’ordre dans un monde qui part en capilotade. Il ignore par exemple que son meilleur ami, flic lui aussi, a profité de sa disparition pour séduire sa propre femme, et que son retour d’entre les morts crée une situation pour le moins délicate. Le film de zombis se transforme en western, et aborde des questions qui n’étaient pas au premier plan dans la BD, comme celle des rapports hommes-femmes. Il le fait dans les limites qui sont celles d’AMC, puisque la chaîne, équivalent des chaînes de la TNT française, doit respecter certaines limites liées à un certain puritanisme : pas de gros mots, pas de scènes de nus, ce qui peut sembler dérisoire en comparaison des zombis dégoulinants de sang qui apparaissent dans chaque épisode. Dès les premières images, le tribut à Romero est cependant assumé dans une scène où Rick abat d’une balle entre les deux yeux une petite fille zombie (dans La Nuit des morts-vivants un personnage de petite fille dévorant ses parents avait fait scandale, considéré comme une remise en cause du modèle de la famille idéale américaine). Il y a de vraies trouvailles, de situations, de personnages, dans la BD comme dans la série télévisée. Il y a largement de quoi faire plusieurs saisons si la série suit la BD, mais il faut espérer que les scénaristes ne se contentent pas de l’illustrer en images, et prennent toujours autant de libertés avec le récit originel. Reste à savoir également si la série saura se hausser au niveau de la mélancolie des meilleurs films de Romero.
En 1966, Peter Watkins imaginait, sous la forme d’un faux reportage, les conséquences d’une guerre nucléaire en Angleterre avec La Bombe. Comme ce film, et comme ceux de Romero, cette série, sous sa forme BD et sous sa forme film, est un œuvre de l’ère nucléaire, d’Hiroshima, Nagasaki, Tchernobyl et maintenant Fukushima, celle des catastrophes possibles, de la possibilité pour l’humanité de retourner, grâce à la puissance de ses technologies, à la barbarie. Quand on voit des survivants livrés à eux-mêmes, des grandes puissances économiques incapables de porter secours à leurs propres citoyens, des régions entières qui passent de la modernité à la désolation, on frissonne et on pense que de tels récits ne font que refléter le côté obscur de nos sociétés.