Messieurs dames de la LDH,
Bravo et chapeau bas, des communiqués de la plus haute virulence en quelques jours pour défendre la liberté artistique, voilà qui devrait réjouir l’artiste que je suis. Et pourtant je n’ai éprouvé ni joie ni réconfort en vous lisant mais un cocktail assez indigeste de colère, fou rire et consternation.
Exhit B porte bien son nom. Et il faut bien lui reconnaître de nous avoir donné l’occasion de poser sur la table des problèmes non résolus qui pourrissaient sous le tapis.
Avant de passer à table, si je puis dire, permettez-moi de présenter votre convive.
Je suis une femme, métisse, mère, écrivaine, comédienne et réalisatrice. J’ajouterai à cela que je suis gourmande mais qu’avec l’âge, il y a des plats qui ne passent décidément plus.
A la lecture de la pétition contre Exhibit B, ma première réaction fut indignation, colère, raz le bol. Marre que les Noirs soient toujours objets et si rarement sujets. Marre de cette fossilisation dans un statut de victime, de préférence muette, attendant, passive qu’on veuille bien l’extirper du néant où elle croupit.
Marre que lorsqu’enfin présents, et j’insiste sur le enfin, dans des lieux de haute visibilité, ce soit toujours à la marge – de l’humanité, de l’histoire, de la société – anciens esclaves, anciens colonisés, éternels sans papiers, jamais porteurs d’une parole qui leur soit propre et des rêves qu’ils auraient à offrir au monde.
J’ai donc signé parce que je ne pouvais pas laisser faire. J’ai signé pour qu’un débat public ait lieu.
Ça fait trente ans que je l’attends ce débat. Gentiment, sagement, poliment. Depuis un de ces premiers castings où l’on m’asséna un : « Désolé. C’est formidable ce que vous faites et ce rôle est fait pour vous. Mais vous êtes trop typée ». Et quand trente ans plus tard, j’entends ma fille de 13 ans dire en haussant les épaules, au sujet d’Exhibit B, « bah c’est toujours la même histoire » je dis qu’il n’est plus temps d’attendre.
Que s’est-il passé depuis 2005 ? Les experts ont expertisé, ça s’est un peu agité, on a écrit des rapports, et puis tout est rentré proprement dans l’ordre, sous le tapis. Alors oui, désolée, c’est vrai que 20 000 personnes qui ouvrent leur gueule pour demander à un metteur en scène de la fermer, ça fait désordre dans notre belle république des droits de l’homme et de la liberté d’expression. Mais après tout, peut-être qu’ils ont eux aussi le droit de dire aïe quand ça fait 4 générations qu’on leur marche dessus.
Passons au plat principal. Vos propos. Un régal.
Une campagne qui n'est pas seulement de critique négative, mais de désinformation et de manipulation, a lieu à propos du spectacle Exhibit B, ()le collectif contre la pièce a demandé rien moins que l'annulation au TGP (Saint-Denis) et au 104 (Paris), puis l'interdiction au préfet, pour prétendue attente à la dignité humaine.
Ces gens n'ont pas vu le spectacle, pourtant déjà diffusé à trois reprises en France (Avignon, Paris et Poitiers), et adoptent exactement la même attitude que les intégristes catholiques qui avaient demandé l'annulation des spectaclesSu il concetto di deo et Golgota picnic pour blasphème. La LDH avait soutenu ces deux spectacles.
J’aime beaucoup votre « ces gens » que je trouve particulièrement croustillant bien qu’un peu vague quant à la saveur. C’est quoi, ces gens ? Des cinocéphales vociférants totalement étanches à l’art de dénoncer le racisme en le reproduisant ? Qu’est-ce qui entre dans la composition ? Du noir de l’arabe, du blanc, du jaune et beaucoup d’abrutis incultes qui ne savent même pas de quoi ils parlent ? (oups, c’est vrai ils ne parlent pas, ils beuglent).
Figurez-vous que parmi ces gens, il y en a qui ont vu le spectacle (si !) et même qu’ils l’ont trouvé répugnant (si ! si !) et vous savez pourquoi ? Parce que le seul et unique moment dans l’installation où l’on entend des voix, c’est dans un chant sud africain, avec des paroles et tout et tout, sauf que le créateur n’a pas jugé utile de les traduire. Une dame a été profondément choquée par ce fait qui du coup contredisait pour elle toute la « bonne intention » d’ExhibitB. Elle a trouvé cela simplement « méprisant ». Au fait, au cas où ça pourrait vous intéresser, elle est blanche, va souvent au théâtre, et aime beaucoup les spectacles de Roméo Castellucci. Je n’en dirai pas plus parce que je n’en sais pas plus, je l’ai rencontrée à l’issue de la rencontre avec B. Bailey au TGP du 5 novembre. Je ne vous apprendrais rien en vous disant qu’on peut fort bien être informé d’un spectacle sans l’avoir vu, puisque en tout cas en ce qui me concerne, c’est le fait de se renseigner sur le propos, sur le metteur en scène, de le rencontrer, d’aller aux présentations de saison, qui me donne l’envie ou non de voir le dit spectacle.
