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Billet de blog 9 décembre 2025

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L'Ours lippu en Inde, un difficile effort de conservation

L’Inde abrite 90% des ours lippus, une espèce fortement menacée. Autrefois victime de la pratique des ours danseurs, l’exploitation de l’Ours lippu a presque entièrement disparu, privant les Kalandars de leur seule source de revenus. Aujourd’hui, le nombre de conflits entre ours et humains explosent en raison de la réduction de l’habitat de l’Ours lippu, fragilisant sa conservation.

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L’Ours lippu, ou Melursus ursinus de son nom scientifique, est présent en Inde, au Sri Lanka, au Népal et au Bhoutan, mais est éteint au Bangladesh. L’Inde abrite environ 90% de la population mondiale de cet ours très caractéristique. L’espèce est cependant considérée comme « Vulnérable » par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (ou UICN) et ses populations sont en constante baisse, malgré les quelques mesures de protection mises en place par le gouvernement indien.

L’Ours lippu tire son nom de son museau caractéristique, disposant notamment d’une longue lèvre inférieure. Il se nourrit selon les saisons de fourmis et termites (il est le seul ours considéré comme myrmécophage) ou de fruits. L’espèce occupe une grande variété d’habitats généralement en dessous de 1500m d’altitude : on le trouve autant dans des forêts tropicales humides ou sèches que dans des savanes, brousses ou prairies.

De nombreuses menaces

Il est difficile d’estimer le nombre d’individus et de suivre les évolutions des populations dans le temps, notamment car les aires d'occupation de l’espèce sont encore mal définies. Cependant, les populations d’Ours lippu ont connu un fort déclin et auraient diminué de 30 à 49% au cours des dernières décennies. Parmi les menaces principales, on compte notamment la dégradation de ses habitats. Ces derniers ont été fragmentés voire entièrement détruits par la surexploitation des produits issues de la forêt (bois, fruits, fourrage, etc.), la mise en place de cultures souvent monospécifiques (teck ou eucalyptus), l’extension des zones agricoles, les activités minières ou industrielles et le développement humain (construction d’habitations, de routes, etc.).

L’Ours lippu est aussi victime du braconnage, bien que L’Ours noir asiatique, aussi présent en Inde, en soit la première victime. La vésicule biliaire des ours est notamment très utilisée en médecine traditionnelle, et certains trophées (canines, griffes, pattes, etc.) sont prélevés. Il reste complexe de savoir si les ours victimes de braconnage ont été directement tués à cet effet, ou bien s’il s’agit plutôt d’ours tués en représailles d’attaques à l’encontre d’humains sur lesquels les trophées sont ensuite prélevées pour être revendus et assurer un revenu supplémentaire aux victimes. Malgré quelques arrestations, l’avenir de ces objets reste incertain. Peu d’efforts sont déployés pour mettre un terme à ce marché illégal, l’Ours lippu ne bénéficiant malheureusement pas de l’aura et des moyens alloués à d’autres espèces vulnérables emblématiques présentes en Inde comme le tigre, l’éléphant ou le rhinocéros.

L’Ours lippu fait tout de même l’objet de protection. Il est par exemple cité dans la première annexe de la CITES, une convention internationale qui a pour objectif de garantir que le commerce mondial des espèces (ou parties et produits qui en sont issus) inscrites dans ses 3 annexes ne nuit pas à la conservation de la biodiversité et repose sur une utilisation durable. Dans cette première annexe figurent des espèces menacées d'extinction ou si rares que tout commerce compromettrait la survie de l'espèce. Il est également inscrit dans la première annexe de l’Indian Wildlife Protection Act de 1972, interdisant sa chasse, la possession ou le transport sans licence de tout ou partie de l’animal. En 2012, un plan d’action national pour la conservation et le bien-être des ours, exposant des mesures que les États indiens doivent mettre en place, a été émis par le Ministère de l’environnement et des forêts. L’Ours lippu est également présent sur au moins 174 des aires protégées du pays (sur les 1000 existantes), au sein desquelles il bénéficie d’une protection plutôt efficace. On estime cependant que de la moitié à 2/3 des populations d’Ours lippu se trouve à l’extérieur de ces aires, où les moyens mis en place pour sa protection sont insuffisants.

L’ensemble de ces mesures, dans l’ensemble plutôt inefficaces faute d’application, ont cependant participé à considérablement réduire l’exploitation de l’Ours lippu comme ours danseur.

Les Kalandars et les ours danseurs

En Inde, la pratique des ours danseurs était l’apanage de la communauté nomade des Kalandars, depuis au moins 400 ans. Devenue une source de revenus essentielle pour ces groupes bien souvent pauvres, cette exploitation pour le moins barbare (elle consiste à percer un trou dans le museau des oursons puis d’y passer une corde, la douleur provoquée lorsque l’on tire dessus fait se lever l’ours et donne l’impression qu’il « danse ») permettait à une seule personne, généralement un homme, de subvenir aux besoins de groupe familiaux atteignant 12 personnes. Les « représentations » avaient d’abord lieu dans des zones rurales, notamment durant les périodes d’affluences des saisons des récoltes. Avec l’augmentation du tourisme en Inde, les Kalandars se sont ensuite rapprochés des grands centres urbains et des voies de circulation.

Avec l’Indian Wildlife Protection Act de 1972, il était requis des Kalandars qu’ils détiennent un permis de détention pour leurs ours. Il devint alors illégal de capturer des ours lippus (les oursons étaient souvent capturés dans la nature et les mères abattues), mais il était encore autorisé d’en détenir et de les faire « danser ». Au milieu des années 1990, on comptait encore environ 1200 ours danseurs. Des ONG de protection de la nature et pour le bien-être animal (comme la Wildlife Trust of India ou la World Society for the Protection of Animals) mirent en place des campagnes pour alerter la population indienne et les touristes. En 1998, un amendement du Prevention of Cruelty to Animals Act de 1960 interdit définitivement la pratique des ours danseurs.

