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Sylvie Laurent.

Historienne et américaniste, enseignante à Sciences Po

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Tribune 13 juin 2023

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Cop City : bienvenue dans le Policiérocène

La répression policière des militants de Sainte-Soline s'illustre aussi de l’autre-coté de l’Atlantique. Pour la première fois aux Etats-Unis, la coercition policière a mené à la mort d’un militant écologiste sous les coups de la police. Il était défenseur de la forêt d’Atlanta, où s'organise la destruction de 280 hectares pour le projet « Cop City » (un centre d’entraînement pour la police). Nous sommes peut-être entrés dans un nouvel âge où la criminalisation des environnementalistes et la violence d’Etat sont une modalité du déni climatique.  

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Historienne et américaniste, enseignante à Sciences Po

La répression policière des militants de Sainte-Soline en mars 2023 et la lumière portée depuis sur le combat des Soulèvements de la terre ont permis l’émergence de deux vérités. La première est que la violence d’état contre les militants du climat n’est plus endémique à l’Amérique latine où à quelque contrée lointaine notoirement liberticide. Elle est désormais une modalité de l’action politique habilement conciliée avec l’état de droit. L’autre enseignement de « l’évènement Sainte-Soline » est que les « réseaux de résistance » qui, au-delà des Soulèvements de la terre, se mobilisent lors d’actions environnementales ciblées, appellent à une autre manière d’habiter la terre, qui suppose impérativement de « désarmer les infrastructures toxiques ». 

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Ces deux vérités sont illustrées de manière remarquable de l’autre-coté de l’Atlantique où une coercition policière sans précédent contre les défenseurs de l’environnement mena, pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, à la mort d’un militant écologiste sous les coups de la police. En janvier dernier, le défenseur de la forêt d’Atlanta, Manuel Esteban Paez Terán, connu sous le nom de Tortuguita – « petite tortue » en espagnol, reçu plus de cinquante balles dans le corps alors qu’il occupait les lieux avec ses camarades de lutte. La brigade d’intervention spéciale de la police avait mandat de démanteler la ZAD, frêle protection d’une terre promise à un cauchemar moderne : la destruction de 280 hectares de la principale forêt locale afin d’y mettre en chantier le plus grand centre d’entrainement des policiers du pays, sur un site jadis dépossédé aux indigènes, qui accueillit une prison de travail forcé et qui jouxte aujourd’hui l’une des communautés noires les plus pauvres et les plus asthmatiques du pays. Ce projet suppose également la contamination plus dramatique encore de la rivière adjacente, notoirement l’une des plus polluées du pays (dont même l’Agence de l’environnement relève qu’elle intoxique les Noirs du cru).

Cette dystopie, surnommée « Cop City », vient de voir son budget voté par le conseil municipal d’Atlanta (un tiers à la charge des contribuables, le reste à des organisations privées) alors que les résidents, consultés en 2021, ont rejeté le projet pour près de 70% d’entre eux. Un sondage plus récent réévalua ce chiffre à 90%. Plus encore, les spécialistes du climat se sont d’emblée indignés : en 2020, un rapport du département de l’urbanisme d’Atlanta avait affirmé la nécessité de protéger cette forêt, son « poumon vert » afin d’éviter la perte d’habitats essentiels, de biodiversité et de services écosystémiques. Alors que la forêt brule à l’Ouest et au nord du pays, ils rappellent aussi que cette zoné préservée élimine environ 10 millions de tonnes de polluants atmosphériques chaque année et que sa canopée est essentielle pour réduire l’effet d’îlot de chaleur urbain qui augmente les températures à Atlanta jusqu’à 10 degrés. La première moitié de 2023 fut l’un des débuts d’année les plus chauds qu’Atlanta aient connu depuis 1930 et les plus pauvres suffoquent. Brandissant des contre-rapports, promettant d’attirer fonds internationaux privés et « stagiaires » de tout le pays désireux de se former à la pacification du « désordre public », les promoteurs l’ont néanmoins emporté. 