Autre personne parmi « ces gens », moi. Une métisse donc, franco-éthiopienne.
Cette campagne détestable s'en prend à un spectacle antiraciste pour tenter de le faire passer pour raciste au nom du fait qu'il représente les souffrances subies par les Noirs (esclavage, colonisation, mais aussi expulsions dramatiques) et qu'il est mis en scène par un Blanc.
Hahha ! Nous y voilà ! D’affreux racistes qui sous couvert « d’atteinte à la dignité humaine » s’en prennent à un malheureux metteur en scène qui fait tout ce qu’il peut pour « lutter contre le fléau du racisme ». Et ça juste « au motif qu’il est blanc » !
C'est à la fois scandaleux et serait incompréhensible si derrière cela, il n'y avait un militant blanc (puisqu'on en est là...), se revendiquant anticapitaliste, historien et père (!), manipulant la cause du racisme sans avoir vu le spectacle, et auteur de la pétition à l'origine de la mobilisation.
Là, j’avoue, c’est l’extase. Une bande de crétins pathétiques incapable de se rendre compte qu’ils ne sont que le jouet d’obscurs règlements de compte entre blancs, franchement, Madame est encore trop bonne de nous traiter de « ces gens». A ce stade on n’est même plus con. C’est encore trop intelligent.
Quel bel esprit d’équipe vous faites ! En parlant de ça, vous connaissez le mot de Coluche ? « L’esprit d’équipe ? C’est des mecs, ils ont un esprit, alors ils partagent ».
Au moins dans ce collectif, je peux vous assurer qu’on ne partage pas. On assemble. Des sensibilités, des points de vue et même des dissensions sur l’annulation ou le boycott. Cerise sur le gâteau, y’a même des artistes qui vont au théâtre !
Que ceci soit bien clair, la commune indignation qui nous rassemble n’a rien à voir avec la couleur de peau de ce monsieur. Je suis et blanche et noire, et personnellement ça ne me pose aucun problème. J’aime ma mère sétoise et mon feu père éthiopien. Ni l’esclavage, ni la colonisation ne font partie de mon histoire. L’Ethiopie n’a jamais été colonisée, n’a pas subi la traite, et s’il y a une part de moi qui pourrait être historiquement liée à ces hontes, c’est ma part française.
Alors quoi ? Pourquoi tant de rage contre ce spectacle ? Franchement je n’ai rien contre B Bailey, ce n’est ni le premier ni le dernier artiste pervers de la terre. Je ne me sens pas concernée par son spectacle. C’est son point de vue sur les Noirs, son problème pas le mien. L’affaire pourrait s’arrêter là. Et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé, comme vous en avez justement fait la remarque. Ce qui me pose un sérieux problème en revanche, c’est qu’on vienne m’imposer ce spectacle comme étant fait pour moi, pour la noble cause de l’antiracisme, et plus grave encore, d’imaginer que des jeunes « issus des minorités visibles » parfaitement invisibles sur les plateaux de théâtre, se découvrent pour la première fois dans cette représentation humiliante, partielle et violente de leur histoire.
Les théâtres sont le lieu de construction des représentations poétiques, sociales et des imaginaires. Que dire du fait que des lieux de haute visibilité, comme le TGP et le Centquatre, ouvrent leur scène à Exhibit B, au nom d’un engagement en faveur de la diversité, alors que les créateurs de cette diversité sont absentés de ces mêmes lieux ?
Que dire des lieux culturels du 93, reclus dans un entre-soi monochrome, communautariste, laissant à la porte dix années de politique de diversité ?
Dénoncer le racisme en reproduisant les codes de représentations racistes contribue-t-il à changer la grille des représentations sociales constituées ? Pour qui ? Et au profit de qui ?