Une aubaine pour les ours, mais on ne peut pas en dire autant pour les Kalandars, pour qui l’unique source de revenus venait d’être interdite, quasiment du jour au lendemain. Bon nombre continuèrent alors illégalement, faute d’options pour des personnes n’ayant pas d’alternative et bien souvent illettrés. Beaucoup, en raison de cet illettrisme, ne pouvaient d’ailleurs pas savoir que la pratique avait été interdite. Les Kalandars devinrent la cible de persécutions par les forces de police et les gardes forestiers et furent souvent victimes de violences lors d’arrestations. Les ours libérés, incapables de survivre dans la nature, étaient pris en charge dans des centres de soins spécialisés. Ainsi, l’ONG Wildlife SOS, fondée en 1995, sauva par exemple plus de 620 ours et mis en place 4 centres, le premier et le plus grand se trouvant dans la ville d’Agra, à quelques kilomètres du Taj Mahal.

Certaines ONG, à l’instar de Wildlife SOS, mirent en place des programmes permettant aux Kalandars auxquels on retirait les ours de se former pour pratiquer d’autres activités rémunératrices et prenaient en charge les frais d’éducation des enfants. D’autres, comme Free the Bears, achetaient les ours aux Kalandars, leur offrant une somme d’argent souvent salvatrice. Ces programmes étaient cependant loin d’être la norme, et les Kalandars restent à ce jour l’un des groupes socio-économiques le plus pauvres d’Inde. Aujourd’hui, ce type d’exploitation n’est plus du tout une menace à la survie de l’Ours lippu. Le dernier ours danseur fut supposément sauvé en 2009, bien que la pratique semble encore exister dans certaines régions rurales, notamment dans les États frontaliers du Népal. Mais avec la réduction de l’habitat de cette espèce, les conflits entre l’Ours lippu et l’Humain ont fortement augmenté.

Les conflits Ours-Humains

En dehors des aires protégées, la surexploitation des ressources forestières et la fragmentation des habitats ont rapproché ours et humains sur toute l’airs de répartition de l’Ours lippu. Ce dernier a une faible tolérance envers les humains et n'hésite pas à attaquer lors de rencontres. Celles-ci se produisent soit lorsque des personnes s’aventurent à l’écart des zones d’habitation à la recherche de ressources ou pour déféquer, soit lorsqu’un ours se risque proche des installations humaines à la recherche de nourriture ou d’eau. Les attaques ont lieu quand la visibilité est limitée et qu’ours et humain se surprennent, et résultent généralement en de graves blessures, voire peuvent entraîner la mort.

Les victimes sont généralement des hommes en dessous du niveau de pauvreté, obligés de se rendre en forêt, très souvent seuls, pour collecter du bois pour se chauffer, ainsi que des fruits, feuilles, fleurs ou graines communément utilisés comme source de revenus et indispensables à leur survie. Certains États indiens (Madhya Pradesh, Uttar Pradesh, Bengale-Occidental ou Goa) ont mis en place des mesures de compensations en cas d’attaque (pouvant atteindre, dans le cas de blessures invalidantes, 75 000 roupies indiennes). Les procédures sont cependant lourdes (il peut être nécessaire de fournir des rapports policiers et médicaux de l’attaque fournis par officiers gouvernementaux), souvent longues et les populations ne sont pas toujours au fait de leur existence.

Ces attaques entraînent une méfiance à l’égard des ours lippus. Les communautés victimes sont farouchement opposées aux initiatives de protection et demandent parfois le déplacement des populations d’ours, voire leur éradication. Elles peuvent également abattre directement les ours en représailles et pour éviter de nouvelles attaques. Plusieurs éléments de réduction des risques sont pourtant recommandés par les spécialistes travaillant sur place, qui bénéficieraient à la fois aux ours et aux populations locales. À court terme, il serait possible d’équiper les communautés d’appareils faisant du bruit pour alerter les ours lorsque les humains se déplacent en forêt. Les équipes des gardes forestiers mais également les populations victimes d’attaques doivent être entraînées à répondre en cas de confrontations, être équipées de kit de premiers secours et la mise en relation avec les autorités pour les procédures de compensation doit être facilitée.

À plus long terme, il serait nécessaire de réduire la dépendance aux forêts de ces communautés, notamment en fournissant des moyens de se chauffer sans bois. Par exemple, le programme gouvernemental Pradhan Mantri Ujjwala Yojana permet aux personnes sous le seuil de pauvreté de se connecter au réseau de gaz GPL gratuitement et pourrait être étendu dans les régions où les attaques sont communes. L’accès à des sanitaires pour éviter de faire ses besoins en extérieur pourrait également réduire les attaques. Le programme Swachh Bharat Abhiyan vise notamment à réduire la défécation en plein air en fournissant des toilettes dans les zones rurales. Enfin, impliquer les populations dans les efforts de conservation de l’Ours lippu à travers des programmes d’éducation permettrait de changer le regard que portent certaines communautés victimes d’attaques sur cet ours encore trop méconnu. Cet effort, bien que nécessaire, ne sera pas suffisant, et la survie de l’Ours lippu dépendra en grande partie de l’amélioration des conditions des vies humaines. Un combat encore loin d’être gagné.

Bibliographie

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Radhakrishna M. 2007. — Civil society’s uncivil acts: Dancing bear and starving Kalandar. Economic and political weekly: 4222–4226

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