Les yeux qui brillent, la mine éblouie, c'est visiblement un orgasme intellectuel qu'eut Natacha Polony suite à l'assertion de Régis Debray : " la nostalgie est le sentiment le plus révolutionnaire qui soit. Toutes les révolutions ont été faites au nom d'un passé à retrouver, à restaurer. C'est une constante ". (voir l'extrait à partir de 7:00 : https://www.youtube.com/watch?v=QjR4j6vMzmk ).
Nul doute que, dans l’imaginaire social, — de même que dans les milieux universitaire et académique — Friedrich Nietzsche et Jean-Jacques Rousseau soient deux philosophes aux positions philosophiques, idéologiques et sociétales, clairement divergentes. Cela est — et ce serait aberrant de prétendre l’inverse — incontestablement fondé : des Considérations inactuelles jusqu’à L’Antéchrist, en passant par Aurore, Le Gai Savoir ou encore Crépuscule des idoles, très rares sont les publications du philosophe allemand dans lesquelles il ne s’est pas livré à une remise en question radicale, — tantôt sur le ton narquois qu’il maîtrise tant, tantôt sur un registre expressément plus virulent — de son homologue français. Reste que, tout n’opposait pas les deux philosophes. Dirais-je même que les deux philosophes convergent — sans que cela ne soit jamais précisé ni par le philosophe allemand ni par les spécialistes des deux penseurs — sur une des questions les plus essentielles du point de vue politico-philosophique : le rapport de l’individu, de la civilisation dans une large mesure, au passé, à l’histoire.
Cependant, de quoi l'invocation de la citation de Régis Debray voudrait-elle être la démonstration ? La thèse évoquée ci-dessus de l'auteur de Civilisation semble cristalliser succinctement ce point de convergence entre les deux penseurs. A travers ce billet nous nous efforcerons de l’étayer en profondeur.
L'histoire monumentale : la réconciliatrice des deux irréconciliables
« Le passé doit être oublié, si l’on ne veut pas qu’il devienne le fossoyeur du présent» : Si Friederich Nietzsche entame la deuxième partie des Considérations inactuelles en vantant les apports, en matière de bonheur durable et constant, de la faculté d’oublier et de l’importance pour l’homme de se doter de, ce qu’il appelle, une enveloppe de non-histroricité, — il argue principalement l’exemple de l'animal, en tant qu’espèce qui jouit d’un bonheur continuel grâce à sa faculté d’oublier, ayant cette capacité de se fondre dans l’instant t, c’est-à-dire de conjuguer parfaitement le binôme espace-temps — il ne tarde pas pour autant à défendre que «la vie a besoin du service de l’histoire». De ce constat, le philosophe allemand décline trois angles distincts pour appréhender l’histoire :
- L’histoire monumentale : elle intéresse l’individu « dans la mesure où il agit et poursuit un but».
- L’histoire traditionaliste : elle intéresse l’individu « dans la mesure où il conserve et vénère ce qui a été».
- L’histoire critique : elle intéresse l’individu « dans la mesure où il souffre et a besoin de délivrance».
Mettons de côté les deux derniers pour s'attarder sur le premier : l''histoire monumentale. Il serait nécessaire, du point de vue de l'honnêteté intellectuelle, de souligner que Nietzsche a relevé les effets néfastes des trois aspects de l'histoire, et, de ce point de vue, a manifesté un rapport critique vis-à-vis de l'ensemble de l'histoire. Néanmoins, il ne dissimule point son inclination, son ivresse — au sens nitzschéen du terme (1) —, vis-à-vis de l'histoire monumentale. En tant que philosophe profondément attaché à certaines qualités faisant partie de ce qu'on pourrait qualifier des vertus antiques, à savoir la maîtrise des arts guerriers, le sport, la puissance du corps ou encore la bonne santé physique, bref, tout ce qui concerne les aspects concrets de la vie et l'action directe — « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espoirs supraterrestres ! » mettait-il dans la bouche de Zarathoustra —, Nietzsche argue, en parlant de l'histoire monumentale que « l'homme d'action interrompt un instant sa course et reprend haleine dans la contemplation du passé ». Et de poursuivre « or, le but de cette course est un bonheur quelconque, peut-être pas le sien propre, souvent celui d'un peuple ou de l'humanité entière ».
De cette perspective, Jean-Jacques Rousseau semble avoir explicité et adopté, cela va sans dire, antérieurement aux positions défendues par le philosophe allemand, l'approche nitzschéenne de l'histoire qui a la plus grande utilité pour l'être humain, à savoir l'histoire monumentale.
Dans Le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau a exprimé toute sa répulsion vis-à-vis des mœurs de son époque. A la question, posée par l'Académie de Dijon, de savoir "si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs", le philosophe français a pointé du doigt les perversions sociales et les cants sociétaux de son époque dont les arts et les sciences sont responsables - je me dispenserai de démontrer en quoi c'est le cas afin d'éviter une digression qui ne touche point au sujet.
Comme remède à ce constat, l'auteur des Confessions a puisé ses références dans les grandes civilisations révolues. Commençant d'abord son argumentaire anaphoriquement, ("Voyez l'Egypt […]Voyez la Grèce" ) , Rousseau invoque tout au long de son Discours tout ce qu'il y a de louable, de vertueux, aussi bien chez des peuples, d'une époque lointaine (les Romains, les Perses, les Scythes, les Germains, etc.), que chez des personnages ( Sésostris, Caton, Fabricius, etc.).
Cependant, pourrait-on m'objecter — à juste titre d'ailleurs — que l'argumentaire rousseauiste est plutôt assimilable à l'histoire traditionnaliste — celle où le sujet "conserve et vénère ce qui a été" — qu'à l'histoire monumentale. Bien que la réponse qui anéantira cette objection se trouve dans ce Discours même, il serait encore plus tranchant d'en donner une autre, encore plus explicite. Michel Clouscard, dans critique du libéralisme libertaire, a synthétisé la dialectique rousseauiste. Il fait remarquer que le philosophe français, de même que Karl Marx, a une position cohérente tout au long de son œuvre en ce qui concerne le regard vers le passé et la projection vers l'avenir. Il souligne dans ce sens que, selon ces deux philosophes, "il faut reconstituer le sens de l'histoire et le suivre jusqu'au bout. Deux terribles écueils à éviter : la restauration, donc le retour en arrière ou le pourrissement de l'histoire, l'éternel entre-deux, lequel est par définition l'état de malheur. Il faut aller jusqu'au bout du progrès pour retrouver ce qui était déjà dans l'état de nature". Pour revenir à la thèse de base, ceci rejoint exactement la conception nitzschéenne : " que les grand moments de la lutte des individus forment une chaîne continue, qu'ils dessinent à travers les millénaires une ligne de crête de l'humanité, que le sommet de tel instant depuis longtemps révolu reste à mes yeux encore vivant, grand et lumineux".
Pour finir, j'insisterai sur le fait qu'une certaine lecture romanesque d'ouvrages historiques, de même qu'une attitude d'imitation aveugle de tel personnage téméraire ou de tel autre ascétique, pourrait faire sombrer les esprits les plus brillants dans les bassesses les plus ignominieuses. En appréhendant quelconque épisode ou personnage historique, il serait prudent et existentiellement utile de, comme le disait le plus subtil des philosophes, Friedrich Nietzche, atténuer "la diversité des mobiles et des circonstances, pour donner une image monumentale, c’est-à-dire exemplaire et digne d'imitation ".
(1) : Par ivresse, Nietzsche entend la condition physiologique préalable à tout acte et vision artistique mais également comme "sentiment d'intensification de force et de plénitude".