Aujourd’hui, lundi 16 octobre 2023, je suis rentré chez moi. J’aurais dû trouver la force d’aller faire cours et de rendre hommage au collègue assassiné vendredi mais je n’ai pas pu rester.
Pourtant j’étais là, je suis venu, à 8h. J’ai assisté en direct à une réunion plénière qui devait servir de « cadrage » à cette journée d’hommage. Très vite, on nous détaille par le menu les dispositions de sécurité. Pour rassurer. On se veut fermes et déterminés. Sans toujours qu’on sache vraiment comment appliquer le contrôle visuel des sacs ou le filtrage à l’entrée. « Il faut faire une réunion spéciale », entend-on, du côté des agents. « Difficile, on a rendez-vous avec la comptable à 10h30 », répond le chef d’établissement.
Visiblement, tout le monde n’est pas branché sur la même horloge des priorités. On entend murmurer au sujet de ces mesures : « ce n’est pas ça qui empêchera un terroriste de rentrer ». On comprend, il s’agit de faire semblant qu’on est sur nos gardes. Il faut bien montrer qu’on fait quelque chose.
Puis vient le moment où on parle de la fameuse minute de silence à 14h. A 14h, tout doit s’arrêter. Pendant une minute. Et l’institution nous annonce qu’elle fera preuve de la plus grande fermeté et que des sanctions seront prises pour tous les manquements. Sans toutefois que ces dites sanctions soient précisées. On insiste d’abord sur le punitif : les élèves sont des méchants musulmans qui vont forcément faire du grabuge. Et tout cela dans le contexte d’un conflit israélo-palestinien qui ne fait que renforcer la suspicion. Tous les musulmans sont bien sûr antisémites et terroristes en puissance, il faudra donc faire encore plus attention.
Les premières questions fusent : « mais comment faire cette minute à 14h si les élèves arrivent à 13h50 et qu’ils sont en retard à cause du contrôle des sacs ? ». Silence gêné. On ne peut quand même pas ne pas contrôler les sacs. Ne peut-on pas décaler la minute de silence ? Peut-être, « c’est l’esprit de l’hommage qu’il faut conserver pas l’horaire », concède M. le proviseur sans indiquer précisément l'horaire. Puis une autre question : « y a-t-il un texte à lire aux élèves ? ». Non, aucun. Seulement de vagues consignes qui servent de cadrage. On apprend alors qu’on doit nous-même rédiger le texte d’hommage national. Il est déjà 9h. A 10h, on reprend les cours. On annonce une mise en commun à 10h30. 30 minutes pour écrire un hommage à un collègue disparu, c’est tout de même très long.
Des collègues se demandent : « Mais que fait-on à 10h ? ». Cours évidemment. Mais comment ?
La direction rappelle, suivant les consignes du ministère, que la minute de silence doit être préparée et qu’il faut un temps d’échange avec les élèves. On ne sait pas, on ne sait rien mais on doit improviser quelque chose, préparer quelque chose et on a 30 minutes pour le faire. On ne peut tout de même pas faire cours comme si de rien n’était. Le temps passe, et dans ces conditions d’impréparation, personne n’a le temps de partager ni sa tristesse, ni ses émotions. L’école ne peut tout de même pas s’arrêter. Ce matin, je reste donc seul face à mes sentiments.
Dans mon esprit déjà embrumé par la tristesse et la fatigue d’une nuit courte et inquiète, je vois rouge et c’est maintenant de la colère que je ressens. J’essaie de faire le point en moi pour savoir d’où vient ce bouillonnement quand, soudain, la source devient évidente. C’était déjà comme ça pour Samuel Paty. Trois ans auparavant. Le terrorisme frappe à nouveau le corps enseignant, et trois ans après l’institution reproduit les mêmes travers. Il faut fonctionner, comme un corps, mais sans âme, plutôt comme une machine. Après tout nous sommes des fonctionnaires. « Cette fois, pourrait-on m’objecter, nous avons eu deux heures banalisées ».
Sans relever le cynisme d’une telle expression (le temps de recueillement et de préparation à un hommage pour un collègue victime du terrorisme est-il banal ? Mais je suis prof de philo, je m’égare), on peut quand même se dire que c’est peu court.
C’est donc de la colère que je ressens aujourd’hui et non pas de la peur. La peur, c’est ce que veulent que les terroristes. C’est dit dans le mot lui-même. J'ai peur parfois mais je n’y céderai pas, jamais. J’ai bien fait quelques cauchemars, comme tout le monde. Une intrusion armée dans le lycée et tout le monde meurt, quoique je fasse, et la situation se répète indéfiniment jusqu’à ce que je me réveille. Mais la peur, on la surmonte collectivement. Aussi parce qu'on s'accroche au sens de notre métier.
Non c’est bien de la colère que je ressens, face à une institution infoutue de préparer un hommage digne de ce nom, pour un collègue qui paie de sa vie son métier. En colère, parce que depuis des années, les gouvernements successifs s’échinent à détruire de leur mieux le service public et l’école, et à instaurer un climat de défiance vis-à-vis du corps professoral. Les gens détestent les profs et certains décident même de les tuer. Mais personne ne se demande pourquoi. Et l'institution brille par son silence, ou en faisant semblant de faire des hommages. C’est peut-être aussi parce qu’elle fait tout pour que l’on ne puisse pas exercer notre métier dignement et qu’elle contribue elle-même à ce ressentiment. J’ai été naïf de croire qu’on pouvait en attendre quelque chose, même dans une situation aussi dramatique. L’école ne tient que parce que les enseignants la porte corps et âme sur leurs épaules, fut-ce au péril de leur vie.
Il faudra donc continuer, parce qu’on a le métier chevillé au corps et la passion de transmettre. Parce qu’on a le plaisir de voir grandir cette lueur de curiosité dans les yeux des élèves. Parce qu’on doit tout faire pour lutter contre l’obscurantisme et toutes les formes de domination et d’aliénation.
Mais aujourd’hui, je suis triste et en colère. Je rentre chez moi parce que l’institution n’est pas là et je n'ai pas la force de faire cours dans ces conditions.