Ma tête est une cocotte minute, comme en juin 1967, où il a fallu tout examiner en une semaine, lire Abraham Léon, Israël Shahak, et d’autres pour passer du folklore du kibboutz [l1] à l’exigeante analyse des faits historiques.
En 68 c’était différent parce que j’y étais et que je n’avais pas le recul nécessaire….
Je ne connais de l’Egypte que quelques films de Yousef Chahine, Marwan Hamed , Yousry Nasrallah ; j’ai lu récemment Taxi de Khaled Alkhamissi et beaucoup de textes d’historiens et d’analystes sur internet à propos des Frères musulmans. C’était peu mais suffisant pour susciter en moi une grande envie du Caire, d’y aller, de m’y promener et de sentir le foisonnement du cœur palpitant d’un pays comprimé par l’immobilisme d’une société bureaucratique, obscurantiste et dominée par un pouvoir autocratique.Je ne suis pas allée au Caire, pas encore, entravée par mon indécrottable ignorance des langues étrangères, ne parlant ni arabe ni même anglais.
Une vague balaie l’ensemble du monde arabe, un débordement dans les rues de populations rendues à l’espérance d’un futur meilleur. Les gens défilent au nom de la liberté et de la démocratie, notions que tant de commentateurs français prétendaient et prétendent encore incompatibles avec la culture arabe et surtout avec sa composante principale, la religion musulmane, sa confusion entre le spirituel et le politique et sa tendance à la domination.
Des évidences et des questions me viennent à l’esprit.
Le vocable « monde arabe » ne signifiait plus rien depuis la fin de l’époque du nationalisme arabe, celle de Nasser, de Bandung et de la bataille du pétrole. C’était aussi le souvenir d’un passé éblouissant, rêve consolateur et frustrant des peuples arabes condamnés à l’immobilisme et à la dépendance à l’égard des USA qu’évoque Samir Kassir dans « considérations sur le malheur arabe ».
Et voilà qu’il s’incarne différemment, sans proclamation mais avec évidence, dans les manifestations et les slogans. Les masses du Caire, de Tunis, d’Alger, de Sanaa, s’interpellent, se répondent et se soutiennent les unes les autres, avec la claire conscience d’être dans une même situation et d’affronter le même ennemi, un régime autocratique, un petit cercle autour du pouvoir qui accapare les richesses du pays, l’absence totale de liberté d’expression, d’organisation, la répression.
Nous ne sommes qu’au tout début d’un mouvement profond qui va modifier les données de bien des problèmes et remettre en question des positions acquises et figées depuis des décennies.
Israël hurle à la catastrophe, prétendant craindre la mainmise des Frères Musulmans sur l’Egypte débarrassée de Moubarak. La démocratie ne serait pas pour les égyptiens, car les arabes seraient par nature enclins à choisir l’extrémisme religieux. En réalité ils ont à craindre davantage la construction d’états démocratiques, en Egypte, mais peut-être, dans un avenir pas si éloigné, en Jordanie, voire en Syrie ou au Liban. Les peuples arabes sont solidaires avec leurs frères palestiniens et souffrent de leur martyr. Si la voix des peuples commence à compter, il sera plus difficile pour Israël de se parer de sa qualité d’unique démocratie dans la région.
On peut commencer à rêver de fractures à venir au sein de l’état d’Israël. Les juifs « arabes », les marocains, les irakiens, les yéménites, qui ont dû renier leur histoire et leur culture pour se faire, difficilement, accepter vont peut-être retrouver la fierté de leurs origines et réaliser enfin qu’ils ont plus en commun avec leurs voisins qu’ils ne le croient.
Et l’Islam ?
Les Frères Musulmans défendent un Islam radical, même s’ils se disent prêts aujourd’hui à respecter le jeu démocratique, et même si ce n’est pas par simple opportunisme. Dans l’ensemble des pays arabes les populations sont retournées depuis des années à la pratique de la religion et au respect de ses commandements et les partis musulmans essaient d’obtenir des lois conformes à leurs idées.
Mais rien ne dit qu’ils gagneront.
D’abord, ceux qui ont participé aux mouvements veulent la démocratie et on peut espérer qu’ils apprendront à la défendre ; Certes les jeunes « mondialisés » par internet et face book sont minoritaires dans la population mais la bataille entre l’obscurantisme religieux (pardon, on ne se refait pas) et leur idéal démocratique connaîtra peut-être des développements surprenants. Le désespoir et l’humiliation avaient ramené les masses arabes à un islam rageur, revanchard et agressif. La fierté retrouvée d’avoir pris leur vie en main, et d’être un exemple pour le monde entier contribuera, on peut l’espérer, à l’évolution de l’islam vers une pratique apaisée, respectueuse de la séparation entre l’état et la religion.
Et quelle démocratie ?
C’est bien la question la plus difficile. Des élections honnêtes, la réforme des institutions, c’est l’objectif immédiat mais après ?
Comment vont-t-ils pouvoir s’attaquer aux forces économiques, celles des anciens amis de Moubarak et celle de l’armée que l’on dit tentaculaire ? Je crains que les jeunes démocrates égyptiens, tout neufs et sans expérience, aient du mal à digérer les échecs qui jalonneront inévitablement leur parcours. La révolution n’est ni un jeu de plaisir ni un dîner de galas. Ils devront se former, s’informer, s’approprier toutes les expériences passées et mûrir le plus rapidement possible pour réussir à tenir le rôle qui s’offre à eux. Heureusement, il est constant qu’en cours de processus de lutte et tout particulièrement de lutte révolutionnaire la conscience et la compréhension des processus à l’œuvre font des bonds prodigieux chez ceux qui y participent. Alors, faisons leur confiance.
Qui eût dit, il y a trois mois, que l’espoir nous viendrait des pays arabes ? Et ce n’est sûrement pas fini. L’histoire se fait sous nos yeux. A nous de l’observer, avec respect et exigence, et d’en tirer toutes les leçons.