Et puis merde à la fin de cette assignation à une place donnée une fois pour toutes ! Comme si les Noirs n’avaient pas d’autre histoire que la couleur de leur peau, une peau jetée comme linceul sur leur présent, comme s’il ne s’était rien passé depuis, que des créations inouïes n’avaient pas jailli de ce passé innommable. Comme si les Noirs n’existaient qu’en fonction du blanc, qu’il n’y avait rien eu avant. Comme s’ils n’étaient pas ici, vivants, créatifs, riches des rêves qu’ils ont à offrir au monde. Comme s’ils n’étaient qu’une Histoire sans histoires. Des histoires de femmes et d’hommes, qui ne saurait se réduire à un catalogue pour tanneurs de peau.
Petite rectification : les représentations ne précèdent pas les crimes elles les justifient. Il n’y a pas eu les zoo humains et puis une bonne petite colonisation derrière. Le projet était déjà là il s’agissait d’assurer le marketing si je puis dire.
Quel est donc le projet d’Exhibit B ? Libérer nos regards des oeillères inconscientes qui le polluent et nous empêchent de voir l’autre pour ce qu’il est : un être humain. Beau projet, a priori. Et pourtant nous sommes nombreux, noirs, blancs, à pois et en tous genres, à le trouver pervers et violent. Pourquoi? Précisément à cause de cette affaire de regard. Qui regarde qui?
Et puis il y a ce principe très étrange, digne d’un gourou manipulateur : “vous souffrez de racisme, venez me voir, grâce à moi, vous que cette société efface, serez vus, regardés. Et non seulement serez-vous regardés mais, haha, c’est vous qui serez les spectateurs de ceux qui vous regardent.”
Sublime. Le racisé regarde le racisant dans les yeux. Bon, comment il regarde le racisé d’en face, d’après mes renseignements c’est beaucoup moins glorieux, pour les uns comme les autres. Cette fois je cite pour de vrai :
“Pour préparer les performeurs à regarder le spectacteur dans les yeux, parfaitement immobile et faire de cela une experience de méditiation, il ne faut pas qu’ils se laissent envahir par des sentiments de colère relatifs à une situation de racisme qu’ils auraient subis, eux ou l’un de leur proche. Je leur dis de localiser le point dans leur corps d’où pourrait monter un sentiment de colère. Se concentrer sur ce point et chasser cette merde de leur corps”.
Exhibit B comme une cérémonie de catharsis, un rituel d’exorcisme de la colère pour les “victimes”, et de la culpabilité pour les oppresseurs. Le genre revivre une situation traumatique pour s’en libérer. Les Noirs se libèrent de la colère et de l’humiliation (je suis exposé comme un objet et alors? Cet objet vous regarde donc il est vivant, et en plus il fait preuve de grandeur d’âme puisqu’il vous pardonne de l’avoir ainsi réduit) et les Blancs de leur culpabilité puisque tout finit bien, tout ça c’était pour de faux, c’était avant, et maintenant avec ces petits portraits des performeurs expliquant combien cette “experience” leur a fait du bien ils peuvent s’en aller contents, la conscience tranquille. Ils ont éprouvé de la peine, de la honte, peut-être même de l’indignation, donc ils ne participent pas à cette horreur, ils n’en sont pas complices et ils sont assurés d’être pardonnés. Les crimes de leurs ancêtres? Effacés, annulés grâce à ce regard vidé de tout sentiment de révolte et de souffrance. Les ancêtres peuvent reposer en paix dans leurs cadres dorés. Ouf. Quant aux ancêtres de ces Noirs… Eux aussi, annihilés, calmés, définitivement matés dans ce regard compassionnel.
S’il y eut quelques mouvements d’humeur, des vélléités de révolte, pire, des résistants, B. Bailey, en grand ordonnateur, les efface irrévoquablement d’un trait de gomme. Le Noir est une victime point. Faut quand même pas déconner ! Si les Noirs se mettent à se révolter il fait comment pour leur rendre leur dignité dans les chaînes?
La conséquence est double. Dans cette affaire comme dans toute affaire humaine il y a plusieurs intervenants, hors le fait d’effacer toute trace d’hérésie à l’ordre colonial blanc affecte aussi bien les Noirs que les Blancs. Enfermer les Noirs dans un rôle de victime, enferme du même coup les Blancs dans le rôle de l’oppresseur.
Et moi qui croyais que le rôle de l’art était justement d’ouvrir des possibles. D’initier d’autres point de vues. L’esthétisation de l’abomination, très réussie certes, moi et quelques milliers d’autres, on trouve ça pervers. Faut croire qu’on est trop cons pour apprécier le sado masochisme. Avec des poupées de cire, et lui au milieu, ça ne m’aurait pas dérangée. Chacun ses goûts. Sauf que là, Bailey ne manipule pas des choses. Ce sont des vies.