Dans cette ville où naquit Martin Luther King, on a une longue tradition de désobéissance civile. Pasteurs, représentants indigènes, juifs religieux et militants noirs des droits civiques se sont ainsi mobilisés aux coté des associations écologistes, formant un vaste réseau de résistance. Comme du temps des droits civiques, des militants affluent de tout le pays vers la Géorgie, saisissant ce qui s’y joue. Car il ne s’agit pas ici de détruire l’environnement pour, classiquement, construire un golf ou une usine. Cette confiscation de la terre et son usage relèvent d’un projet de société : vaste complexe comprenant ville factice permettant simulation d’anti-insurrection et de guérilla urbaine, site de tirs d’armes de guerre, parcours de traque, héliport, hangar de stockage de matériel et infrastructures d’accueil des personnels, « Cop City » symbolise le devenir Mad Max des Etats-Unis.

Logique écocidaire et escalade policière forment ainsi un système cohérent de distribution inégale de la sécurité et de l’insécurité : Noirs, indigènes et pauvres sont surexposés à la mort précoce par la pollution, la contamination des eaux et la privation d’accès aux ressources naturelles comme ils le sont aussi face à la brutalité policière. Privés de voix électorale (ils vivent à l’extérieur de la circonscription métropolitaine), les communautés les plus touchées par le double joug du racisme environnemental et du système pénal américain, ont depuis longtemps compris que le financement exponentiel de la police était inversement proportionnel à la protection des plus vulnérables face au péril climatique et environnemental. 

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Ainsi, alors même que le timide projet de réforme de la police contenu dans le George Floyd Act demeure lettre morte, « Cop city » est la réponse de l’Etat face aux vingt millions de manifestants qui en 2020, sous la bannière de Black Lives Matter, avaient réclamé moins de police et plus de solidarité nationale. C’est aussi une stratégie d’adaptation aux protestations appelées à se multiplier contre les nombreuses institutions toxiques auxquelles l’Etat prête la main et il n’est qu’à citer la construction d’un nouveau pipeline en Virginie, passée en douce il y a quelques semaines lors du vote sur le plafond de la dette. Le renforcement de l’appareil punitif d’état est ainsi policier mais également judiciaire, et l’on assiste ainsi non seulement à la criminalisation des militants écologistes et tous ceux qui se plaignent de plus « pouvoir respirer » mais à leur mise aux arrêts pour « terrorisme domestique ». Plusieurs dizaines de personnes ayant pacifiquement protesté à Atlanta ont ainsi été inculpées et incarcérées (dont un Français) pour leurs activités séditieuses, attentatoires à la sureté nationale. Il y a quelques jours, un raid de la police dans les locaux du fond de soutien aux militants détenus a mené à l’arrestation de trois personnes, qui pourraient risquer des peines de plusieurs années de prison pour « blanchiment d’argent » et fraude. Intimidation, surveillance arbitraire, état d’exception, contrôle des corps et de la parole frappent quiconque est soupçonné de s’opposer à la mégacaserne, y compris des festivaliers du voisinage coupables d’être habillés de noir.

La plus ancienne association des droits et libertés du pays la Legal Defense Fund et son armée de juristes sonnent aujourd’hui l’alarme contre « l’utilisation abusive et discrétionnaire des forces de l’ordre pour surveiller, intimider et criminaliser ceux qui cherchent à changer le statu quo » et contre » « limputation fallacieuse de ‘terrorisme’ contre les militants écologistes ». Chacun sait aujourd’hui que le mythe de « l’écoterrorisme », après celui des « antifa » et de « l’extrémisme antiraciste » n’est pas endémique aux Etats-Unis. Nous sommes peut-être entrés dans un nouvel âge politico-écologique où la criminalisation des environnementalistes et la violence d’Etat sont une modalité du déni climatique.  

Des témoignages, en images et depuis Atlanta, sont à découvrir dans le documentaire Atlanta Forest Garden de Marion Lary et Sasha Tycko, en accès libre sur Vimeo.