" Je ne vois pas pourquoi donc ceux qui sont dissidents, et qui sont déjà marginalisés dans les grands médias, devraient en plus faire l'objet d'une course à obstacles. Ils ont déjà, nous avons déjà, des millions d'heures de retard. Quand nous les aurons rattrapées, on pourra débattre à armes égales. En attendant ce jour, le débat ce serait un simulacre de démocratie". Ce sont ces mots prononcés par Serge Halimi qui m'ont inspirés l'idée d'écrire cet article. Ce sont ces mots mêmes qui rendent compte le plus fidèlement possible de l'état actuel des débats d'opinions dans les médias, plus spécifiquement à la télévision. Par le biais de cet article, je m'efforcerai d'éclaircir quelques difficultés auxquelles sont confrontés les dissidents de la "pensée unique", qui fait loi dans notre paysage médiatique, et qui osent encore aller défendre leurs idées sur un plateau de télévision.
Egalité stricte du temps de parole, pluralité des points de vue, respect des règles du débat démocratique, etc. Combien nous-a-t-on seriné ces formules séduisantes au cours de n'importe quel débat ou interview politique ? Et pourtant, les chiens de garde de la "pensée unique" mettent tout en oeuvre pour filtrer leurs invités et si, pour des raisons exceptionnelles, ils se retrouvent face à un invité dont les positions politiques ou idéologiques leur déplaisent, ils mettent tout en oeuvre pour le déstabiliser et le décrédibiliser à nos yeux.
Il est des idées quasi impossible à argumenter sur un plateau télévisé jusqu'au degré de les rendre limpides pour les téléspectateurs. Non pas parce qu'elles nécessitent quelconques prolégomènes ou qu'elles découlent de je ne sais quelle science ésotérique, mais tout simplement parce qu'elles sont marginalisées dans le débat public par les détenteurs des clés d'accès aux grands médias et qu'elles vont dans le sens inverse de leurs intérêts personnels. Je ne citerai pas ici les multiples exemples des situations où un invité dissident a dû subir les roueries des présentateurs de ces émissions - toujours avec leur petit sourire frais enrobant l'arrogance envers cette catégorie d'invités - mais j'illustrerai mon propos par un exemple que j'ai forgé personnellement.
Supposons que dans notre exemple nous avons trois invités sur un plateau de télévision : A, B et C. Chacun défend des positions différentes. Admettons maintenant que ce débat eût eu lieu à la fin du mois d'avril dernier, c'est à dire un mois après la présentation du projet de loi du nouveau code du travail par la Ministre El Khomri, et, allant de soi, un mois de débats dans tous les médias, audiovisuels et autres, autour de cette question.
D'un côté, A est très favorable à ce projet de loi. Il est par "principe" contre la semaine des 35 heures.Il est également pour la flexibilité du travail au sein de l'entreprise. Mais au-delà de toutes ces positions, sa principale "conviction" est le bien-fondé du changement principal qu'apporte la Loi El Khomri, à savoir l'inversion de la "hiérarchie des normes" - il s'agit d'une mesure qui permet à chaque entreprise de fixer ses propres règles y compris celle concernant la durée du travail sur la base du fameux "dialogue social" entre patrons et travailleurs, comme si les premiers s'abassairaient jusqu'à se mettre autour de la même table avec les deuxièmes au péril de tacher leurs élégants petits cols blancs; il suffit par ailleurs de consulter cette vidéo pour se faire une idée sur l'indifférence cruelle des responsables d'une entreprise, en l'occurence Air France, face à une salariée, lors de l'annonce du plan de licenciements d'environ 3000 salariés en 2015.
A n'hésite pas également, quand il est à défaut d'"arguments", à vociférer le sacré aphorisme libéral "travailler plus pour gagner plus". Vous l'avez bien compris, A est l'archétype chouchou de la classe dominante cupide. Il est dans l'air du temps, il défend tous les principes forgés à Bercy pour être considéré comme démocrate , réformateur et progressiste. Bref, A est un homme moderne, sophistiqué et très cool.
Face à lui, B, de sensibilité timidement keynésienne, c'est à dire pour que l'Etat intervienne dans le circuit économique lorsque l'activité s'essouffle, rejette une grande partie des articles de ce projet de loi. Il est contre le cadeau de la facilité du licenciement offert par la loi aux chefs d'entreprise. Mais malgré ces positions, il reste courtois, affable à l'égard de A, indifférent face à ses sophismes et se soumettant aux règles transcendantes de la bienséance politique qu'imposent les présentateurs. Il dit "non" au projet de loi El Khomri, mais son "non" est circonspect, pusillanime et a tout à envier au "non" camusien de L'Homme révolté.