La violence d’Exhibit B, plus que ce qu’il y a dans le cadre, c’est le cadre lui-même. Ne croyez-vous pas qu’il serait temps d’arrêter de s’encadrer les uns les autres ? Très très vieux jeu, tout ça. Ça fait un bon moment pourtant qu’on s’autorise à colorier en dépassant dans l’art contemporain. B Bailey devrait en profiter pour faire un tour au Grand Palais voir l’exposition “Haiti, deux siècles de création artistique”. Ah ben tiens, des ex esclaves justement, qui s’en sont finalement pas si mal sortis. Créativement j’entends…
Tout se passe dans cet Exhibit B comme si ce cadre était posé une fois pour toutes et qu’il n’y avait aucun moyen d’en sortir. Bailey ne change pas de point vue, il se contente de magnifier du préréchauffé. Si vous êtes aujourd’hui traités comme l’êtes, semble-t-il dire à ces pauvres Noirs si dignes dans leur souffrance, ça vient de cet encadrement. Je vais donc vous donner à voir ce qu’il y a à la racine de nos representations pour que nous tous puissions en prendre conscience. “La conscience porte la graine du changement.” Wouah! Trop fort. Heureusement cela dit qu’il y en a pas mal qui ont l’info avant, en Afrique du Sud, notamment.
Et puis il y a les cas désespérés, comme nous, Collectif contre Exhit B qui décidément n’avons rien compris à rien. Et pire, dont certains élements ont même osé dire à cet immense, saint, sublime artiste : “fais chier, si c’est pour m’expliquer pourquoi on me regarde comme une merde, merci beaucoup ça je le sais. Et s’il y en a qui ne le savent pas ils n’ont qu’à se renseigner, ce ne sont pas les livres qui manquent.”
Et là ça coince. Et c’est là qu’il y a double violence. Celle du silence des victimes et de la mise sous silence des réactions de ceux dont elle parle. Parce qu’il semble bien que justement, cette réaction là, ni Bailey ni ceux qui l’ont programmé, ni les défenseurs des droits humains, ne veuillent l’entendre. Ne supportaitent-ils donc pas que les Noirs parlent pour et par eux-mêmes?
Bien sûr que vouloir annuler un spectacle est violent. Et croyez moi, ça ne me plaît pas. Mais ce qui est encore plus violent pour moi, c’est qu’il faille en passer par là pour être entendu. Que ça suffit, cette parole confisquée, ces autres points de vue empêchés. Et puisqu’il s’agit de théâtre, des dramaturges de la diversité, des metteurs en scène, des acteurs et actrices qui sont de grands artistes il y en a. Alors faut-il attendre qu’ils soient morts, ou qu’il passent par la case visa pour qu’ils soient acceptés chez eux, c’est-à-dire ici, en France?
Si un spectacle de théâtre, dont la diffusion est infiniment plus modeste, ne peut, à lui seul, résoudre la question aussi cruciale du racisme, il est non seulement légitime qu’une œuvre, à sa manière, et avec toute la subjectivité de l’artiste, puisse s’adresser aux spectateurs sans que personne ne s’immisce entre les deux pour juger en lieu et place du public, mais nécessaire quand elle illustre, fût-elle d’une manière crue et dérangeante, les dangers des clichés les plus éculés du racisme.
Et nous là dedans, on est où ? Ne faisons-nous pas partie de ce public ? « Ceux qui jugent en lieu et place du public », ne seraient-ils pas à chercher du côté des producteurs, directeurs de chaines télé et directeurs de théâtre. Regardez bien leur programmation et les affiches de cinéma et osez venir nous dire qu’elle reflète la société française. Osez venir me dire que vous défendez la liberté d’expression. Osez venir parler à tous les empêchés de l’espace culturel de censure. Qui censure ici ? Qui en a vraiment le pouvoir ?
En fin de compte, le problème que pose Exhibit B, bien plus que celui d’un système de représentations, ne serait-il pas celui de cette « croyance fondamentale », dont parle Edouard Glissant ?:
“ Quand les mêmes communautés occidentales ont colonisé le monde, le roman est devenu peu à peu et inconsciemment l’art de ceux qui, ayant conquis le monde, ont le droit de le dire. L’art de ceux qui, ayant fait la conquête du monde, ont le droit de faire la conquête du récit du monde. la croyance qu’on peut dire l’histoire, le monde, qu’on est les seuls à pouvoir le dire parce qu’on est les seuls à le contrôler. C’est la croyance fondamentale.” (L’imaginaire des langues)
Alors oui. Ouvrons-le ce débat.
Dans un théâtre.
Portes grandes ouvertes.
Myriam Tadessé. 22/11/14