Front "contrefront"
Nous sommes nombreux à trouver notre sommeil difficile. Pour les uns, sans doute, par l’anxiété que suscite la possible arrivée au pouvoir de l’extrême droite, par une majorité absolue à l’Assemblée nationale (et même une majorité relative est anxiogène), pour les autres justement, l’exaltation que donne cette idée d’y être parvenu. Mon sommeil est impossible selon la première hypothèse. Et tout semble, dès lors, inconciliable avec une « vie ordinaire ». La question qui me taraude est la suivante : comment nouer des liens, tracer une ligne d’échanges, avec ceux qui ne dorment pas selon la seconde hypothèse ? Klaus Mann, dont la lucidité est terrible comme la beauté de Rilke, puissante et glaçante à cette heure, écrivait en décembre 1933 : « Voilà pourquoi il ne vaut pas la peine de discuter avec eux, pas même les meilleurs d’entre eux. Ils sont aussi peu solidaires de leurs doctrines démentielles que de leurs méfaits ». Soit je me persuade qu’il a raison - et l’histoire l’a prouvé -, soit je me dis qu’il doit bien être possible d’entrer en relation avec « eux », dans une folle et dérisoire utopie. Mais comment faire ? Que faut-il donc faire ? Comment trouver cette faille, s’il y en a une ? Cette brèche d’où s’adresser ? Dans l’éclatement absolu de notre société, ma voix ne peut se résoudre à être contre ta voix. Elle cherche, au contraire, à se faire contrevoix comme contrechant et à parler avec eux. Front contre front, contrefront. Un modèle désirable de vie ensemble. Est-il trop tard pour ce faire ? Trop tard pour être entendue ? Ce que je cherche à cette heure si grave où rien n’est semblable à hier, c’est à entrer en relation avec ce qui contre, ce qui me fait « mal à l’âme" comme l’a écrit Essenine dans son dernier poème Au revoir ami, avec son propre sang. Pourtant, Je et tu, comme l’écrivait Martin Buber. Tout le travail mené, tous ces partages de lectures, ces horizons communs, ces humanités ne peuvent s’effondrer en un revers tragique venu d’un irresponsable coup de dés. Je cherche. Je ne peux vouloir seulement parler à celles/ceux qui sont convaincus que le mal est là, que les loups entrent partout. Je dois porter ma contrevoix au-delà mais comment ? Je me souviens, c’était il y a 10 ans, à Londres, étaient réunies autant de structures littéraires que l’Europe en compte. Nos amis hongrois, et polonais à l’époque nous mettaient en garde en nous expliquant ce qu’il se passait, chez eux, pour eux. Restriction des actions conduites en littérature, des livres promus au travers d’actions publiques, et ainsi, de restriction en restriction, d’injonction en injonction, des libertés grignotées comme si de rien n’était. Nous entendions. Nous pensions que le péril était proche. Nous étions « solidaires ». Nous avons pris soin, au retour, de multiplier des actions politiques, car toute littérature est politique pour peu qu’elle soit digne de ce nom. Nous agissions. Aujourd’hui, 10 ans après, je ne peux faire comme si tout était normal. Faire des courses, boire un café, prendre un train, un métro, je ne peux plus le faire sans oublier ce qui croît mais dans la conscience de ce péril. Je voudrais crier, prendre n’importe qui à témoin de ce trouble. Et parler, convaincre de ne pas tergiverser. Il y a 7 ans, un jeune érythréen est entré dans nos vies, il a forcé avec courage et grâce toutes les portes de l’indifférence. Il est un fils. C’est une femme de 90 ans aujourd’hui qui lui a ouvert sa maison, et qui l’a reconnu comme l’autre qu’il est. Je parle avec lui qui vient de loin. Il est venu pour la liberté. Il est venu pour les droits de l’humain. Je tremble pour lui et pour celles et ceux qui demain, auraient à souffrir racisme et mépris. Lui, et tous les autres dont la différence jamais ne saurait subir les affres d’une radicalité qui a déjà fait ses preuves. Marc Crépon, dans son dernier essai, Sept leçons sur la violence*, souligne la nécessité des liens, de la relation. Giordano Bruno aussi, en d’autres temps. Je ne peux me résigner. J’ose l’espoir et je fais comme si « l’échec n’était même pas envisageable », comme le disait Claude Alphandéry. Il est temps de recréer ces liens détruits à coups de misérables conceptions de notre société. D’ailleurs, il ne suffit pas de citer, il faut littéralement faire. Assez parlé. Faire front contre ce front qui ne rassemble pas, mais sépare, comme on dit que le fait le diable. Puis, à force d’obstination et de folle raison, retrouver le chemin qui permet de s’entendre. Il est impossible qu’il soit trop tard.
Sylvie Gouttebaron
*Éditions Odile Jacob