Imaginanons maintenant une personne C, de sensibilité marxiste - oui je sais que le mot est salement connoté dans notre imaginaire, il renvoie au totalitarisme, aux goulags staliniens ainsi qu'à toute l'idéologie inculquée à travers les manuels scolaires et que reprennent les médias - et s'inspirant des idées de l'école de pensée des économistes hétérodoxes contemporains, s'efforce dans ce débat de sortir de la binarité du pour et du contre vis-à-vis des mesures d'El Khomri, et propose plutôt une autre voie de réflexion. Il essaye d'expliquer que leur sacro-sainte croissance économique ne rime pas forcèment avec prospérité, et que par conséquent, la décroissance économique est bien capable de reconstruire "une société écologiquement soutenable et socialement juste" comme le défend Serge Latouche. Que leur stupide précepte "on vie plus, donc il faut travailler plus longtemps" est un leurre parce que si l'espérence de vie a bel et bien augmenté pendant les dernières décennies, l'espérence de vie en bonne santé ne cesse de se rétrécir depuis dix ans.
Au lancement du débat, le présentateur précise crânement la répartition stricte du temps de parole entre les trois invités. Mais, et c'est par là qu'on touche le noeud de la problématique, les positions de A ont déjà été défendues avant cette émission pendant des centaines d'heures par ses confrères néolibéraux. Que ce soit dans la presse, à la radio, à la télévision ou encore sur les chaînes youtube, ses idées ont été formulées et recyclées sous plusieurs formes et par plusieurs "experts" avec différentes étiquettes : économistes, philosophes, éditorialistes de renom ou encore professeurs - souvent sont choisis ceux diplomés d'une université américaine afin de répondre à l'avidité pour le snobisme américain, hégémonique dans notre société depuis la fin de la Grande Guerre et qui s'est accentué depuis la chute du Mur de Berlin. Ainsi, un téléspectateur face à son poste de télévision a vraisemblablement consulté d'autres médias durant cette pédiode avant de regarder l'émission dont il est question dans notre exemple. Face au petit écran, le téléspectateur a déjà avalé tout le catéchisme des néolibéraux orthodoxes pendant toute la période des débats autour de cette loi.
Les positions de B, quant à elles, ne sont certes pas tout à fait conformes à la vision hystériquement néolibérale de la société mais ,avec les quelques divergences avec A, servent de caution de pluralisme pour les journalistes. Cette situation les dispensent ainsi d'inviter des économistes authentiquement hétérodoxes. C'est à dire ceux qui récusent la primauté de la croissance économique sur le bien-être individuel, le capitalisme sur une plus juste répartition des richesses, les graphiques et les chiffres sur l'humain.
Dans une époque où la formule de Paul Nizan " quiconque veut penser aujourd'hui humainement pensera dangereusement : car toute pensée humaine met en cause l'ordre tout entier qui pèse sur nos vies" est d'actualité plus que jamais, ce sont les défenseurs de ces positions, dont fait partie C de notre exemple, qui sont aujourd'hui marginalisés dans le débat public. Par conséquent, l'argumentation qu'ils essayent de développer dans ces circonstances a de fortes chances d'aboutir à l'effet inverse de ce qu'ils souhaitent. Ainsi, à la fin de l'émission, ses idées qui étaient au départ "non-reçues", c'est à dire dont le récepteur n'a quasi jamais entendu parler d'elles dans les médias et dont il se méfie naturellement tout en attendant de recevoir une argumentation intelligible, seront encore plus sibyllines pour lui qu'elles ne l'étaient à son début.
C'est pour ces raisons que les dissidents dont parle Serge Halimi ont choisi, depuis quelques années déjà, de limiter considérablement leurs présences dans les plateaux télévisés si ce n'est chez quelques journalistes dignes de ce métier, ceux qui nous permettent encore d'y reposer nos idéaux de justice, de dignité et de liberté.
Face à cette argumentaire, on pourrait facilement me faire l'objection selon laquelle je réduis les capacités intellectuels et critiques des récepteurs et que je les considère facilement influençables. A ces gens là, je rétorque qu'il suffit de voir les milliards d'euros et les moyens déployés ( tv, presse, radio, instituts de sondages, maisons d'éditions, industrie cinématographique ) pour forger une doxa dure pour se rendre compte qu'aujourd'hui le peuple fait preuve d'une grande classe et résistance intellectuelle face à la tyrannie de la vulgate néolibérale véhiculée par LEURS médias.