J’adresse la requête suivante à nos chansonniers : vous serait-il possible de mettre en musique un peu moins vos propres textes et un peu plus ceux de nos poètes ? Car, malheureusement, peu d'entre vous manient aussi bien la plume que l'archet. J'en imagine certains en train de s'esquinter pour trouver, avec le dictionnaire approprié, la bonne rime, le bon mot, et pour donner quoi en bout de ligne ?
Je le dis ici : les textes de neuf chansons sur dix me rentrent par une oreille et me sortent par l'autre. Aucune beauté, aucune consistance, aucune profondeur ne s'en dégagent ; souvent même, ils m'apparaissent insignifiants (bien entendu, le joual n'est pas en cause). Cela est d'autant plus dommage que les musiques qui les supportent sont parfois belles. On se dit alors : « Flûte ! Voilà une autre chanson que je vais écouter d'une seule oreille. » Autant écouter alors des chansons anglo-saxonnes.
Les Félix Leclerc et les Boris Vian sont rarissimes en ce monde francophone, car il est difficile d'exceller à la fois dans les domaines littéraire et musical. Comme Robert Charlebois l’a fait avec Ducharme, Claude Gauthier avec Verlaine et d’autres avec Miron, je rêve de voir de fameux mélodistes actuels faire de même avec les textes de nos jeunes poètes les plus aguerris, qui ont produit des textes cent fois ciselés, souvent joyaux de pureté, reflets de notre époque, avec pour seul matériau des mots. Et ces derniers ne demanderaient pas mieux, j'en suis convaincu, que d'être chantés, car les poètes ont intérêt à faire connaître la poésie, aujourd'hui mal-aimée.
D'aucuns diront que la poésie se suffit à elle-même, générant sa propre musique. Peut-être. En ce qui me concerne, les textes d’Apollinaire, Baudelaire et Rimbaud n'ont jamais été aussi beaux que chantés par Léo Ferré, et de même ceux d'Aragon par George Brassens et Jean Ferrat.
Les grands compositeurs ne s'y sont pas trompés non plus. Tchaïkovski a mis Pouchkine en musique, Duparc a fait de même avec Gautier, Ives avec Kipling, Theodorakis avec Gatsos, Liszt avec Hugo, pour n'en nommer que quelques-uns, et, comme on le sait, les plus grands ont abondamment puisé dans un long et célèbre poème : la Bible. Ils ont compris qu'un faible texte dépare une belle musique, alors qu'un puissant la rehausse et concourt à engager l'ensemble sur la voie de la pérennité.
Qui sait, la belle poésie pourrait en retour inspirer nos musiciens. Sergueï Rachmaninov, qui a notamment mis en musique Byron et Lermontov, a écrit : « Dans le processus de création, l’impression laissée par un livre ou un poème que je viens de lire, ou une belle peinture, m’est d’une grande aide. »[1] Richard Strauss, qui a entre autres mis en musique Goethe, a quant à lui raconté un jour : « Je prends un livre de poésie, je le feuillette distraitement ; un poème me saute aux yeux, et souvent, bien avant de l'avoir lu en entier comme il faut, je trouve une idée musicale ; je m'assieds, et en dix minutes, le lied est achevé. »[2]
Sylvio Le Blanc
[1] André Lischke, Sergueï Rachmaninov : Portrait d’un pianiste, Buchet/Chastel, Libella, Paris, 2020, p. 43.
[2] Citation tirée du livret d’un CD Deutsche Grammophon. Franz Liszt, Richard Strauss, Lieder, Brigitte Fassbaender, Irwin Gage, Stéréo 419 238-2 GH, 1987, p. 10. Traduction : Carole Boudreault.